"Retour à Mouaden", de Dominique Memmi

Publié le par Emmanuelle Caminade

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Dans Retour à Mouaden (1), son deuxième roman, Dominique Memmi explore la mémoire familiale en tentant de restituer la vérité de l'histoire de Louis, ce grand-père disparu en Tunisie qu'elle n'a jamais connu. Et si elle s'appuie sur des données quantifiées, sur des dates incomplètes mais vérifiables et supposées rigoureuses, elle recourt surtout aux témoignages des vivants, aux «paroles de leur fiction», le tout ayant été soigneusement consigné auparavant dans ses carnets. Cette vérité qu'elle tente d'approcher n'est donc pas d'une seule pièce, elle comporte de multiples versions, de multiples facettes, ainsi que de nombreux «blancs» :

«Alors je choisis ces choses des vivants et je les assemble. Je couds les mots entre deux lignes d'encre», nous dit-elle. Et les blancs donnent libre cours à sa fantaisie , «mais de la fantaisie au service de la vérité».

C'est dire si, pour Dominique Memmi, «la vérité a une structure de fiction» comme le précise le sous-titre de sa deuxième partie où elle présente ses «trois carnets», ce matériel avec lequel elle «a reconstruit [son] grand-père» en lui donnant voix dans la première partie de son roman.

1) Retour à Mouaden vient de remporter le prix du livre insulaire dans la catégorie fiction à Ouessant en août 2013

Retour à Mouaden est l'histoire de Louis Lusinchi, enlevé en 1942 par des soldats ennemis dans sa ferme de Mouaden sous les yeux de sa femme et de ses trois petites filles, après avoir été dénoncé comme résistant par Tahar, un de ses ouvriers "indigènes" qui ne supportait pas d'être commandé par un colon et voyait dans les Allemands et les Italiens des libérateurs. C'est aussi l'histoire de trois générations de Corses s'inscrivant dans la grande histoire de la colonisation et des deux guerres mondiales :

Celle du père revenu manchot de cette guerre de 1914 qui saigna particulièrement l'île (2). Celle de son fils Louis qui ne choisit pas plus son destin et rejoignit en Tunisie (3) une soeur partie y faire fortune avec son mari, et qui y fut rattrapé par la guerre suivante. Puis celle de ses trois filles, Anna, Mathéa et Marie qui, la ferme familiale brûlée, durent prendre le chemin de l'exode vers l'Algérie voisine. Elles y furent accueillies par leur oncle, avant que leur mère ne les arrache définitivement à l'Afrique, à cette terre d'enfance où disparut leur père, pour retourner dans sa Corse aimée.

Des individus broyés par les injustices de la vie et de l'histoire.

2) 52 800 hommes envoyés à la guerre ( sur une population de 288 000 habitants) dont 11 325 furent tués et environ 15 00 blessés : «les pères corses et les pères sénégalais de plus de quatre enfants, eux, ils partaient au front, les autres non»

3) Comme de nombreux Corses que la misère contraignit à l'exil vers les colonies

 

Le récit de voyage de Marie, la plus jeune des filles, revenue dans ce «douar Mouaden» à l'âge de soixante ans sur les traces d'un père dont ne lui restait que la photo d'un visage indistinct sous le casque colonial, est à l'origine de ce livre. Et l'auteure elle-même fit le voyage pour tenter de connaître «le pays de Louis» au-delà de ce lieu figé dans l'unique cliché d'une cour de ferme ombragée par un olivier.

Mais Mouaden n'existe plus, c'est un monde définitivement disparu même s'il y reste encore quelques témoins de l'histoire de leur père et grand-père. C'est le lieu de l'enfance perdue, de la vie perdue de Louis. C'est le lieu-même de la disparition. Ce Retour à Mouaden s'affirme alors plutôt comme «la marche en sens inverse, le voyage vers le lieu où séjournent les morts». Un lieu dans lequel on ne peut retourner que par la grâce de la littérature.

