"Un sel d'argent", de Norbert Paganelli
Un sel d'argent ou Mimoria arghjintina – je préfère le titre corse qui ajoute la mémoire à la pellicule argentique – est un livre dont la démarche m'a séduite.
Il est né du projet de deux amis d'origine sartenaise, le poète Norbert Paganelli et Joseph Nicolaï qui, longtemps correspondant de presse dans le sud de la Corse, avait pris des milliers de clichés illustrant le quotidien de cette île dans le dernier tiers du XXème siècle.
Il s'agissait de choisir quelques unes de ces photos en noir et blanc - lieux , portraits ou scènes de groupe – et de leur associer un texte bilingue en français et en corse.
Ainsi s'ajouterait à «l'oeil intrigué» du photographe qui avait su saisir l'instant, le «regard oblique» complémentaire du poète qui ferait revivre ce passé encore proche en en révélant une autre dimension...
Un projet,malheureusement interrompu par la mort de Joseph Nicolaï en juillet 2007, que Norbert Paganelli a tenu à mener à son terme en hommage à son vieil ami.
J'ai été fascinée par cette portée symbolique du cliché sur laquelle me semble bâti tout le livre , dans une belle adéquation du fond à la forme.
En effet, ces simples clichés fixant l'instant, dans sa banalité quotidienne, sur la pellicule argentique arrêtent le temps et révèlent cette réalité éphémère en permettant à notre regard, au travers de ces photos, de pénétrer le mystère, de saisir une autre signification de ce réel.
Magie de l'image émergeant de son bain, quand le blanc et le noir s'inversent dans la pénombre : comme une seconde naissance !
Et la "foliographie"inventive de Xavier Casanova prolonge cette symbolique jouant sur l'ombre et la lumière : doubles pages inversées, fond noir et texte blanc se muant en fond blanc et texte noir. Le tout souligné par une modification du regard – zoom sur un détail de la photo puis recul réintégrant celui-ci dans son cadre initial – cherchant l'invisible sous le visible, tourné tel Janus aux deux visages - dieu des passages et des croisements, des portes et des seuils -, à la fois vers l'avant et l'après, vers l'intérieur et l'extérieur : deux aspects d'une même réalité.
Nous avons tous, plus ou moins, ce « regard oblique » qui sait entrevoir la vérité derrière l'apparence, l'universel derrière l'anecdotique, le passé derrière le présent, mais seul le poète peut le traduire avec des mots.
Encore fallait-il que ces derniers acceptent de se plier à l'image, que le poète leur donne libre cours. Ainsi, quand Norbert Paganelli eut achevé d'écrire ses textes en français, ne réussit-il pas à les traduire en corse : "la texture" de la version française rendait "pauvre et prétentieuse " la version corse! Il comprit alors qu'il devait conserver un lien direct avec l'image et écrire en gardant seulement à l'esprit " l'émotion qui avait suscité le premier jet".
Le livre présente donc finalement, à partir d'un cliché générateur unique, deux textes "en connivence " nés d'une même émotion. C'est d'ailleurs sous ce titre, Connivences, que Norbert Paganelli a mis en ligne ces derniers poèmes sur son site Invistita.
Un sel d'argent est un ouvrage dans lequel l'art du photographe et du poète, véritables "reporters de l'absolu*", transfigure la réalité quotidienne en lui donnant un "éclat intemporel *".
*Marie-Jean Vinciguerra dans sa préface à l'ouvrage
Un sel d'argent / Mimoria arghjintina, Norbert Paganelli sur des photos de Joseph Nicolaï,coédition La Gare / A fior di carta, Décembre 2009
Bien qu'on perde beaucoup à se passer de la "foliographie" de Xavier Casanova et qu'il y manque le zoom sur un détail de chaque photo, vous pouvez consulter les 73 photos accompagnées chacune de leurs deux textes sur le site de Norbert Paganelli sous le titre de Connivences :
http://invistita.fr/poemes-poesie-corses-connivences/
On peut , de plus, visionner deux vidéos donnant un aperçu de la mise en page et de la conception graphique du livre :
http://www.dailymotion.com/video/xb7rdg_un-sel-dyargent-mimoria-arghjintina_creation
http://fr.calameo.com/read/0000646409b4335f5deee
EXTRAITS :
Cliché
A force d'observer, nous l'avions effacé
La caresse de l’œil
Peut lisser la pierre
Il reste que rien n’interdit
De faire pour un temps
Le chemin à l’envers
Afin de poser sur le roc émoussé
La poussière dérobée
À la pierre d’à côté
Zuddu
Fighjulani sempri u stessu locu
L’ochja
È l’ùn ci era manera di falli scambià
Comu sarà ch’ùn emu mai sapiutu parchì
Stu locu s’inturcinàia cusì
Vicinu à l’ochja
Luntanu à u zuddu
Impasse du vent
Je me souviens d’une façade qu’on découvrit un jour
Et d’une lampe à huile
Et d’un passage qu’une étrange pudeur
Avait enseveli dans l’éphémère
Il fallait y entrer mais c’était pour en sortir
Alors nous en sortions afin de pénétrer les entrelacs
Ils ne sont des impasses
Que pour ceux
Qui croient savoir où ils vont
Crucivìa
Era u crucivìa di nanzi è di dopu
U locu scatinatu
Ch’ùn avìa mancu più locu
Una volta circhendu à fallu rinascia
Ci hà lintatu senza vulella
Pezza di tandu
È càtari murati
Mai ùn ci semu persi in u crucivìa di nanzi
Par quiddu di dopu ùn pudemu dì
L’aridité des sols est un luxe sans pareil
Il enfante une pauvreté
Visage de la noblesse
L’opulence ne fait que renforcer le vide
Avec peu de pigments
La toile se met à chanter
Mais que ferions- nous
Sans l’acuité du regard