Rencontre avec Jeanne Benameur, Orange (14/02/13)
Jeudi 14 février, Jeanne Benameur venait présenter son dernier roman Profanes à Orange, ce qui fut l'occasion pour moi de découvrir la librairie L'orange bleue , une librairie indépendante à la façade rouge vif dont le nom évoque un poème d'Eluard. Le rayon poésie, en restructuration paraît-il, y est pourtant assez pauvre...
Les libraires, installés dans le centre ville depuis neuf ans, y recevaient pour la troisième fois cet écrivain dont ils connaissent bien l'oeuvre et la salle était pleine, pas loin de trente personnes ayant répondu à l'appel. Malheureusement, ces libraires chevronnés avaient confié l'animation de la rencontre à une jeune et timide recrue au propos hésitant et à la voix fluette qui n'était visiblement pas rompue à ce genre d'exercice, et le livre n'étant sorti qu'en janvier, j'étais quasiment la seule dans l'auditoire à l'avoir lu, ce qui m'entraîna forcément à me montrer un peu envahissante... Je n'avais quand même pas fait une heure de route pour rien !
Même si elle fut un peu frustrante, cette rencontre ne fut pas pour autant dénuée d'intérêt, éclairant le dernier roman de l'auteure mais plus encore son travail et sa forte implication dans l'écriture.
Tous les romans de Jeanne Benameur procèdent d'une même démarche en trois étapes : émotion / imaginaire / pensée. Et après une longue période de gestation, pas toujours tranquille, le travail d'écriture à proprement parler lui a pris deux ans pour Profanes.
Cet écrivain, cette "femme qui écrit" comme elle préfère se nommer, fait une grande confiance à l'inconscient qui se situe au coeur de son travail. Cela nécessite de sa part non seulement un état de pleine disponibilité mais une concentration intense. Il lui faut tenter de donner la "forme juste", de structurer par l'écriture ce qui émerge. Tout se met en place progressivement, le travail consistant plus à "tenir" qu'à vouloir et il faut accepter de perdre des choses en écrivant tout en gardant le mouvement, la respiration, le souffle du roman. Un travail d'artisan aussi, visant à façonner, à polir les aspérités, pour que le lecteur entre facilement dans une écriture lui semblant spontanée.
Le personnage d'Octave est le pivot de ce roman. C'est un vieux monsieur qui a eu le temps de réfléchir dans sa solitude, de comprendre qu'il s'était arrêté de vivre et de désirer retrouver le "vif de la vie", le "sens de la peau". Comme elle, il organise tout en ne sachant pas ce qui va résulter des liens qui vont se tisser. Il a soigneusement choisi des personnes à son image qui, comme l'auteure aussi, sont dans le doute et non dans le dogme religieux ou dans l'athéisme. Octave accepte à 90 ans d'être secoué, d'être changé, de perdre quelque chose dans l'altérité, conformément à la devise de l'auteure : "pas d'altérité sans altération", et rejoignant ainsi sa conviction que l'on peut changer à tout âge. Et ces cinq personnages, comme le profane, sont tous sur un seuil, mais un seuil humain qu'ils devront franchir pour avancer.
Le "déclencheur" de ce personnage fut un vieux monsieur, Oscar, à qui l'auteure a dédié son livre. Un chef de clinique et grand chasseur qui l'a fait réfléchir à la place paradoxale de la chasse chez un "sauveur de vie", à se dire qu'il avait peut-être besoin de cette part d'ombre, que c'était le tribut à payer pour rester un être humain et ne pas se prendre pour Dieu.
Le personnage d'Hélène Avèle, l'artiste peintre, est également très important car il y a un questionnement sur l'art dans ce roman, repris par le personnage de Yolande, une femme du peuple qui va approcher l'art à travers cette statuette ou ce tableau découverts dans la maison. Mais l'auteure a du abandonner beaucoup d'Hélène qui ne pouvait entrer dans la logique, dans le mouvement de ce roman. C'est pourquoi elle a continué ce personnage dans Edith, l'héroïne d'un des deux monologues écrits pour le théâtre, L'homme de longue peine, publiés en même temps par Actes Sud Papiers.
La maison est aussi pour Jeanne Benameur un personnage à part entière qui tisse également des liens invisibles, une maison où se trouvent les traces, les empreintes du passé, des personnes qui y ont vécu.
Comme dans toute littérature, il y a une grande dimension symbolique dans ce roman qui à l'instar des précédents est une "expérience d'écriture". Profanes décline l'expérience intérieure du doute de manière ample, sous ses nombreuses facettes et en allant jusqu'au bout de chacune : comment atteindre le sacré dans la vie sans dogme, en étant humain avec les autres humains ? Une expérience vertigineuse.
Quand on fait remarquer à Jeanne Benameur que les personnages d'Octave et d'Hélène semblent ses porte-parole, délivrant sa conception du monde, de la lecture, et de l'écriture pour le second, elle ne nie pas son implication mais répond bien entendu qu'il y a une part d'elle-même dans chaque personnage. Assurément, mais c'est à mon sens une part importante d'elle-même qu'elle cherche à travers ces personnages dont elle sonde l'inconscient, des personnages qui diffracteraient avant tout la femme et l'écrivain qu'elle est. Rares sont en effet les écrivains chez qui j'ai senti une telle implication, comme si l'écriture était son unique raison de vivre. Et même si Profanes est un livre ouvert au propre cheminement du lecteur, il n'en paraît pas moins délivrer paradoxalement un message. L'écriture de Jeanne Benameur semble résonner d'abord comme une quête individuelle, et donc très auto-centrée malgré le culte de l'altérité revendiqué, l'autre étant surtout celui qui va permettre à l'auteure d'avancer dans sa propre quête. Une écriture paraissant sans cesse témoigner par ailleurs d'un grand désir de transmission de sa propre réflexion...
Interrogée sur son roman pour la jeunesse dont la quatrième mouture va enfin être publiée aux éditions Magnier en septembre/octobre prochain, Pas assez pour faire une femme, Jeanne Benameur nous dit que rien pour elle ne distinguait la littérature jeunesse de la littérature pour adulte, qu'elle y voyait plutôt une littérature "tout public", pouvant être lue par tous sans disposer d'un grand bagage littéraire. Elle aurait très bien pu publier ce roman en littérature générale, pourtant, elle a tenu à le faire en littérature jeunesse. Elle voulait en effet que ces grands adolescents de 14/15 ans à qui il est destiné puissent le lire avant d'être confrontés à l'amour, elle a, me semble-t-il, un message à leur transmettre...
Profanes, Actes Sud , janvier 2013, 288 p.
(article à venir sur L'or des livres, après sa publication sur La Cause littéraire d'ici environ 2 semaines)
Je vis sous l'oeil du chien, suivi de L'homme de la longue peine, Actes Sud Papiers, janvier 2013, 56 p.