"Riviera", de Mathilde Janin

Publié le par Emmanuelle Caminade

 

Partant de la mort d'un chanteur dont les journalistes écriront la légende, Mathilde Janin se lance dans une ambitieuse histoire du rock plus ou moins inventée, offrant un premier roman étonnamment riche et complexe.

Sous la menace d'une pandémie causée par le virus Ebola, Philippe Arnaud, sa soeur Frédérique, compositrice, et son épouse et productrice Nadia Batashvili, une immigrée juive d'Europe de l'Est, ont fui New York pour Paris – occasion pour le frère et la soeur de retrouver leurs racines et pour Nadia de pouvoir retourner dans l'île de son enfance au milieu de la Mer noire. Deux ans plus tard, en juin 1992, le chanteur étant mort à Berlin, sa veuve Nadia tente difficilement de prendre un avion pour y rejoindre Frédérique afin de rapatrier le corps.

L'auteure retrace alors le passé américain de ses trois héros, leur passion pour la musique rock et la relation violente et sulfureuse du couple, évoquant aussi leur enfance lointaine. Et elle fait ainsi revivre le monde new-yorkais des années 1980, celui d'une jeunesse noctambule s'adonnant à la jouissance de l'instant, avide de musique et de sexe, d'alcool et de drogues diverses.

Ceux qui ne s'intéressent ni à la musique rock ni au virus Ebola pourraient penser que Riviera ne leur est pas destiné, mais ce serait compter sans l'écriture de cette jeune auteure, sans la maîtrise dont elle fait preuve dans l'élaboration d'une forme romanesque originale.

On a plaisir à découvrir un vrai talent d'écrivain, Mathilde Janin ne se contentant pas en effet d'un brillant exercice de style, mais réussissant à insuffler du suspense à son récit et à préserver le mystère de personnages dont on découvre peu à peu la vérité sans jamais pouvoir la saisir totalement. Elle approfondit ainsi surtout le portrait de Nadia, jeune femme volontaire et vénéneuse, «fluctuante, insaisissable mais entière» et celui de Philippe, cet homme «au désespoir écrasant» «piégé dans un corps de bête», faisant preuve d'une réelle finesse dans son observation de l'humain et de maturité dans sa réflexion.

La narration procède par creusement dans la matière du temps, ce dernier semblant se diluer en dépit de tout un étalonnage de dates et de mentions de durée semblant bien accessoires. Dans ce rétro-récit désordonné construit en cascades de flashes-back qui télescopent les époques, plusieurs voix circulent, se croisent ou s'imbriquent, fusionnent et se dédoublent, se dénudant tour à tour.

L'écriture, nerveuse et syncopée, elliptique ou digressive, joue sur les silences et les effets de vitesse, d'accélération et de saturation. Elle est rythmée de répétitions et de reprises, de refrains, tandis que de nombreux motifs se font écho.  

Mathilde Janin construit ainsi un vaste espace irrégulièrement fragmenté, une sorte d'agglomérat plein d'aspérités dont chaque court chapitre doté d'un titre est un petit monde clos à la fois autonome et partie intégrante de l'ensemble qui peu à peu dessine un motif plus large. Et cette forme ne renvoie pas seulement à la musique rock.

 

Riviera comporte aussi différentes strates de lecture : roman sur la musique, c'est également une histoire d'amour qui dépasse la complexe relation unissant ce couple dont est relatée la dérive, pour s'élargir à toute relation à l'autre comme au rapport à soi-même et interroger ces mises en scène et ces déclinaisons de l'autre et de soi. C'est surtout l'histoire de l'impuissance des mots à dire la vérité de chacun : la solitude et la peur, la honte, la fascination exercée par la violence et la crainte du rejet, de l'abandon, la nostalgie pour cette fête de l'enfance qui n'a pas toujours eu lieu; c'est l'histoire de la «réalité désespérément organique des corps» et celle des illusions et des rituels rassurants.

