"Une fille occupée", de Dominique Conil
Deux ans après En espérant la guerre, Dominique Conil publie un second livre en partie autobiographique dont le titre prend également une connotation guerrière. Une fille occupée s'affirme bien comme un roman d'occupation et de démarcation, d'émancipation et, si son premier ouvrage traitait déjà de la difficulté à exister, de l'intérieur et de l'extérieur, de l'enfermement et de la fuite, le second y ajoute une dimension fascinante et même vertigineuse en explorant les rapports complexes de l'imaginaire et du réel, des livres et de la vie.
C'est l'histoire de Ka, une petite fille d'origine russe habitant la banlieue ouest de Paris – un des lieux d'implantation de cette émigration – dont le territoire intime est envahi par une famille où règne en maître le culte des livres. Les livres censés la faire vivre d'abord : ceux du père, distant et dominateur, qui enchaîne l'écriture de romans policiers. Mais aussi les innombrables livres lus par une mère incapable d'achever le sien , une mère dépendante et suicidaire qui met son unique espoir dans l'avenir littéraire de son fils surdoué.
Histoire d'une libération en plusieurs étapes, d'une double naissance, en tant que femme et en tant qu'écrivain. Des renaissances permettant d'avoir enfin prise sur la vie, de prendre en main son destin , qui, curieusement, commencent toujours par une fuite ou une errance, une griserie ou une fièvre...
Fuir le domicile familial, la vie fictive, pour «toucher la vie» réelle. Importance du contact physique dans cette rencontre avec Manuel - un marginal «inscrit nulle part» marqué lui aussi par un manque familial, - tant sur le plan sexuel que dans cette main-mise sur les objets lors des cambriolages auxquels ils se livrent. Fuite de ces deux héros devenus nomades, avides d'excitation - naturelle ou artificielle - pour se sentir exister.
Fuir l'amour qui vous emprisonne, les souvenirs qui vous assaillent, tous ces livres qui se substituent aux mots dans un échange impossible. Mais les écrire pour s'en libérer. Fixer les traces des morts pour que l'oubli ne les réduise pas en poussière , noircir du papier pour remplir les blancs. Marquer sa propre trace en la démarquant de celle des autres . Ecrire, être lue, pour exister...
Une fille occupée apparaît finalement comme un court texte d'à peine trois pages qui se scinde en son milieu et nous fait entrevoir tous les livres dont il est issu (un texte «occupé» également au sens premier du mot !). Passée la première page, règles d'écriture rédigées à la forme négative sur le mode de la démarcation, le coeur de ce roman étrange est en fait un long flash-back remontant le temps en partant de l'enfance de Ka. Parenthèse refermée par les deux dernières pages qui viennent se ressouder à la première, la prolonger, mais cette fois de manière beaucoup plus affirmative. Affirmation d'un écrivain.
Malgré une série de nombreux chapitres dont les titres moqueurs commentent avec recul le récit, le livre semble s'articuler nettement en trois parties, les deux dernières s'annonçant chacune dans la précédente comme pour en adoucir la transition.
D'emblée Dominique Conil trouve le ton juste, le recul, justement, mais aussi la proximité nécessaire pour évoquer cette enfance marquée par une névrose familiale d'écriture , grâce à une habile alternance du narrateur, passant de la troisième personne à la première - mais à la première du pluriel, le «nous» englobant Ka et son frère Félix face au père et à la mère dont l'absence de prénom accentue la distance. Une évocation lumineuse délivrée sous forme de flashes, de bribes de souvenirs ou d'impressions qui refont surface et se ravivent , portés par une écriture sensible , volontiers elliptique et souvent ironique. Trouvant son équilibre entre gravité et légèreté , cette première partie "funambule" pleine de fantaisie, à la fois drôle et poignante, m'est apparue comme un véritable moment de grâce.
La première émancipation de Ka , dont les manifestations d'indépendance s'intensifiaient déjà depuis quelque temps, s'affirme dans le passage brutal au «je» accompagnant sa fuite de la maison familiale. Un «je» vite dépendant de Manuel , «[son] homme», et de ses casses. (Et le «nous» tend à reprendre le pas sur le «je», Manuel y remplaçant Félix). Une deuxième partie racontant les aventures de nos deux héros qui m'a semblé moins convaincante, un passage à la réalité - ou du moins à ce que ces héros pensent être la vraie vie – paradoxalement, et peut-être intentionnellement, moins crédible. Aussi mon intérêt s'est-il un peu émoussé d'autant plus que la narration s'y fait plus classique.
Puis le récit s'infléchit, les livres d'une bibliothèque , objet d'un cambriolage, prennent soudain vie en délivrant leur contenu fictif, amorçant la dernière partie qui démarre dès l'emprisonnement de Manuel.
Et l'on retrouve pleinement la belle écriture de Dominique Conil , cette narration un peu déroutante de prime abord qui entretient le flou avec art afin de maîtriser un territoire fuyant, aux frontières des souvenirs, du rêve et de l'inconscient . Une partie riche et complexe tournant autour de l'effacement et de l'inscription , de la disparition et de l'existence . Véritable naissance d'une héroïne qui s'effectue en deux étapes. Son abandon délibéré de Manuel qui permettra aux deux héros de prendre chacun leur indépendance (Manuel, sauvé par les livres, pouvant enfin écrire le sien et accéder à la vie par la fiction). Son arrachement difficile à sa mère et à tous ces livres qui la noient sous un flot de citations pour trouver ses propres mots . Un arrachement nécessaire pour ne pas disparaître avec elle et émerger , exister tout en ne l'effaçant pas.
