"Premières heures au paradis", de Hafid Aggoune
Premières heures au paradis, troisième roman d'Hafid Aggoune sorti en 2008, s'inscrit dans le sillage du précédent, Quelle nuit sommes-nous ?, son héros narrateur semblant même par certains côtés une sorte de réincarnation de Samuel Tristan voguant vers un nouveau destin. Il nous conte également une histoire de désarroi et de renaissance portée par l'élan vital libérateur d'une fugue durant laquelle le héros endosse d'autres identités réelles ou fictives, présentes ou passées.
Cantonné à des emplois alimentaires dans des films publicitaires, Théophile Cannan rêve d'être un véritable acteur de cinéma tandis que sa femme, Lucille Eden, se voit au fil de ses romans reconnaître comme écrivain. Né à trente ans du miracle de leur rencontre le jour-même de la mort de son grand-père, il est cinq ans après de nouveau plongé dans les ténèbres et chassé du jardin des délices quand il apprend qu'elle attend un enfant. Le choc de cette paternité future à laquelle il n'est pas prêt provoque chez lui la panique de voir aliéner sa liberté et empêcher ses désirs si forts pour le monde, celle de mourir comme ce grand-père sans avoir rien fait de sa vie. La peur aussi de ne pas être à la hauteur de cette femme aimée, de la réussite de sa trajectoire.
Incapable d'exprimer à Lucille cette souffrance puisant loin dans son passé, de lui «ouvrir son coeur sur [son] histoire», il la quitte brusquement sans un mot d'explication. Une fuite pour «ressusciter l'enfant mort» en lui, pour retrouver l'innocence qui "aide à voir, à comprendre, à aimer" (1) et renaître au monde.
1) cf l'épigraphe de Edmond Jabès, Cela a eu lieu :
----« Garde ton innocence.
Elle t'aidera à voir, à comprendre, à aimer.
Toute création n'est-elle pas le téméraire
défi d'un instant ébloui,
à la morne durée du néant ? ».
Au plus profond de son désespoir se produira alors un nouveau miracle : il est contacté par ce grand réalisateur tant admiré qui, l'ayant vu dans un spot publicitaire, a deviné la richesse de son monde intérieur. David Lynch veut lui donner le rôle principal de son prochain film, Premières heures au paradis, celui de Joseph Kelso, un soldat revenu mutique d'Irak sauvé par sa rencontre avec une toile de Francis Bacon. S'envolant pour Rio, Théophile le bien nommé rejoindra au Brésil et à Los Angeles cette figure quasiment christique, commençant à tourner son film en Mélanaisie dans l'île de la Pentecôte où il effectuera un rite initiatique décisif. Et grâce à ce second père qui lit en lui comme dans un livre, il deviendra enfin à trente-cinq ans un homme capable d'affronter ses démons et de risquer l'inconnu, un homme aimant vivre face à tous les possibles à venir :
«Au bord des vagues, s'ouvrent à moi les portes de mes vies à venir et se ferment celles de tous mes morts.»
On apprécie le subtil brouillage entre le réel et l'imaginaire de cette fugue très "lynchienne" dont la durée correspond à celle d'une gestation. Et comme il n'est pas besoin de faire face au Pacifique pour sonder les abîmes de son propre océan et apprendre à nager à contre-courant, on pourrait y voir le voyage intérieur d'un héros s'inventant, s'imaginant une histoire tout en côtoyant une femme avec laquelle il n'arrive plus à communiquer. Une mise en suspens de sa vie par le rêve mais aussi par l'écriture, même si cette dernière ne se matérialise pas sur une page, un peu comme Joseph Kelso se délivre en faisant des gestes «à la manière d'un peintre qui tracerait dans l'air des lignes imaginaires». Une fuite salvatrice qui permettra au héros de grandir et de retrouver le paradis...
L'auteur a habilement balisé cette histoire de signes et de traces, mêlant des bribes de la réalité de la vie de son héros à ses rêveries nourries des films (2) du célèbre réalisateur, de tous ses chocs émotionnels provoqués par la musique et la peinture ou par la découverte de livres marquants (3). Une histoire se déroulant dans des lieux mythiques enrichissant le texte de significations symboliques, tout comme tous ces nombres récurrents (4) qui le jalonnent et les noms des principaux protagonistes.
2) Outre l'influence de Bacon sur David Lynch dans EraserHead reprise dans le film Premières heures au paradis, la dissociation identitaire du personnage de Lost Highway, partagé entre la réalité de sa vie et sa vie rêvée autour de bribes de réel, semble reprise chez le héros d'Hafid Aggoune
3) Dans Le coeur est un chasseur solitaire de Carson Mac Cullers, par exemple, tous se confient à un sourd-muet, enfermé dans son mutisme comme le héros du film de Lynch que doit jouer Théophile Cannan ...
4)«Trente cinq, trente plus cinq», notamment ... : le 30 est le nombre de l'équilibre parfait de l'organisation cosmique, le 5 celui de la créature vivante, de la mobilité... Sidartha Gautama, chef spirituel qui donnera naissance au Bouddhisme atteint l'Illumination à 35 ans ...