Ce roman nous fait ainsi entendre la musique heurtée d'un monde empli de décalages et de dissonances, de masques et d'artifices, de mensonges et d'hypothèses réversibles, de dédoublement et de distorsions entre l'intime et l'apparence. Un monde de vertigineuse porosité entre le réel et la fiction, le rêve ou le mythe, où tout ce qui arrive parvient sous forme de récits, de films ou de chansons, de souvenirs recomposés. Des récits échafaudés par notre propre imagination ou fabriqués délibérément pour nous : une saturation de scénarios.

 

Face à cette richesse de l'écriture et du contenu, peu importent alors ces références musicales qui n'évoquent pas grand chose pour un non-spécialiste, ou cette épidémie dûe au virus Ebola un peu fastidieusement commentée dont on met un certain temps à comprendre l'intérêt. Outre d'insister sur la dégradation des corps, elle permet en effet un second exil du trio, faisant écho au premier exil vécu par Nadia et son oncle/protecteur Pavel alors qu'ils étaient encore enfants, et elle introduit une certaine déréalisation de l'histoire * tout en rendant paradoxalement la fiction plus réelle du fait de l'abondance des détails fournis, illustrant ainsi une thématique importante du récit.

Et quand on en termine la lecture, ce roman apparaît, à l'instar de l'album posthume de son héros Chanteur, «Songs : Riviera», comme «la bande-son originale du désastre de nos vies», comme «un champ de ruines». Certes, sur la fin, l'héroïne tente bien de se réapproprier une certaine douceur, mais cette note plus optimiste vient souligner ce désastre inéluctable.

Ne reste plus alors qu'à vivre l'instant dans une philosophie de la musique rock qui semble aussi une philosophie de la vie.

 

* En 1989, une épidémie due au virus Ebola avait touché les singes d'une animalerie de Reston (E.-U.) sans faire de victime humaine. Dans ce récit "uchronique", l'auteure revisite le passé en imaginant au contraire que les victimes humaines ont été nombreuses, et les gouvernements contraints de mettre en oeuvre des moyens drastiques pour juguler la pandémie.

 

 

 

 

 

 

 

Riviera, Mathilde Janin, Actes Sud , août 2013, 224 p. 

 

 

A propos de l'auteure :

Mathilde Janin est née en 1983. Journaliste, elle a été responsable éditoriale du magazine Modzik avant de devenir chroniqueuse littéraire pour la radio. Riviera est son premier roman.

 

 

EXTRAITS :

 

Première partie

DERMOPHOBIE

I

TRAFIC

p.17/18

D'un tarmac à l'autre, nulle variation; avec l'asphalte tout est stable. A mesure des voyages, les gestes se confondent. La seule possibilité d'aventure réside là, dans cette latence rythmée de rituels – l'enregistrement des bagages, la récupération des bagages, la lecture des consignes de sécurité, le ballet du personnel aérien.

Par le hublot, c'est toujours la même vue, dans la carlingue les mêmes sensations. Les mains moites contre le plastique des accoudoirs, leurs traces qui mettent un peu de temps à sécher. L'estomac trop bas, l'air qui ne satisfait pas totalement les bronchioles. Les tempes qui crépitent alors que la tête ne pèse plus rien. Une adrénaline circonscrite, un ersatz de crainte. Il n'a rien d'une extraction, ce morne départ. Le voilà noyé dans une série de gestes apathiques, même si l'on dénombre au grand complet les symptômes de la peur.

 

Le plus impressionnant, c'est le silence derrière le vrombissement des moteurs: inquiet, hostile.

 

Au bruit métallique que produit la boucle de sa ceinture, Nadia Batashvili sort brusquement de sa léthargie pour considérer, stupéfaite, la somme des gestes accomplis depuis la veille – bagages faits au cas où, réveil mis si jamais, embarquement sans y penser. Assise sur ce siège auquel elle s'est harnachée après trois jours incertains, trois jours qui ont oscillé entre attente et démarches, quelque chose en elle se fracasse : c'est la possibilité, anéantie, de ne pas faire ce voyage. Dans cette possibilité, elle en prend maintenant conscience, elle avait trouvé refuge.

