Rencontre avec Salim Bachi, (Montélimar,06/10/12)
Toujours dans le cadre de la dix-septième édition des cafés littéraires de Montélimar, Salim Bachi était venu ce samedi à l'Annexe pour parler de son dernier livre devant un public assez nombreux et plus mélangé, moins féminin, m'a-t-il semblé, que pour Maylis de Kerangal aux Négociants quelques heures auparavant. Une rencontre animée par Thierry Caquais, un "animateur littéraire" de profession - découvris-je naïvement par la même occasion.
J'étais venue à reculons car, tout en ayant été enthousiasmée par le premier roman de l'auteur (Le chien d'Ulysse) et en ne doutant pas de son talent, Moi Khaled Kelkal avait pour moi un titre des plus dissuasif, même si, sorti en février 2012 plus de 15 ans après l'affaire, ce dernier ne reprenait pas à chaud un fait divers à des fins littéraires.
Etant sur place et un contact m'y ayant incitée, je décidai de me faire violence : après tout, on gagne parfois à se montrer curieux et à se bousculer un peu ...
Salim Bachi, écrivain algérien ayant vécu en Algérie le début des années noires (1992/1999), est arrivé en France - où il vit actuellement - à peu près à l'époque de l'affaire Kelkal et il avait été frappé de voir comment les Français qui s'intéressaient peu à ce qui se passait alors en Algérie et le percevaient mal avaient soudain pris conscience - au travers de ce garçon élevé en France dans un contexte totalement différent et soudain rattrapé par la situation de son pays d'origine - que la violence islamiste les concernait aussi.
Il avait déjà littérairement traité du terrorisme en suivant un kamikaze du 11 septembre dans Tuez-les tous en 2006. Et quand son éditeur lui proposa d'écrire dans sa nouvelle collection "Ceci n'est pas un fait divers", il fut intéressé par son principe (coller à un fait divers pour en faire quelque chose de littéraire) et pensa immédiatement à Khaled Kelkal.
La littérature ne doit pas en effet pour lui avoir peur du fait divers, surtout quand ce dernier n'a rien d'anecdotique. Elle peut seule apporter le recul nécessaire à la compréhension en éclairant mieux et de manière plus durable la complexité des faits, alors que les commentaires des journalistes et spécialistes sont très vite oubliés. Et Salim Bachi de rappeler que la littérature s'est toujours emparée de ces personnages limite, de ces "monstres" qui ne doivent pas être évacués, que l'écrivain est dans la cité et que De sang froid de Truman Capote, par exemple, ou les nouvelles de Maupassant qui paraissaient dans les journaux reprenaient de récents faits divers ...
Au départ, l'auteur disposait d'un témoignage de Kelkal qui, suite aux émeutes de Vaux-en-Velin, avait été interrogé avec d'autres par un sociologue allemand alors qu'il avait dix-sept ans, bien avant son passage à l'acte. Entre les deux, rien, et c'est cette brèche, cet inconnu qui permet au romancier d'inventer pour tenter de comprendre.
Salim Bachi chercha à construire un personnage complexe avec toute sa folie, sans à priori ni auto-censure, et à approcher l'univers mental terroriste. Il imagina alors un héros revenant du royaume des morts pour se justifier avec une grande lucidité et forcément aussi une certaine mauvaise foi. Il voulait raconter un parcours extrême dans un environnement très réaliste mais aussi cette "fictionnalisation de soi" qui caractérise les terroristes, et une narration à la première personne - ce "je" fictionnel riche d'ambiguïtés et très impliquant - pour lui s'imposait. Il prit toutefois la précaution de débuter sa première partie par trois éléments marquants (la description de l'attentat, puis la fabrication de la bombe et sa pose) afin que le lecteur comprenne bien que ce "je" n'était pas une marque d'adhésion, que ce livre était violent mais pas complaisant.
Ces quelques précisions de l'auteur bienvenues, il me tardait que l'on entre dans le vif du sujet et s'attaque à l'objet littéraire, mais les questions revenaient beaucoup sur l'histoire. Le temps passait et je commençais à m'ennuyer ferme, ne me découvrant vraiment aucune appétence pour la lecture de ce roman. A mes côtés, un homme qui venait de lire le livre et exhibait une feuille emplie de notes bouillait d'impatience. Il profita de la lecture par l'auteur d'un passage sur les rapports de Kelkal à son père, dont l'écriture hissait ces derniers au niveau du mythe d'Hamlet, pour "exploser" fort à propos en réclamant vigoureusement que l'on parle enfin de forme et de style, de littérature ! Et de prendre en charge le débat, pour mon plus grand bonheur, questionnant l'auteur sur toutes ces références dont il jalonne son texte, sur la longueur de ses phrases quasiment d'un seul tenant...
Une intervention décisive qui donna à Salim Bachi l'occasion de rappeler combien pour lui chaque livre est complexe et nécessite une forme en accord avec son sujet, combien ce très court texte de 70/80 pages sur un sujet horrible lui avait demandé de travail et représente pour lui le plus abouti de ses livres sur le plan stylistique.
Salim Bachi a travaillé sur une structuration en 5 actes comme pour une tragédie, cherchant à épouser la folie du personnage avec une phrase qui coule comme une rivière sans qu'on puisse l'arrêter, jusqu'au délitement final. Il a pris l'idée de la collection au pied de la lettre, passant du fait divers au mythe, travaillant sur les mots comme sur des sons pour leur donner toute leur réverbération, leurs résonances, multipliant aussi les clin d'oeils en signe d'hommage permanent à la littérature.
Et, retrouvant alors l'"écrivain malicieux" qui m'avait séduite dans Le chien d'Ulysse , je fus enfin convaincue de la nécessité de lire Moi Khaled Kelkal.
Un grand merci donc à ce lecteur attentif et passionné qui a ranimé in extremis le débat car, même si l'animateur en titre avait à ses dires prévu d'aborder les questions de forme, de style, à la fin (c'est déjà un signe !), nul doute qu'elles auraient été abordées encore plus brièvement...