Rencontre avec Hubert Haddad (Sainte-Cécile-les-Vignes, le 11/05/12)

Publié le par Emmanuelle Caminade

 

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Moins de monde qu'habituellement pour ce café littéraire autour d'Opium Poppy, le dernier roman d'Hubert Haddad, un roman dont on parlera peu finalement mais une rencontre très riche avec un écrivain "habité" qui, de digression en digression, nous invita à réfléchir sur l'humain et sur le monde en partageant avec nous ses réflexions sur le processus créatif et sur le rôle de la littérature. Dommage pour les absents !

 

La discussion partit d'une question sur la genèse d'Opium Poppy qui au travers de son héros Alam, un enfant soldat d'Afghanistan, nous conte l'histoire d'un long infanticide.

Les enfants soldats sont un sujet de société depuis la deuxième guerre mondiale et on en compte actuellement plusieurs centaines de mille dans le monde. Il y a une vingtaine d'années, Hubert Haddad eut l'idée d'écrire un roman sur ce sujet mais son éditeur l'en dissuada, un éditeur qui, pour l'anecdote, publia lui même un livre sur ce sujet l'année suivante * ! Puis l'idée s'éloigna, même si l'auteur écrivit beaucoup sur l'enfance et resta, en tant que citoyen, très troublé par cette violence.

Alors qu'il se trouvait au Rwanda, l'idée refit surface , il pensa à un enfant d'Afrique mais ne trouva pas la justesse de son personnage dans cette culture (et la jeune Tutsi Diwani témoigne dans Opium Poppy de cette tentation ). Plus tard le personnage du petit berger afghan s'imposa à lui dans la lignée de l'écriture de Palestine.

 

* Renseignements pris sur Google, il s'agit d'Henry Bonnier, alors directeur des éditions Albin Michel qui publia en 1987 (dans cette même édition) L'enfant soldat...

 

Hubert Haddad n'a pas besoin de documents ni de se rendre dans les pays où se déroulent ses fictions pour écrire. Les documents ne lui servent qu'à éviter les erreurs mais ne sont jamais source d'inspiration : «On ne brode pas sur des documents, c'est un matériau en creux». De même, si l'auteur se déplace beaucoup dans le monde, il le fait «sans projet», pas pour écrire mais simplement pour rencontrer les autres . (Cela nourrit certes ses personnages mais pas spécifiquement .) Aller dans le pays sur lequel on écrit peut même bloquer l'écriture car la fiction a besoin de distance.

 

De toute manière, il n'y a aucune différence essentielle entre un berger afghan et nous-mêmes, pas plus qu'entre un homme actuel et un homme du XIIIème siècle ou même des cavernes. «La réalité n'est pas lointaine», il n'existe en effet qu'une seule réalité, celle du naître et du mourir, traversée par la diversité des situations. «Nous sommes tous au même niveau de l'être et les différences sont infimes » .

Il faut regarder ces différences comme des «couleurs» qui enrichissent la palette mais «pas comme des frontières». Nous avons tous le même imaginaire, énigmatique et infini, c'est notre partage. Et «écrire, c'est se mettre de manière hallucinée en situation, un peu comme Victor Hugo qui était un médium ».

 

Né à Tunis en 1947, Hubert Haddad est comme la plupart d'entre nous un «enfant de la guerre», de ces guerres qui ont bouleversé notre monde, bousculé les groupes humains. Sa grand-mère algérienne quitta l'Algérie et débarqua en France en 1939 avec sa famille mais dut repartir à cause de l'invasion allemande. Elle embarqua pour la Tunisie où sa fille (la mère de l'auteur) rencontra un Juif de Tunis. L'auteur arriva en France avec ses parents dans les années 1950 mais ces derniers ne lui transmirent pas la langue arabe préférant le confier à l'école publique française. Sa langue est donc le français et ce "Judéo-berbère" ayant connu l'exil a dépassé la crispation identitaire, il s'en est libéré pour penser l'humain à travers le monde.

 

Hubert Haddad est-il un écrivain engagé ?

Tout écrivain est engagé dès lors qu'il écrit mais on peut l'être «en conscience» ou «sans conscience». S'il produit des oeuvres angéliques  où ni le bien ni le mal ne sont en jeu, des oeuvres qui n'interrogent pas l'humain, elles tomberont en désuetude. Les «beaux objets» qui ne viennent pas du fond, qui ne sont pas authentiques, n'apportent rien. Le beau langage ne suffit pas. Ainsi fait-on maintenant la différence entre Saint John Perse, pour magnifique que soit sa poésie, et Claudel. Ou entre Paul Bourget et Proust : il n'y a aucune implication dans le premier qui fut pourtant admiré de son temp, «la bourgeoisie dans la tête, c'est fatal».