Et l'écriture de Dominique Memmi se veut réparatrice et consolatrice. Réconciliatrice également.

 

Sa fiction dresse un portrait très complet reliant à la «figure de Louis» tout ce monde dans lequel il a évolué mais aussi tout celui duquel il est issu. Et elle réussit à donner enfin un vrai père à Marie (4) qui, âgée d'un an lors de son arrestation, ne portait en elle que «la mythologie du père». Ses mots donnent ainsi chair à Louis, à ses plaisirs simples, à ses pensées secrètes, à ses rêves et ses désirs. Ils lui offrent un "je", une présence qui très vite se conjugue à l'imparfait - le temps de la durée -, un imparfait unissant toutes les générations.

L'auteure reprend l'histoire à son début et, partant de l'absence de Louis, elle envisage habilement le manque du point de vue du mort, lui offrant également, dans la seconde partie de son roman,  le «récit des femmes», de ses femmes (son épouse et ses trois filles) après sa disparition. Elle tient ainsi la mort en échec et ce retour semble alors surtout le retour de Louis "de" Mouaden : «Peut-on seulement revenir du pays des morts ? Par la fiction, je le crois».

Du destin de Louis, de sa vie manquée, Dominique Memmi ne rend personne responsable : «nous sommes tous responsables les uns envers les autres». «Cela a eu lieu, voilà, c'est tout». Et  elle n'a pas cherché à écrire sur la guerre ni sur la colonisation.

Pourtant cette dernière est très présente dans ce roman, et même vécue de manière particulièrement paradoxale par cette famille corse : des bergers au départ, des éleveurs contraints après «cette fichue guerre» de vendre le lait de leurs brebis aux «Français»(5). Et l'auteure souligne discrètement, avec beaucoup de finesse, dans le récit de Louis le changement progressif qui s'opère dans ce dernier. Elle ne veut surtout pas porter de jugement, se bornant à un constat passant par le regard de ses personnages, préférant se situer au niveau du vécu des individus. Et ce regard, ce vécu, traduits très justement par l'écriture, disent beaucoup à eux seuls, de manière simple et nuancée, apaisée : "réconciliatrice".

4 ) "un père qui vivrait toujours", c'est aussi ce que tentait de s'assurer l'auteure enfant en écrivant dans son cahier ( Corte, Une enfance Corse, (Bleu Autour / Colonna éditions 2011)

5) Notamment à la société des Caves de Roquefort

 

Pourquoi alors Dominique Memmi a-t-elle cru bon d'ajouter son commentaire dans les pages finales retraçant la genèse de son livre, et qui plus est un commentaire appuyé et un peu réducteur, simplificateur, alors que son roman, justement, ne l'est pas ?

«Là où tout paraît ressentiment, racisme, haine, cupidité, je n'ai vu que misère contre misère», affirme-t-elle. Ce n'est pas faux mais non dénué d'angélisme, même à Mouaden. Et «toute cette histoire» n'est pas seulement «une histoire de misère, une histoire d'hommes et de circonstances» !

Toute la première partie de son roman montre au contraire une réalité plus complexe. Et la partie algérienne de son récit, initiée par les cahiers de sa mère Anna décrit bien autre chose. La ville de Mostaganem où sont accueillies la femme et les trois filles de Louis par son propre frère, un procureur, notable aisé et cultivé, y est ainsi largement présentée comme une ville française, riche et insouciante, curieusement amputée d'une partie de sa population... 

Elle a voulu, nous dit-elle, réconcilier tous «les mots de l'histoire», en les mettant «bout à bout» sans séparer «d'un côté le colon et le résistant et de l'autre l'indigène et les traîtres», sans faire de «Louis un sale colon pour certains » (...) ou de Tahar «un sale Arabe pour d'autres».

