"Walter", de Hélène Sturm
Dans ce roman doublement initiatique comportant quatre grandes étapes, Hélène Sturm nous invite à «faire un bout de chemin» avec son héros éponyme, gamin sensible et peu bavard auquel les mots ne viennent avec simplicité que «sur la pente du sommeil».
A bientôt treize ans, ce grand lecteur vivant seul avec sa mère qui ne lui interdit aucun livre décide qu'il est temps de «jeter sa gourme». Il a grande «envie de passer aux actes», ne sachant «comment commencer». Et après moult angoisses et hésitations, moult préliminaires, il va «avec la fougue de la jeunesse» finir par se jeter «à l'encre» :
«Au nom de quoi serait-ce une obligation de brouillonner avant d'écrire? De tâter l'eau du bout du pied avant de s'y jeter ? De devoir manger tout le gâteau avant d'avoir le droit à la cerise ?»
Mais tout le monde n'est pas Rimbaud pour pouvoir écrire l'océan sans avoir vu la mer!
En panne d'inspiration, incapable de continuer sa pièce de théâtre au-delà de la deuxième scène, Walter se lancera deux ans après dans la rédaction d'un carnet d'aphorismes que, tombé sous le charme de Sacha et «débordé par le réel», il abandonnera en cours :
«nul n'est tenu de produire de l'aphorisme à la chaîne et il n'est pas interdit de prendre son temps, de réfléchir avant de décapuchonner la plume en or».
Sacha lui ayant été enlevée sans qu'il ait pu mener non plus à terme cette aventure, il vient alors à cet adolescent tourmenté l'idée d'imaginer une correspondance entre ses deux fidèles amis Josselin et Ferréol - sorte de Laurel et Hardy -, «deux spécimens d'idiotie amusante» et «d'indéfectible gentillesse» qui ont déjà ensemble pénétré la vie. Hélas, «la vraie vie des garçons» s'infiltre avec plus de talent dans celle qu'il est en train de leur inventer, s'avérant «plus riche, plus drôle, plus triste, plus inattendue». «Arrivera-t-il un jour au bout de quelque chose?» Et si «ses galipettes avec Samantha font plutôt du bien à l'auteur qu'il envisage de devenir», du moins dans un premier temps, «finalement la vie l'emmerde. Seuls le chocolat ou la fumée de cigarettes le rattachent au réel»...
A dix-huit ans, bac en poche, la petite bande se retrouve pour des vacances communes aux Saintes-Maries-de-la-Mer. La vie s'y passe «avec des rituels bien installés» qu'il n'arrive pas à «vivre joyeusement» mais observe «avec perplexité», à nouveau tenaillé par le désir d'écrire, de se retrouver «dans un cinéma vide avec de belles images rien que pour lui». A la rentrée, chacun partira vivre de son côté. Triste et angoissé, espérant tout sans rien attendre, Walter est «à lui seul une corbeille de papier froissé», et sa mère qui comprend ces choses l'envoie faire ses études chez son oncle d'Amérique. Il va pouvoir alors s'envoler sans renoncer à ses rêves qui l'ont toujours sauvé du pire, emportant avec lui non ses habituels cahiers et carnets mais des feuilles libres. Et on l'espère enfin prêt à travailler «sur une feuille blanche avec une plume amicale».
Au travers du jeune et touchant Walter qui, écartelé entre réalité et fiction, a du mal à s'insérer dans le monde et ne peut vivre sans écrire, Hélène Sturm s'intéresse à «la littérature en train de se faire» et à «la vie comme elle va», nous faisant vivre l'écriture et écrivant la vie. Elle nous livre ainsi des «considérations imagées drôles et surprenantes» emplies de lucidité, de finesse et de tendresse. Et elle réussit «cette chose» souhaitée par son héros : «amusante, légère, mais aussi subtile et un peu profonde»!
Nous sommes très concrètement confrontés à toutes les difficultés ponctuelles de l'écriture, à tous ces plaisirs et ces tourments qui font surgir un questionnement infini la transcendant. Et l'on suit avec amusement l'évolution des écrits de Walter, la façon savoureuse dont il écrit, biffe et récrit, ôte et rajoute, passant sans cesse de la satisfaction au découragement. De multiples versions insérées telles quelles qui ne nuisent pas pour autant à la fluidité du récit, l'auteure se montrant attentive aux liaisons, aux transitions. Un récit conté par ailleurs par un narrateur extérieur, ce qui renforce la distance comique.
L'écriture est allusive et malicieuse, Hélène Sturm faisant au lecteur de nombreux clins d'oeil qui renvoient, bien sûr, à la littérature mais aussi au cinéma ou à la chanson... Une écriture très poétique («donc ...juste») renouvelant les images et nous régalant d'inventions verbales, l'auteure - qui ne se prend pas au sérieux - allant «à l'essentiel par des chemins de traverse».
Walter est un roman doux-amer, comme la vie, qui illustre la vanité des choses tout en faisant miroiter la liste des possibles. Un roman mélancolique et drôle célébrant la liberté du rêve et le sommeil comme ultime refuge.
( Article paru sur La Cause littéraire le 08 /04/2014)
Walter, Hélène Sturm, éditions Joëlle Losfeld, mars 2014, 160 p., 15,90 €
A propos de l'auteure :
Hélène Sturm est née en 1945 en Alsace. Après avoir pratiqué différents métiers, notamment dans l’audiovisuel ou encore l’enseignement, elle a partagé jusqu’à très récemment son temps entre Mulhouse et la Drôme où elle réside depuis une dizaine d’années.
