"Provence", de Jean Giono
Provence est un recueil de trente-trois courts textes écrits par Jean Giono entre 1936 et 1965 et réunis par Henri Godard. Ce dernier a regroupé ces témoignages et réflexions de l'écrivain sur la Provence au sein de quatre parties, ordonnées chacune chronologiquement. Mais cette présentation s'avère totalement inefficace tant les recoupements sont nombreux, et il aurait été, à mon sens, plus judicieux de s'en tenir au seul fil chronologique. Henri Godard aurait dû se fier à la pertinence de son introduction pour guider le lecteur et l'amener à discerner ce qu'il voulait ainsi mettre en évidence, à savoir l'unité et la diversité de cette région, l'évolution de la vision de Giono à mesure de l'avancement de son oeuvre et la réalité des changements dont il témoigne.
De toute manière, au-delà de leurs nombreuses redondances, ces textes au contenu d'un intérêt variable et au style inégal se prêtent volontiers au "grappillage" du lecteur selon ses goûts et ses humeurs et ils seraient difficilement lisibles d'une traite. C'est ainsi que, personnellement, je les reprends souvent avec grand plaisir. Je vous propose donc une lecture particulièrement sélective et subjective. Car je ne vous parlerai que de la Haute-Provence, sans pour autant avoir le sentiment de trahir Giono qui, bien que né à Manosque, dans les Basses-Alpes, d'une mère parisienne d'origine picarde et d'un père italien «sortant du Piémont», affirme être vraiment né «du coeur de cette Haute-Provence». Et je me référerai essentiellement aux textes écrits par l'auteur «au fur et à mesure de sa pénétration dans ce pays inconnu».
Marcher en Haute -Provence : une démarche philosophique et métaphysique
C'est à pied que Giono a inlassablement parcouru ces hauts plateaux, «ces esplanades à méditation», «ces paliers métaphysiques» , montant «vers l'essentiel», «vers les hauteurs apaisantes», là où «le silence se fait encore plus parfait. Et plus parfaite encore la solitude», allant «se chercher soi-même» dans la «saine beauté» et la «fantasmagorie» des montagnes. Eloge du silence «plein d'enseignement», «cet animateur de l'âme» qui marche «les dents serrées à côté de vous». Eloge de la «sensualité des poumons» qui respirent avec volupté l'air pur, un air «cent million de fois plus efficace que M. Descartes», le poumon devenant un «appareil de connaissance» du monde et de soi-même. Eloge de la lenteur aussi, qui permet d'apercevoir ce que ne verra pas l'automobiliste et, surtout, de ressentir le «sentiment divin de se déplacer sans bouger d'un centre immobile».
Un pays qui résiste à la modernité et aux clichés
La Haute-Provence est un pays qui résiste à la modernité et Giono l'avait prophétisé dans un texte datant de 1961. Alors qu'il y avoue ne pas savoir ce que deviendront les Bas-Alpins, il affirme ainsi que la Haute-Provence restera «très exactement ce qu'elle est. Un pays pauvre qui restera pauvre avec les qualités des pauvres.» Prophétie en partie réalisée car ce ne sont pas tant les hommes qui résistent que la terre «qui ne convient pas» à la «civilisation de l'argent». Un pays qui résiste surtout aux clichés sur la Provence. Et, là encore, Giono avait raison: il y a bien deux Provences, celle des «poncifs» avec «la mer bleue, les roches rouges, les plages», celle de la Côte d'Azur, et la «Provence inconnue», la haute, qui s'oppose à cette Provence dénaturée où vous conduit la Nationale 7 qui déverse sur les plages des flots de touristes venus de très loin pour «digérer», entre autres, leur «petite liberté en forme d'ammonite».«La foule est plus bas. A l'époque où on double les trains ici, [là-haut], le train du monde est toujours simple».
C'est pourtant cette Provence honnie par l'auteur que l'éditeur a choisi d'illustrer en mettant en couverture une reproduction du Port de Cassis d'André Derain, préférant «ces bleus, ces ocres, ces rouges, ces verts, qu'on voit à la devanture des papeteries», alors qu'elle offre du gris. «Mais du gris de toutes les nuances, un iris de gris».
