"Terminus Allemagne", de Ursula Krechel

Publié le par Emmanuelle Caminade

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Prix du livre allemand en 2012 – l'équivalent du Goncourt – Terminus Allemagne est un long roman touffu dans lequel Ursula Krechel, journaliste et écrivain surtout connue comme dramaturge et poète, explore les zones d'ombre de l'histoire de son pays dans les années 1930 et 1940.

Au travers d'un protagoniste principal réel au nom fictif dont elle reconstitue minutieusement la ligne de vie en s'appuyant sur les nombreux documents d'archives retrouvés pendant près de dix ans de recherche, mais aussi des multiples histoires et personnages ébauchés en arrière-plan, elle s'interroge sur les raisons profondes de l'échec de la réintégration de ces 5% de «personnes déplacées» (contraintes à l'exil par les lois du Troisième Reich) revenues en Allemagne après la guerre. Des personnes qui à leur retour furent de nouveau rejetées par leur pays, exclues de cette «reconstruction démocratique» censée permettre la croissance d'une «autre Allemagne». Un sujet pointu et dérangeant car il met tout un pays en accusation comme semble l'indiquer le titre original ambivalent, Landgericht, qui désigne certes le Tribunal de région, cette sorte de microcosme où évolue le héros du livre, mais signifie aussi "jugement sur un pays".

 

Richard Kornitzer, jeune et brillant juge peu attiré par le pénal - qui sans doute touche trop à l'humain - s'est spécialisé dans le droit des brevets tandis que sa femme Claire, dynamique et résolument moderne, a créé sa propre société. Licencié de la fonction publique en 1933 en raison de son origine juive, il sera contraint de s'exiler pour assurer sa survie, quittant à la hâte son épouse "aryenne" et protestante en 1939 tandis que leurs deux jeunes enfants sont envoyés à l'abri en Angleterre. Le déclenchement rapide de la guerre, véritable «incendie mondial», empêche la famille de se rassembler à Cuba où l'ancien juge a obtenu un visa, détruisant ainsi la "maison" que les deux héros avaient réussi à construire.

Ce n'est que dix ans plus tard que l'apatride Richard Kornitzer - qui avait été destitué de sa nationalité allemande en 1941 - pourra, grâce aux démarches obstinées de Claire, revenir dans son pays encore sous l'occupation des Alliés, et le couple retrouver ses enfants. Mais ce retour du héros dans l'Allemagne d'après-guerre n'offre en rien l'happy end que pourrait laisser présager le splendide et paisible décor montagneux de la scène initiale.

S'il arrive ainsi sur les bords du lac de Constance dans une petite ville étonnamment épargnée par les bombardements, rien ne sera plus comme avant. Les mentalités qui président à la reconstruction d'une Allemagne devenue partout ailleurs un gigantesque champ de ruines ne semblent pas tenir compte en effet de la responsabilité du pays dans cette noire période. Pas de contrition, pas de désir de réparation mais plutôt égoïsme et indifférence ou orgueil et arrogance !

Ni l'identité ni la carrière de cet ancien juge brisé, devenu étranger aux autres et en partie à lui-même, ni sa famille dispersée, ni même véritablement son couple, ne pourront se reconstruire face à la rigidité kafkaienne des administrations dont la plupart des fonctionnaires en place ont servi avec fidélité le Troisième Reich. Le quantitatif prime sur le qualitatif, les catégories abstraites sur les individus et il semble, dans la vision plutôt pessimiste de l'auteure, que tous les Allemands aient été «contaminés par le national-socialisme dominant», même Claire qui se refuse a voir dans le «valet polonais» de la ferme où elle s'est installée du «travail forcé»...

 

Terminus Allemagne est un roman qui n'a rien de romanesque et recourt à l'imagination avec parcimonie. C'est une sorte de "docu-fiction" à charge dressant un acte d'accusation si copieusement étayé qu'il en devient parfois ennuyeux. Et le jugement rétrospectif de l'auteure sur son pays semble sans appel tandis qu'elle tente de réhabiliter la mémoire et de donner réparation à ce héros emblématique injustement oublié. Un héros complexe qu'elle traite avec empathie sans pour autant nous le rendre totalement sympathique.