Ce récit intense et merveilleux abolissant l'espace et le temps laisse place à une réflexion du héros sur le monde dans lequel il vit, régulièrement ponctuée de maximes. Il est aussi une lettre adressée par le narrateur à Lucille, une magnifique déclaration d'amour à sa femme et à la vie : «un hymne à l'existence, une ode célébrant l'harmonie possible entre deux êtres, l'expression désarmante et nue d'une âme plus riche que ses dehors quotidiens». Et les mots du héros «pénètrent mieux [sa compagne] que [son] sexe n'avait su le faire». La fréquence du "tu" dans ce roman-lettre à la première personne ne semble pas ainsi seulement correspondre à une adresse, elle est également glissement empathique du "je" dans le "tu", pénétration de la femme aimée.
Et au travers de cette femme écrivain et grande lectrice, dont l'écriture coule dans les veines, le héros narrateur semble définir avec enthousiasme ce que représente pour l'auteur la création littéraire. Une conception de l'écriture aux accents assez pessoens.
Hafid Aggoune orchestre ainsi savamment plusieurs niveaux de lectures multipliant les résonances et le lecteur découvre cette histoire «comme on traverse un rêve où le réveil est toujours possible au coeur d'un autre rêve». Sa langue poétique, sensuelle et visuelle, d'une grande simplicité et pureté excelle à traduire la richesse du monde intérieur, faisant toujours surgir la lumière des ténèbres. Et dans cette dialectique vitale, Premières heures au paradis résonne comme un adieu aux «spectres de la mélancolie» qui célèbre l'amour et l'espoir.
(Article publié sur Le Salon littéraire le 09/06/14)
Premières heures au paradis, Hafid Aggoune, Denoël, 2008, 175 p., 15 €
A propos de l'auteur :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Hafid_Aggoune
EXTRAITS :
PREMIERE PARTIE
p.14/15
(...)
Notre histoire était aussi parfaite que cette journée particulière où je te quittai, et comme tu l'apprendras ici, en quelques mois ma vie a changé à un point que personne ne peut imaginer.
Ce beau jour ce mai, j'ai ouvert la porte et je suis parti sous un ciel bleu. Les ténèbres envahissaient mon crâne.
Des jours de silence ont suivi, un long purgatoire vers l'oubli, l'attente d'une délivrance définitive.
Je ne savais pas si tu allais me comprendre, m'attendre, garder précieusement ce qui commençait de naitre en toi. Je ne pensais qu'à mes pas m'éloignant de toi, de l'avenir, de nous. Je voulais le vide, être seul avec le monde, disparaïtre.
L'écriture et la vie que tu portais tiendraient ton coeur hors d'atteinte du désespoir. De cela, j'étais sûr.
Dès mon départ, je suis resté des heures à contempler le ciel sombre qui se déchirait à l'intérieur, des heures à tout me repasser, à l'image d'un vieux film inépuisable, où un ralenti est un rêve venant se poser sur la réalité présente, un moment où l'éternité, le drame et la beauté deviennent palpables, des morceaux d'enfer et de paradis visibles à l'oeil nu.
Aujourd'hui, au bord d'un océan tant de fois rêvé, tout m'apparaît, les vivants et les morts de ma vie, et toi, qui sait dompter les comètes, remonter le temps, donner la vie de ta seule pensée autant que de ton corps.
Pieds nus, je peux sentir la chaleur du sable s'atténuer lorsque j'approche des langues d'eau. La fraîcheur soudaine de l'océan touche les talons et remonte à l'échine, traverse le cerveau, illumine les résidus d'idées sombres, éteint définitivement le reste de mes peurs. Je longe la côte sans me retourner sur l'origine de l'ombre haute formée par la falaise et l'étrange bâtisse où se mêlent bois , métal, béton, verre, trace géante qui a diminué à chaque pas en avant.
Très vite, la musique et les voix se sont perdues dans les rouleaux du Pacifique.
Je ferme les yeux pour voir. Il n'y a que moi, le vent et cette lumière sauvage de fin d'après-midi. La poussière vole sous mon crâne, excite la lumière des souvenirs.
(...)
DEUXIEME PARTIE
p.87/88
(...)
Sur l'autoroute filant sur Rio, je regardais les autres voitures que nous dépassions et celles qui nous dépassaient. Mes yeux passaient d'un visage à une plaque d'immatriculation, d'un pendentif de rétroviseur à un autocollant évangéliste, d'un mur longé au ralenti, aux abords d'une bourgade, ou à grande vitesse quand nous en sortions, sautant de l'enseigne d'une entrée de stade abandonné à un panier rempli d'oranges, d'une jambe de bois pendue au-dessus du vide et filant à cent à l'heure à l'arrière d'un scooter, au bord d'une vieille Golf cabriolet où quatre filles chantaient fio maravilha. Mes rétines voyageaient d'immeuble en immeuble, d'habitacle en habitacle, en ressortaient pour se poser sur un vendeur zigzaguant entre les autos roulant au pas à cause d'un croisement, s'en allaient plus haut sur les échafaudages de publicités géantes, puis encore plus loin à l'apparition des bras ouverts du Christ.
Je ne savais pas ce qu'il me racontait mais le chauffeur n'avait pas été perturbé par mon monologue. Quand nous sommes arrivés près de la côte, je ne l'ai plus entendu. La voiture a ralenti et il y a eu ce moment inoubliable : le jeune-homme a glissé une main vers le vide-poches, pour en extirper une pochette noire. Avec lenteur , il a glissé un disque dans la fente de l'autoradio, illuminée par une série de petites diodes turquoise, et après cela j'ai compris que j'avais ma place sur tere. Je reconnaissais ce piano, ces cordes, ce rythme. Les images défilaient. C'était Insensatez d'Antonio Carlos Jobim, extrait de la bande originale de Lost Highway.
(...)