Après Pfff (2011), Walter est son second roman paru aux éditions Joëlle Losfeld.
EXTRAITS :
2
p.81
(...)
Peut-être qu'elle restera dîner. Il y a ce soir pour le dessert des blancs-mangers fragiles, sur lesquels sont posés de pâles framboises, on dirait des seins de jeunes filles, c'est ainsi qu'il les imagine, mais il ne faudrait pas qu'il pousse la fantaisie trop loin et qu'il bande quand elle arrive et quelle le voie et qu'il meure sous son sourire fléché. Son bureau n'est pas très grand, ils vont devoir se serrer l'un contre l'autre pour y travailler, à moins qu'ils s'installent sur son lit où il y a plus de place pour étaler les livres, et ce qu'on voudra d'autre. Il s'étalerait bien dans un champ de coquelicots. Un jour, s'il a un cheval, et si c'est l'année des C, il l'appellera Coquelicot, ou si c'est l'année des M, Mouloudji, ce serait presque pareil.
30. Quand on a au fond de la gorge un coquelicot qui tremble c'est qu'on est au bord de faire une déclaration d'amour.
Ils n'ont fait que travailler. Walter ne sait pas s'il est content ou triste, si c'est bon ou mauvais signe, si ce sera pareil la prochaine fois. Peut-être que comme lui elle préfère le noir du cinéma pour les effusions. Ils y retourneront, il lui touchera les seins, parce que pour ce qui est des fesses c'est très compliqué au cinéma, il ne voit pas comment il y arriverait. Il aimerait qu'elle ait envie de lui caresser les fesses, parce qu'il faut faire vite, le temps où on ne vous touche plus les fesses que pour y faire une piqûre arrive à toute allure, il n'est pas dupe, il se sent déjà vieux.
3
p.93/94
(...)
C'est en chantonnant, avec l'atroce et triste voix du jeune corbeau qui va mourir sous la balle du chasseur, «Monsieur le Président, je vous fais une lettre...» que l'idée lui vient d'écrire un roman plus amusant que Les liaisons dangereuses, moins précieux que Les lettres persanes mais aussi passionné que les Lettres de la religieuse portugaise. Ceux qui s'aiment, ils s'écrivent quand? Ils s'écrivent pourquoi? Il n'a pas eu le temps d'en faire l'expérience, Sacha l'a laissé tomber avant même qu'il ait réussi à mettre la main sur une feuille de papier, sur la plume idoine et, surtout, sur la manière de commencer. Peut-on inventer des sentiments, des sensations, qu'on ne fait que deviner, que l'on construit maladroitement à partir des livres qu'on a lus, des films qu'on a regardés, des chansons qu'on écoute? Il n'en sait foutre rien, à vrai dire rien du tout du tout. Le plus dur, ça, il commence à le savoir, c'est de trouver un titre qui mette les choses en place, qui fasse démarrer la machine, un titre qui le jette à l'eau et lui apprenne à nager. Et si, demain, il ne veut pas mourir de ce mélange de honte et d'ennui qu'il connaît par coeur, il faut qu'il trouve le titre aujourd'hui, immédiatement, maintenant, tout de suite, sans attendre, illico et sans tergiverser. La tablette de chocolat qu'il mange toute entière n'aura servi à rien, il ne trouve pas, c'était sa dernière tablette.
(...)
4
p.133/134
(...)
Ils n'ont plus qu'à faire leurs bagages et s'en aller. Mais tous les jours, pour des raisons qui n'appartiennent qu'à lui et qu'il ne leur donne pas, Walter remet à plus tard. Il a le sentiment d'avoir oublié quelque chose. Pourtant il fait chaque soir la liste des tâches qui l'attendent le lendemain, mais, au réveil, elle finit dans la corbeille à papier. Il fait des listes depuis très longtemps. On peut soupçonner que la manie s'est installée juste après sa première, et dernière, lettre au père Noël. Souvent, les relisant, il ne les comprend plus, elles sont comme des messages laissés par des ombres qui imitent parfaitement son écriture. La liste qui disait : Tous les jours, une fois au
moins
Deux fois par semaine
Une fois par mois
Seulement demain
Jamais
est restée close, comme si dans la nuit quelqu'un avait fermé la porte du sens et jeté la clé.
Depuis qu'il sait écrire, Walter a une table de bureau et une corbeille à papier. Une table en bois blanc, une corbeille en osier tressé. Avant de les jeter, il ne froisse pas les feuilles, elles s'enliassent comme elles arrivent, comme autant d'inanités qui s'épousent, l'une se glissant dans la coque que forme l'autre. Dans une liste, disparue elle aussi, les feuilles jetées faisaient partie des choses vaines, et dans une autre des conneries qui nous viennent sans doute sans qu'on y pense, on trouvait aussi les mauvais jeux de mots écrits noir sur blanc dont toute une liste s'était perdue alors qu'elle lui plaisait beaucoup et qu'il ne se souvient pas du tout avoir condamnée aux oubliettes. Walter ignore que sa mère visite les oubliettes et garde les listes qu'elle y trouve, depuis le premier, et dernier, brouillon de la lettre au père Noël. Ce n'est pas par indiscrétion qu'elle opère cet amical forfait, c'est pour se mettre un peu de bonne humeur, c'est pour connaître un peu mieux ce garçon qui toujours s'échappe et jamais ne se livre. C'est une manière de veiller sur lui et de l'admirer sans le lui dire parce qu'un rien suffit à le plonger dans le découragement.
(...)