Ursula Krechel dévoile toute l'architecture d'un pays dans un roman dont la construction et le style, très maîtrisés, sont conçus pour serrer au plus près son propos. Elle adopte ainsi un point de vue extérieur, froid et précis, pour suivre le parcours de son héros et pénétrer son intimité; ses pensées plus que ses sensations ou ses sentiments car ces derniers ne s'expriment, de manière déroutante, que dans un registre juridique, seule langue restant à cet homme détaché de lui-même. Comme s'il intériorisait toute la déshumanisation d'un pays ayant glorifié la technique et la rationalité et poussé à terme leur logique. L'ordre juridique auquel se rattache le héros semble ainsi répondre de manière obsessionnelle à cet «ordre carré, prussien», qu'aimait Claire son épouse protestante berlinoise adepte de la perfection structurelle du Bauhaus. Et on a l'impression qu'Ursula Krechel voit dans ce "caractère germanique" poussé à l'extrême un des fondements ayant permis l'ancrage de la dérive nationale-socialiste.

La forme choisie recourt à la technique du collage pour intégrer les multiples documents présentés en italique (articles de loi, extraits de journaux ou de discours, témoignages et jugements...), ce qui donne un aspect délibérément étouffant à la narration, l'auteure accumulant les indices et les preuves pour contrer l'effacement d'un héros enfoui sous la chape de béton de la reconstruction allemande. Fort habilement, elle coupe son récit de retour à presque mi-parcours, introduisant deux très longs flashes-back consécutifs rédigés dans un style différent, plus aéré et plus fluide, plus chaleureux. Le premier retrace la vie heureuse du couple dans les années 1930 jusqu'à ce que les diverses lois nazies contraignent la famille à la séparation, et le second relate la vie du héros en exil à Cuba, sorte de parenthèse dans un autre monde semblant plus humain... Des respirations bienvenues !

L'écriture acérée et minutieuse exclut tout pathos et joue brillamment, notamment dans de très belles descriptions des ruines et des chantiers de reconstruction, de toute la symbolique architecturale de la maison tant au niveau de l'individu et de la famille que du pays, les trois se faisant écho. Et l'auteure pousse très loin la psychologie d'un héros submergé par ses pensées, son analyse s'élargissant à toute l'Allemagne, une Allemagne dont le contraste avec l'épisode cubain souligne la froideur.

 

Au-delà de l'intérêt historique d'un livre éclairant des éléments peu connus, on apprécie surtout dans ce roman le regard pénétrant et sans complaisance d'une auteure qui, dépassant la précision factuelle, tente de sonder les profondeurs de l'inconscient allemand grâce à un impressionnant dispositif narratif et stylistique que lui permet la fiction. A ce double titre, même si certains passages s'avèrent un peu fastidieux, Terminus Allemagne est un monument.

 

(Article publié sur La Cause littéraire le 03/09/14)

 

 

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Terminus Allemagne, Ursula Krechel, traduit de l'allemand par Barbara Fontaine, Carnets Nord/ Editions Montparnasse, 4 septembre 2014, 448 p.

 

A propos de l'auteure :

Ursula Krechel est née à Trèves en 1947. Après des études d'allemand, de théâtre et d'histoire de l'art, sa carrière oscille entre journalisme et théâtre. Elle publie de la prose et du théâtre, mais est surtout reconnue pour sa poésie – jusqu'à la publication de son roman Landgericht (Jung und Jung 2012) qui rencontre un succès sans précédent et reçoit le Prix du livre allemand.

 

 

EXTRAITS :

(...)

Il est venu chez les siens et les siens ne l'ont pas reçu.

Jean,1,11

 

Sur les hauteurs du lac

p.11/12

(...)

Il sentait la civilité rassurante, l'atemporalité de ce hall de gare, il voyait les hautes portes battantes, sûrement trois mètres de haut, entièrement plaquées de cuivre. Le mot «Poussez» avait été gravé d'une fine écriture cursive dans la surface en cuivre, à hauteur de poitrine. Des portes de cathédrales, des portes qui enlevaient tous ses grands airs au voyageur, l'institution ferroviaire était importante et imposante, et le voyageur arriverait certainement à destination, et à l'heure. La destination de Kornitzer était si longtemps restée dans le flou – il n'imaginait même pas une vague destination de rêve – qu'il ressentait cette contradiction de manière extrêmement douloureuse. Son existence transitoire était devenue pour lui certitude. Tout dans ce hall était sublime et exaltant de perfection, Kornitzer regardait autour de lui mais ne voyait pas sa femme, à qui il avait communiqué son heure d'arrivée. (Ou ne la reconnaissait-il pas après dix ans?) Non, Claire n'était pas là. Mais il fut surpris de voir de nombreuses personnes revenir d'une proche station de sports d'hiver avec leurs skis à l'épaule, l'humeur très enjouée, le teint hâlé.
Il poussa l'une des hautes portes et fut ébloui. Le lac était là, grand miroir bleu, à quelques pas seulement se trouvait le quai, l'eau clapotait doucement, surface sans rides. Son arrivée avait évidemment été retardée, de deux bonnes heures, mais ce retard lui semblait comme une dilatation, la joie d'arriver et de revoir sa femme était reportée dans un temps indéfini. Le phare était là, émergeant de l'eau, le lion de Bavière était là, surveillant le port dans une attitude de domination tranquille, et les montagnes étaient là-bas, les montagnes à la fois lointaines et proches, un décor en blanc, gris et rose alpestre, leur cohue, leur force archaïque, immuables, d'une beauté inouïe. Il entendit alors qu'on appelait son nom.