La construction d'Une fille occupée m'a rappelé les "matriochkas" , ces poupées russes , justement , qui semblent si bien s'accorder à un texte où affleure régulièrement la nostalgie de la Russie. Figures gigognes qui s'emboîtent les unes dans les autres à partir d'une figure centrale, d'un noyau indivisible que chacun porte en soi, mues successives dont on conserve la peau...
Et, tournant la dernière page, refermant la coque de la figure-mère contenant toutes les autres, j'ai eu l'impression de refermer deux livres, l'acte de naissance d'un écrivain ,certes, mais aussi le livre d'une mère, enfin achevé par sa fille.
Une fille occupée, Dominique Conil, Actes sud, février 2011, 206 p.
Biographie de l'auteur :
http://www.actes-sud.fr/contributeurs/conil-dominique
EXTRAITS :
p. 17/18
*
Nous, les enfants , retour d'école, de collège, puis de lycée, nous avions le coup d'oeil.
Nous savions évaluer à la seconde l'état d'avancement du bouquin.
Père déployé sur banquette dans fracas de revues, mystère de l'apparente paresse, mauvais. Recherche idée.
Père ramassé devant clavier, sensible dérangement, mauvais. Recherche lancée.
Staccato régulier de la machine, léger mieux, coque sonore, la maisonnée avançait bord de vent. Tranquillité de météo marine un soir d'été, vent force 7 à 8.
Nous apprîmes les nuances, et à distinguer le tir nourri du jet impétueux, mais proche du blocage.
Puis : père détendu, qui ne veut pas attendre mais attend la sonnerie du téléphone. Chat irrité qui s'éloigne. Prudence, avis éditeur.
Père curieux soudain de ce que nous avions fait, pendant tout ce temps. Il s'avançait alors vers nous amical; nous ne l'étions plus. Intermède sans importance, avant le prochain bouquin.
On rentrait. Notre mère était allongée sur la mauvaise banquette, décollant distraitement une peluche de Lucky Strike de sa lèvre inférieure et lisant les pages du jour. Elle tournait et posait lentement les feuillets, revenant de temps à autre en arrière. La radio oubliée jouait en sourdine dans la cuisine.
Nous filions doux. La moindre réserve, ou, pire, la critique kamikaze – ça ne fonctionne pas – augurait des cris, voire pis, d'un dîner au cours duquel toujours notre père froisserait rageusement sa serviette, renverserait sa chaise. Ce n'était alors le moment de rien, juste le moment de ne pas exister et lorsque, d'une voix qui se voulait paisible, elle demandait s'il fallait apporter le dessert, nous répondions charitablement que non.
Nous attendions anxieux la suite. Mère à l'identique, murmurant comme pour elle-même «c'est beaucoup mieux comme ça ». Entrée, plat et peut-être même télé, des rires ! Yaourt à la myrtille, la myrtille c'est bon pour les yeux, les yeux ça compte quand on écrit.
Il fallait que l'histoire se tienne.
Il fallait camper le personnage.
Il fallait que chaque fin de chapitre propulse vers le suivant.
Le lendemain matin nous partions dans un bruissement affolé, en retard, chèque de cantine oublié, signatures, car notre mère ne s'était pas réveillée, elle avait lu très tard d'autres livres. Autres, disait-elle somnolente, «c'est tout». La porte se refermait sur nous avec ce clic discret des résidences.
(...)
p. 184/185
(...)
Elle m'ignore, pas tout à fait cependant, lâchant en rafale : " Evidemment c'est si facile, quand on a les mains propres on les a vides aussi.
- Heiner Müller, dis-je en saisissant mon sac. Ou quelqu'un d'autre. Te parler, c'est toujours à quelqu'un d'autre.
- Il y a eu un temps. Je croyais vous protéger contre moi, mon amour empêché, mon noyau vide, avec la muraille des mots...
- C'est de qui, ça ? dis-je en reculant.
-Personne", dit-elle, mais je suis déjà dehors. Dehors-dehors.
Elle ne fait rien pour me rattraper. Elle ne l'a jamais fait. N'y a sans doute jamais pensé. Jamais, en regardant par la fenêtre de la banlieue ouest s'éloigner les cartables sur le dos, avec l'impression turlupinante que quelque chose avait été oublié. Mon pied glisse. Ces boots souples, pas les bonnes chaussures pour ici, l'eau aussitôt y pénètre.
Arrivée à la route, je ne sais plus où aller. A droite c'est l'inconnu, plus profond dans le pays – il me semble qu'il y a bien un village par là, il y en a toujours un, mais assez éloigné. Alors je repars vers la guérite EDF. Et là, j'attends. Un froid de marécage s'insinue sous mes vêtements, mais je brûle si bien que d'abord je trouve presque cela rafraîchissant. Derrière la porte métallique quelque chose vibre régulièrement.
Je prêtai l'oreille au battement de la station électrique. Que produisait-elle ici ? Seulement du courant ? N'égrenait-elle pas aussi le temps ?
Ensuite, je ne sais pas, Lydia Tchoukovskaïa. J'ai dû rester à regarder le fossé qui déborde parce que, d'un coup, le ciel a perdu son peu d'éclat et de faibles vaguelettes s'arrondissent sur le goudron. A la limite d'un bosquet, là-bas, déjà l'ombre. Ma veste alourdie est plaquée contre mes seins. Mes chaussures gargouillent à chaque pas. Et l'eau avance rapidement par centimètres, couvre la moitié de la route. Peu profonde mais en remous.
(...)