 

La littérature est impliquée dans la réalité mais elle n'a rien à voir avec cette «littérature ménagère» qui présente la réalité «à plat», dans sa «positivité concrète» sans rien apprendre sur elle. Il y a une autre dimension dans la littérature car elle se trouve aussi dans la vie et seule la littérature permet de saisir cette réalité entière, de sortir du jugement manichéen, de la condamnation. L'espace de la littérature est le vivant et l'humain ne peut être condamné, ce serait réduire la personne à l'état de chose.

 

L'actualité et l'histoire sont  «en symbiose» et les média posent l'immédiateté des conflits sans la moindre perspective, même dans l'histoire récente, montrant ainsi une sorte de «barbarie abstraite» dont la réponse est la négation de l'altérité. A l'inverse, la littérature privilégie la perspective historique.

Les rapports de civilisations sont dialectiques et non antinomiques de même que le bien et le mal ne peuvent se traduire que dialectiquement, entre abandon aux forces négatives et désir de s'en sortir. La Pologne, bien avant d'être engagée dans l'extermination des Juifs fut une terre d'accueil pour ces derniers qui étaient persécutés ailleurs : c'est l'histoire et ses contradictions. Et pas plus le pessimisme que l'optimisme ne sont une référence en littérature.

 

Quant à la poésie , elle n'est «pas une valeur ajoutée à la littérature», la poésie est l'essentiel, le «coeur battant» de la littérature qui est un «espace d'énigme». C'est elle qui réconcilie «l'apparition à la disparition».

La littérature  n'existe pas sans la métaphore. On a voulu l'exclure après la guerre mais c'est exclure l'homme, être dans une sorte de «mécanicité».

Seuls le poète (de manière isolée) et le romancier prennent à bras le corps la réalité. Le romancier traverse «toutes les perturbations et les fragilités de l'énigme humaine», il est présent au monde à travers l'imaginaire.

Le roman est fait de mystère et l'auteur lui-même est une énigme. Dostoïevski a ainsi écrit avec tout ce qu'il y avait d'inaccompli et d'énigmatique en lui et dans Crime et châtiment, il réfléchit au crime qu'il aurait pu commettre.

 

Pour l'écrivain, la liberté du langage est infinie, il a toujours en perspective cette liberté possible. Le poète comme le romancier parlent une langue étrangère qui s'affranchit des règles, ils peuvent prendre tous les risques. C'est ainsi que Rimbaud avec ses Illuminations a bouleversé la littérature, mais à l'inverse, cela peut parfois donner un désastre comme avec les frères Goncourt.

 

 

Je termine ces quelques notes tentant de suivre la pensée foisonnante d'Hubert Haddad en invitant ceux qui étaient présents à les compléter.

Le dîner convivial de la deuxième partie de la soirée permit à la quinzaine de participants qui étaient restés de parler, pour certains,  plus spécifiquement de l'écriture d'Opium Poppy, d'aborder d'autres sujets avec l'auteur - notamment  son expérience d'ateliers d'écriture en prison - ou  d'évoquer  d'autres écrivains ou poètes...

 

Extrait du café littéraire du 11/05/12 au restaurant Le Relais à Sainte-Cécile-les-Vignes : Françoise Tresvaux interroge Hubert Haddad sur son roman Opium Poppy  :  link

Publié dans Interview - rencontre

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A
<br /> Ah Hubert et ses fabuleux Magasins d'écriture, une ressource quasi infinie pour se remettre en causse encore et encore en tant qu'auteur...<br />
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E
<br /> Vous trouverez un extrait de L'été d'un loir d'Hubert Haddad  suite à ma chronique sur Enfances tunisiennes :<br /> <br /> <br /> http://l-or-des-livres-blog-de-critique-litteraire.over-blog.com/article-enfances-tunisiennes-textes-inedits-recueillis-par-sophie-bessis-et-leila-seibbar-92837044.html<br /> <br /> <br /> Et, de même,  plusieurs extraits d'Opium Poppy à la fin de mon article :<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> http://l-or-des-livres-blog-de-critique-litteraire.over-blog.com/article-rencontre-avec-hubert-haddad-sainte-cecile-les-vignes-le-11-05-12-105059102.html<br />
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W
<br /> Je ne connaissais pas cet écrivain mais je ne devrais pas tarder à le découvrir. Merci pour ce retour d'une belle rencontre.<br />
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E
<br /> <br /> J'ai découvert cet écrivain très récemment avec le beau texte qu'il a écrit dans Enfances Tunisiennes, le recueil de Leïla Sebbar. J'ai donc lu son dernier et magnifique<br /> roman Opium Poppy et la discussion de vendredi m'a aussi donné envie de découvrir la poésie d'Hubert Haddad  qui est son écriture première, celle  qu'il<br /> n'abandonne jamais ...<br /> <br /> <br /> <br />