(...)

Mombach

p.83/84

(...)

D'emblée un abaissement, un entassement résigné, gentil. Des maisons de brique jaune, sur le pignon et le socle un zig-zag de briques rouges, une ligne décorative comme un pull norvégien, une agréable stimulation, ça monte par ici, mais ça redescend par là, c'est comme ça. Brique jaune, brique rouge, les bâtisseurs de la fin du XIXème siècle maîtrisaient cela à la perfection. Le rythme de la marche ne permettait pas de penser à une ouverture. Il n'y a pas de place pour un jardinet devant la maison. La rue est si courte qu'on peut y tousser sans être entendu, on peut à la rigueur rester invisible si l'on se déplace à contre-courant du flux de la journée. Mais c'était une pensée protectrice, une pensée recouvrant d'autres pensées, que Kornitzer, en fait, ne voulait pas avoir. Une pensée qui cachait une sensation. Et cette sensation se résumait par «Oh non». Ou était-elle simplement muette, comme détachée de toute perception actuelle ?

Toutes les fenêtres et portes avaient des encadrement effrités de grès rouge. Derrière les fenêtres, des rideaux épais, confinement, occlusion, réclusion, un rideau tripoté ici ou là au passage de Richard Kornitzer. Des maisonnettes comme des dents de souris, un rez-de-chaussée, un premier étage et une mansarde avec une fenêtre dans le pignon, entre le pignon et le toit le support pour la hampe du drapeau, un conduit en guise d'écoulement, une modeste gargouille d'où s'échappaient les convictions. Kornitzer ne put s'empêcher d'imaginer les drapeaux rouges avec l'emblème nazi flotter dans la rue, petites maisons, petites gens, grande rafale mugissante de drapeaux, heurtant bruyamment l'asphalte de l'étroite ruelle. (...)

 

La peau cubaine

p.250/251

(...)

On buvait un jus d'ananas à moitié fermenté et légèrement mousseux, comme on buvait du cidre ailleurs, on restait assis à l'ombre ou dans des pièces obscurcies, la chaleur alourdissait les mains, qui restaient volontiers sur les genoux. On commandait un deuxième verre de jus d'ananas. Un homme passait à bicyclette, il avait coincé une barre de glace sous son porte-bagages, il roulait avec une lenteur si apaisante que c'était un plaisir de le regarder. La barre de glace était bien enveloppée dans des journaux afin de garder la fraîcheur autant que possible, mais la bicyclette laissait néanmoins derrière elle une légère traînée d'eau, pas encore critique. Le livreur apportait la glace derrière le comptoir, le patron de bar la cassait avant de la piler, la rangeait au fond et s'en servait pour refroidir une nouvelle portion de jus d'ananas. C'était un après-midi somnolent où il était difficile de penser à Berlin, il fallait penser à un jour d'hiver glacial pour reprendre ses esprits. Il était difficile de penser tout court et de ne pas s'abandonner à l'abattement de la chaleur. De minuscules colibris virevoltaient avec leurs plumes agitées et leurs becs stupides, bavards, d'où jaillissait une langue qui n'était pas plus familière aux autochtones qu'aux émigrés. On ne pouvait que hausser les épaules face au désir de parole des oiseaux qui tournaient (voletaient?) à vide, dans le vide d'un après-midi monotone et torride, où il ne se passait rien, où on ne voulait rien imaginer, où il ne se passerait réellement rien hormis le cri des marchands ambulants. Ecouter les marchands était une action, mais c'était aussi empêcher d'agir, par exemple d'écrire une lettre, encore une fois à l'ancienne adresse familière de Berlin, peu importait si la lettre arrivait ou quand elle arrivait - c'était donc une action et en même temps une plongée honteuse dans la passivité, qui ne pouvait pas être comprise à Berlin en général ni par Claire en particulier. (...)