 

(...)

 

II

21

p.60/61

(...)

Le brouhaha était devenu, bien plus que la saleté, leur pire ennemi.

Le gymnase possédait une salle de douches. Il était cependant exclu de faire circuler le moindre liquide corporel. Sous le sébum, sous la sueur, sous la pellicule de poussières agglomérées apparaissaient dartres, folliculites, impétigos, germaient mycoses génitales et plantaires, proliféraient parasites, et, avec eux, leur cortège de démangeaisons.

L'agressivité était leur moteur. De la haine naissait la cohésion. Ils étaient trois, ils étaient jeunes, leurs corps étaient solides. Contrairement à d'autres groupes, ils n'étaient pas lestés de personnes âgées ou d'enfants dont la protection servait au moins à meubler les heures vides. Ils avaient dû apprendre à imposer au reste du gymnase leur existence en tant que communauté indivisible et dominante, c'est à ce seul prix qu'ils avaient évité de se confronter entre eux.

Nadia avait injecté à leur cellule cette dynamique. Trois, ce n'est pas un bon chiffre quand on est fort et en colère; aussi avait-elle canalisé l'énergie mauvaise de Frédérique et de Philippe sur des objets étrangers à leur groupe. Elle s'était ainsi assuré une forme de protection, elle avait réussi à éviter qu'au fil des jours leur sang partagé les replie sur eux-mêmes et la désigne comme ennemie immédiate.

Durant leur rétention, malgré les innombrables minutes passées en palabres ternes, Philippe avait réussi à tenir la promesse faite à l'oncle de Nadia lorsque l'alerte sanitaire avait été donnée : il n'avait dévoilé à aucune des deux filles que c'était non l'administration française mais bien l'argent et les contacts de Pavel qui leur avaient permis de monter dans cet avion.

(...)

 

IV

 

SONGS : RIVIERA

p. 115/116

(...) C'est une musique de duel. On devine l'aube qui arrive. Des nappes d'instruments à vent se posent : orgues électriques pianississimo, hautbois artificiel, trompettes synthétisées. La marche harmonique progresse en cercles de quartes; l'enrichissement dramatique de l'orchestration, la solemnité de la rythmique sonnent ironiques comme du Morricone. Ca gonfle (See, we're surrounded by an opaque grey), ça amplifie (From sky to sea, from dawn to day), on comprend qu'il n'y aura pas de refrain (Chasing the blur of our last spree), juste cette montée constante et la voix fragile du Chanteur fatigué. Puis, plus rien que les arpèges pour quatre dernières mesures : ce n'est déjà plus l'aube, le rose a fait place au gris. C'est maintenant une guitare électrique qui se fait entendre (trois notes, qui deviendront bientôt trois accords), puis une autre, et une autre encore, qui se lancent en canon ( la guerre, décidément), laissant leur motif se fondre, se superposer, se dissocier, s'étirer ou, plutôt, s'ébouler (oui, c'est cela : les canons sont des formes verticales, qui procèdent par creusement). Les paroles, prononcées par trois bouches, deviennent indistinctes alors que les voix serpentent, se nouent, s'étranglent (les canons sont des souffles qui s'épousent, se densifient puis se dénudent), chacune menacée d'envahissement par celle censée la soutenir (les canons sont des mobiles : leur agencement fragile finit toujours par se rétablir). Chaque voix, mise en péril par les variations que les deux autres s'autorisent, semble en retard sur elle-même (les canons sont des strates de temps dilaté). Une fois le point d'enchevêtrement maximal atteint, la marche vers le dénouement commence ( les canons semblent pourtant des formes infinies) alors qu'une dernière fois, les voix martèlent

You made me ogger, puppy, angry dog and little monkey

Trapped me in your sad sad zoo. Ooooow, sick and sad zoo

How come I still miss you ?

(...)

 

 

Publié dans Fiction

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