Le préciser ainsi semble étonnamment lourd de la part de l'auteure et on a du mal à penser qu'elle manque à ce point de confiance en son récit. L'insistance-même de son propos lui donne l'allure d'une justification, comme si elle se sentait mal à l'aise, en porte-à-faux. Et le fait que ce livre soit né d'une commande familiale et soit largement tissé du récit des femmes de sa famille qui ont vécu cette histoire douloureuse, n'y est sans doute pas étranger...

 

Aussi est-il préférable de ne pas trop se focaliser sur ces compréhensibles maladresses concentrées dans quelques pages et plus destinées à mon sens  aux "commanditaires" de ce livre qu'à l'ensemble des lecteurs, car Retour à Mouaden est par bien des côtés une réussite.

Juste et sensible reconstitution romanesque d'une histoire individuelle et familiale marquée par un contexte historique violent, histoire d'un homme d'une autre époque qui n'a pas toujours vraiment eu le choix, ce roman résume aussi une histoire corse tout en racontant l'histoire de son écriture. Dominique Memmi y adopte une démarche et une construction très originales pour organiser tous les mots qu'elle a réunis pour «révéler Louis à notre monde» et embrasser la polyphonie d'une vie, permettant différentes strates de lecture. Et c'est notamment un voyage dans l'univers infini de l'écriture et un touchant hommage à la fiction.

 

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Retour à Mouaden, Dominique Memmi, Colonna édition, juin 2012, 134 p.

 

 

A propos de l'auteure :

Née à Corte, Dominique Memmi, dernière fille d'une famille de quatre enfants, a perdu son père à l'âge de dix ans. Elle a fait des études en lettres modernes à l'université de Nice puis d'Aix en provence et vit actuellement en Corse.

Elle a déjà publié un premier roman, Deux (Albiana, 2001) ainsi que des albums jeunesse et une bande dessinée. Elle a également participé à plusieurs ouvrages collectifs.

En dehors de son travail d'écrivain, elle anime des ateliers d'écritures pour enfants au sein des médiathèques et des écoles.

 

EXTRAITS :

p.1/2

Où sont-elles ? Anna, Mathéa et Marie ? Où sont mes filles ? La chair de ma chair, le sang de mon sang.
Chaque fois que je pense à elles, je suis mort. Je ne suis même plus furieux. Je suis mort.
Trop de temps a passé depuis qu'on a traîné mon corps jusque dans cette carrière. Tant de tempêtes ont balayé ce lieu sans fin, tant de poussières ont gonflé mes os sans sépulture. Cela ne veut plus rien dire. Être mort ne veut plus rien dire. Être mort n'a de sens que lorsque je pense à elles. Alors oui, j'ai désespérément disparu. Je peux encore me souvenir du sourire de Mathéa lorsqu'elle montait à cheval.
Je peux sentir la main d'Anna dans la mienne et entendre les braillements de Marie dans son berceau, mais je ne pourrai plus jamais les serrer dans mes bras. Elles me manquent. Jamais je ne pourrai être en paix.

Pour arriver jusqu'ici, il faut franchir une route défoncée par les pluies et le passage des camions, traverser un pont en ruines et rouler des heures loin de toute civilisation. En ce sens, mes assassins ont été téméraires. Après mon exécution, il leur a fallu me transporter jusque-là. Il leur a fallu m'éloigner des vivants, me faire disparaître tout à fait. L'endroit a été bien choisi. C'est un lieu hors du monde. C'est un trou gigantesque où le soleil frappe les pierres, où la pluie creuse des sillons de boue jaunâtre, où je suis définitivement perdu pour tous ceux que j'ai aimés.
De la terre monte l'odeur acre des blocs de pierre fendus, taillés et polis. Lorsque les engins se mettent en route, le bruit monte jusqu'au ciel, retentit dans les airs et retombe comme un poids mort. À certaines heures, le vent hurle à travers les cavités rocheuses et me rappelle les mots que je ne leur ai pas dits. Ceci est mon tombeau, à ciel ouvert.
J'aurais eu tant de choses à leur confier, tant de promesses que je n'ai pas pu tenir, et tant d'amour sacrifié, mais la carrière m'a englouti.