 

Cratères et trouées

p.336/337

 

(...) Habiter consistait à creuser des tranchées intérieures contre les sentiments douloureux. Ainsi, ce n'aurait pas été une si grande perte que les bâtiments reconstruits à la hâte soient à nouveau ébranlés. On aurait reconstruit.

Eux-mêmes se trouvaient, après de telles promenades et réflexions, injustes et orgueilleux. Que savaient-ils de la manière dont on reconstruisait Berlin ? Reprenait-on la ville en main ou la laissait-on en l'état de ville-foire à un étage, servilement bossue, une fourmilière sous la protection des Alliés ? Cela ne changeait rien, rien ne les convainquaient vraiment. Himmler avait dit avec grandiloquence devant les maires allemands, en 1943, que les bombardements avaient aussi du bon, qu'ils présentaient aussi des avantages pour le chef d'une ville national-socialiste. Les villes et les communes pourraient ensuite être reconstruites dans l'esprit d'une véritable architecture nazie, sans les péchés architecturaux des XIX e et XXe siècles, où l'on a construit selon un libéralisme déréglé et dépourvu de sens, et les maires pourraient inscrire leurs nom dans l'histoire de la ville. (...) [Kornitzer] songeait parfois à Breslau, aux belles proportions de la ville, à sa lente croissance, il se souvenait avec nostalgie mais cela n'influençait pas son humeur à Mayence, où l'on ne soupçonnait plus rien de l'état de la ville avant guerre. Cela aurait dû l'attrister, mais il était triste de bien d'autres et diverses manière, et aussi très occupé. On eut dit que cette tristesse quotidienne glissait sur lui comme un voile gris tandis qu'il essayait de se concentrer sur des choses plus essentielles. Quant à Claire, elle n'avait jamais connu la ville médiévale, elle était berlinoise jusqu'au bout des ongles (corps et âme?) et ne s'intéressait pas aux niches angulaires, niches pour madones, angles, voûtes, ruelles.

(...)

p.355

 

(...) De quoi a parlé de professeur Kranz ? Sa conférence était intitulée « L'article 104 de la Loi fondamentale sous le regard de la psychiatrie » Le premier paragraphe de l'article en question semblait très raisonnable : La liberté de la personne ne peut être restreinte qu'en vertu d'une loi formelle et dans le respect des formes qui y sont prescrites. Les personnes arrêtées ne doivent être maltraitées ni moralement ni physiquement. Et tout à l'avenant, dans un esprit de douceur et de compréhension. Le règlement autorisant à mettre une personne en détention était clair et net. Non, les pères et les mères de la Loi fondamentale, dont certains avaient fait l'expérience d'une détention injustifiée, prenaient toutes les précautions. Ils avaient tenu leur assemblée constituante en se resserrant dans l'abbaye de Herrenchiemsee. Le choix de Herrenchiemsee n'avait pas été dicté par la beauté de l'île, mais parce qu'il n'y avait que deux lignes téléphoniques, or a commission devait accomplir son travail sans être influencée par l'agitation de la vie publique. Ce n'était d'ailleurs pas dans l'intérêt de la jeune République fédérale, après que tant de gens arrêtés arbitrairement avaient été relâchés, envoyés dans les marches de la mort, de s'occuper de tant de gens et de les réintégrer, de remplir à nouveau les prisons à ras bord. Mais les hommes en détention provisoire, les femmes et les enfants dans la rue, les cris, , les plaintes, toute cette détresse qui perçait souvent les oreilles de Kornitzer, cette exposition théâtrale, instinctive de la présomption d'innocence - le professeur Kranz avait-il déjà pathologisé ce genre de soucis liés à la séquestration ? De la même manière que l'expert psychiatre au passé de nazi avait catégorisé et pathologisé le caractère de Auerbach ? Existait-il un seul expert psychiatre qui n'avait pas ce genre de passé ? Kornitzer ne pouvait s'empêcher de se poser ces questions et il était content que le tribunal civil n'ait guère besoin de psychiatre. Le conférencier avait-il fait revivre le «criminel professionnel» inventé et conçu par les nazis comme une catégorie humaine ? (...)

Publié dans Fiction, Histoire

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Z
<br /> Cette lecture m'a bien fait cogiter et si j'essaie de plus en plus de réduire la taille de mes billets, Terminus Allemagne est un livre qu'on a envie de décortiquer, d'analyser, de bien<br /> comprendre. Je trouve que tu l'as très très bien fait dans cet excellent billet, chapeau bas! J'espère que ce livre trouvera ces lecteurs...<br />
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D
<br /> j'ai repéré ce livre mais il étit absent sur la table du libraire, je me promet de le lire et votre billet ne fait que renforcer mon intention<br />
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