Ce qui me séduit le plus dans ce livre, c'est bien le regard de peintre porté sans cesse par Giono sur cette Provence aux tons rompus, «au gris étrange, fait de lumière intense et de couleurs broyées». Avec l'auteur, «on entre dans les joies de la peinture», car les qualités de ce pays sont des «qualités de lumière» et les couleurs y perdent leur valeur «potagère» et plus largement végétale ou minérale pour «accéder à la dignité des valeurs picturales pures». Et c'est dans ce regard de peintre, dans cette résistance aux clichés picturaux sur la Provence, que réside pour moi l'aspect le plus original de ces textes.
Provence, Jean Giono, Gallimard 1993, textes réunis et présentés par Henri Godard, collection Folio 1995, 350 p.
(A cette reproduction trop contrastée de Derain, peu illustrative des tons rompus de la Haute-Provence, j'ai préféré, en début d'article, celle du Paysage provençal de Balthus )
EXTRAITS :
I,2, p.27/28
(...)Certes, pour le Groenlandais, le Hollandais ou le Belge, c'est le Midi, mais le Midi n'est pas la Provence. Le gris n'y a pas encore sa qualité aristocratique. Au sud du défilé par contre, on croit voir un fourmillement de couleur, et là, c'est du gris, du vrai gris de la qualité la plus noble.Ne croyez pas au peintre qui fourre dans ce pays-ci le rouge sang, le jaune d'or, le vert vinaigre. Tout est gris. C'est sur ce gris, à la fin de l'hiver, que jouent les blancs et les roses des fleurs d'amandiers, c'est contre ces gris que s'appuiera l'azur du ciel d'été, c'est de ce gris que s'échapperont les flammes à peines citronnées de l'automne. C'est ce gris qui rejoindra le gris de l'hiver, le poussant juste un peu, dans les lointains, vers un violet d'évêque in partibus.Je ne parle pas, bien entendu, des abords de la Nationale 7 dont les couleurs sont ( dirons-nous à la mode du jour) "fonctionnelles"; elles fonctionnent dans le commerce de la loi de l'offre et de la demande et le cours des halles : c'est le rose bonbon des vergers de pêchers, c'est le jaune moutarde de la moutarde, c'est le vert bleu du blé américain, c'est le bleu cuivre des vignes passées à la sulfateuse, c'est la couleur artificielle de ce que l'on vend sur le marché et que forcément on cultive. Mais, dès qu'on a quitté les vergers et les labours, dès qu'on s'est écarté de la longue allée de pompes à essence et de trompe-nigauds qui descend vers la mer, c'est le gris qui vous enveloppe; un gris étrange fait de lumière intense et de couleurs broyées. (...)
II,7,p.48/49
(...)Triste défaite des corps qui ont perdu le goût de vivre parce qu'ils ont perdu la façon. C'est vrai que c'est presque toujours péjoratif, mais ils en seraient eux-mêmes, des poètes, c'est à dire de vrais hommes, s'ils avaient encore la vieille façon amoureuse, la naturelle façon amoureuse de faire la connaissance des choses. Je vais à pied. Du temps que je fais un pas la sève monte de trois pouces dans le tronc du chêne, le saxifrage du matin s'est relevé de deux lignes, le buis a changé mille fois le scintillement de toutes ses feuilles; l'alouette m'a vu et a eu le temps de se demander qu'est-ce que je suis, puis qui je suis; le vent m'a dépassé, est revenu autour de moi, est reparti. Du temps que je fais l'autre pas, la sève continue à monter, et le saxifrage à se relever, et l'alouette sait qui je suis et se le répète à tue-tête dans le cisaillement métallique de son bec dur; et ainsi, de pas en pas, pendant que la vie est la vie et que le pays est un vrai pays, et que la route ne va pas à quelque endroit mais est quelque chose.
(...)
III,15, p. 244
(...)
A 6 kilomètres de Nyons, sur la Nationale 538, un embranchement permet à la Départementale 185 de remonter le cours d'un torrent qui porte bien son nom: le Rieu-Sec; après le troisième virage sur cette petite route, si vous faites 100 mètres à pied sur votre droite et descendez dans un vallon, vous trouverez un petit paysage japonais: trois pruniers sauvages ( qui sont fleuris en mai) d'un dessin, d'une encre et d'une économie de moyens admirables. Derrière eux, la montagne a la fragilité et la transparence d'une porcelaine à peine bleutée ( il faut que ce soit vers 4 heures de l'après-midi). Il n'y a rien à faire qu'à regarder. Ne pas photographier, cela ne donne rien. Les spectacles rares ne se photographient pas. Rester immobile et écouter le vent. C'est tout.
(...)