Qui pourra leur dire mon histoire ?

 

Au Commencement

p.36

(...)
Ici, ce n'est pas un pays, c'est la misère. Moi, je suis né de la misère, c'est comme ça. Avec mon père qui est rentré manchot de cette fichue guerre, on a décidé de vendre notre lait à la société des caves de Roquefort. Le seul avantage des brebis, c'est qu'elles donnent beaucoup de lait. Elles n'ont pas de chair mais du lait, ça, elles en ont à profusion. Sur huit mois, je peux en retirer à peu près cent litres. Ceux de la société des caves, ils nous en proposent 1 franc 25 le litre. Ce n'est pas négligeable comme j'ai dit à
babbu. C'était somme toute la meilleure décision à prendre si on voulait continuer à vivre tous les cinq sous le même toit. Mais ça n'a pas été facile de le convaincre, parce que lui, maintenant, sans son bras laissé dans une tranchée avec son fils Antoine Paul, négocier avec la société des caves c'était comme négocier avec le diable. Pour lui, la France lui avait pris un fils et son bras, maintenant elle lui prenait le lait de ses bêtes. Il répétait : «Ton frère, je n'ai pas pu le sauver et mon bras il a pourri à Mogneville. Tu veux que je te dise : pour eux on était que des sauvages, comme les Sénégalais. Les pères corses et les pères sénégalais de plus de quatre enfants, eux, ils partaient au front, les autres non. Et tu voudrais que je leur vende mon lait ?»

(...)

p.36

(...)

J'ai voulu faire de ce lieu ce que j'avais rêvé pour la Corse. C'était un rêve de beauté. J'étais né Corse et pauvre, j'étais devenu blanc et riche. J'étais parvenu à la tête d'un domaine de quatre cent cinquante hectares. Santa avait vu juste. En 1911, elle et son mari exploitaient deux cents hectares, en 1920, à peine cinquante hectares de plus. De 1922 à 1930, j'ai obtenu deux cents hectares supplémentaires. J'avais grandi avec cette terre, c'est elle qui m'avait produit. Durant ces huit années je m'étais acharnée sur elle, sur les ouvriers et sur moi-même. Je ne m'étais pas fait que des amis. Mes voisins italiens, les Capitta, me détestaient ouvertement. J'avais eu des terres qu'ils convoitaient. Tahar, l'un de mes ouvriers, sabotait régulièrement mes engins et j'avais été obligé de le chasser à coups de bâton pour ne pas risquer que d'autres s'en prennent à mon travail. Jusque là, je n'avais pas été gâté par la vie alors je ne comprenais pas cette colère. Elle demeurait un mystère pour moi, un mystère que je nommais facilement injustice. En fait, un changement s'était opéré à mon insu. Je convoitais ce que tous convoitaient. (...)

 

Les trois carnets

 

le premier carnet

p.92/93

(...)

Il existe encore dans ce monde, un lieu où les nuits sont faites pour dormir et les jours pour apprendre et jouer. Un lieu où la fête existe et où le spectacle de la joie est permis. Enfin, un lieu pour les enfants. Il existe en ce lieu un homme qui ne sera pas pris. Ce lieu est devenu le leur. Au-dessus d'elles un ange veille.

Le samedi après-midi, il les accompagne en ville, les guide dans les rues et à l'intérieur de la médina. Les filles sont libres, elles découvrent la vie trépidante de Mostaganem : l'avenue Raynal, le boulevard Victor Hugo, le grand café Place de la République, le théâtre, le bâtiment de la Compagnie Transatlantique, l'hôtel de France, la promenade sous les arcades, la rue des orangers, le cinéma Alhambra, tout un monde trépidant et moderne, une ville qu'elles apprennent très vite à aimer.
L'oncle est généreux, il offre des glaces, des sucreries et ne tarit pas d'explications et d'anecdotes sur les lieux.

(...)

 

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