"Le voyage d'Octavio" de Miguel Bonnefoy

Publié le par Emmanuelle Caminade

"Le voyage d'Octavio" de Miguel Bonnefoy

Dans son premier roman Le voyage d'Octavio, épopée initiatique célébrant de pair la résilience du Vénézuéla et le mystère sacré de la littérature, le jeune auteur vénézuélien Miguel Bonnefoy a choisi la langue française (1) pour construire un chemin permettant à son héros de se réapproprier sa terre et son histoire : un parcours qui semble aussi un chemin d'écriture. Et il transmet ainsi au lecteur son amour pour ce pays à la nature luxuriante où fleurissent ces légendes qui «[éloignent] les enfants de la nuit», tout en y affirmant son art poétique.

C'est une sorte de fable à la dimension onirique qui mêle le réel et le merveilleux, le profane et le sacré, s'inscrivant, bien au-delà de ce qu'on a appelé au XXème siècle en Amérique latine le "réalisme magique", dans une tradition littéraire universelle. Un récit parfaitement maîtrisé articulant très symboliquement le parcours de son héros autour d'une tablette marquée de hiéroglyphes indigènes «comme on en trouve dans les forêts de San Esteban, sur la pierre de Campanero»(2) et s'avérant la  «fondation d'un pays». Un pétroglyphe se révélant à la fois la cause de son exil et le facteur de sa métamorphose, de sa renaissance, le poussant à revenir chez lui, enrichi.

1) Fils d'une diplomate vénézuélienne, Miguel Bonnefoy a suivi tout son cursus scolaire dans les Lycées français

2) Pierre de Campanero évoquée dans les livres de l'écrivain vénézuélien d'Aristides Rojas

 

Pétroglyphe (Vénézuela)

 

D'emblée le premier chapitre faisant office de prologue reprend une histoire très populaire, annonçant ainsi la tonalité fabuleuse et miraculeuse du récit qui va suivre, tout en impliquant personnellement (3) dans celui-ci un auteur assumant pleinement son héritage : «Voici l'histoire du citronnier du Seigneur telle qu'on la trouve à peu près sous la plume du poète Andrés Eloy Blanco (4), dans les livres de mon pays

Et la première phrase du deuxième chapitre, véritable incipit du livre, nous présente le héros comme une plante ancrée dans cette terre vénézuélienne qui l'a nourri («Don Octavio était poussé de cette terre.»), tandis que la suite du récit fait surgir l'image d'un géant portant sa terre rédemptrice à la façon d'un Saint Christophe (5), suggérant aussi celle d'un écrivain portant la littérature, ce trésor immuable comme la pierre et sans cesse revitalisé par la transmission et le don de soi - la figure de l'écrivain s'affirmant moins comme celle d'un créateur que d'un artisan travaillant la matière de ses mains pour restaurer la brillance d'un patrimoine.

Don Octavio représente «un pays entier de mangues et de batailles», il porte dans ses veines «la résistance et la servitude» du peuple qui l'a vu naître, une force et une «vitalité arrogante». Avec son corps «taillé à coup de serpe dans un tronc», et son visage de «bois» et de «pierre», il semble ainsi incarner cette permanence et cette renaissance toujours possible.

3) On note l'intervention de l'auteur dans un récit à la troisième personne avec ce bref passage au "je" («mon pays»)

4) Ecrivain et homme politique vénézuélien considéré comme "le Poète du Peuple" (1896/1955)

https://youtu.be/0kInbr7TqDQ

5) Le roman s'intitulait à l'origine La terre que je porte, titre qui fut refusé par l'éditeur.  https://fr.wikipedia.org/wiki/Saint_Christophe_portant_l'Enfant_J%C3%A9sus

 

 

Fresque de Saint Christophe ( Malvaglia, Suisse)

Sorte de géant analphabète muré dans sa carapace de silence, homme effacé, invisible, Don Octavio vit seul, sans descendance, dans un bidonville de Caracas : dans cette «terre sans ancêtres» semblant oubliée du ciel. Mais une suite de hasards et de rencontres l'amènera à prendre conscience de sa force et à prendre en main son destin, montrant la voie à son peuple.

C'est d'abord la maladie et son incapacité honteuse à avouer son illettrisme qui le mettront en branle. Il rencontrera ainsi Venezuela, femme vénézuélienne peu conforme au cliché (4) qui l'initiera à la lecture et à l'écriture comme à l'amour, à l'amour de l'écriture, l'éveillant aussi à son histoire. Et c'est le hasard de la défection d'un des membres de la confrérie de brigands «chevaleresques» pour laquelle il fait le ménage, et son incapacité à opposer un refus à son chef, l'artiste cambrioleur Alberto Guerra, qui lui feront braver la colère de Dieu en partant dérober le pétroglyphe de sa belle, se montrant bien peu reconnaissant.

Cette transgression doublée d'une trahison l'acculera à quitter son bidonville natal. Il traversera ainsi le Vénézuéla, allant à la rencontre de son peuple et de son pays et percevant toute «l'amère beauté du monde». Et il gagnera ces forêts profondes où, la nature ayant couvé son héritage, il surprendra «la naissance d'une littérature» dans le pétroglyphe de Campanero, «ce grand livre» de pierre qui a résisté au temps.

Ce voyage ainsi le transformera et il pourra «prendre un nouveau départ» qui le ramènera chez lui. Pour transmettre cette nouvelle richesse dont il est désormais devenu dépositaire avant d'achever son propre cycle de vie. Pour restituer à son peuple sa terre et son histoire. Sa fierté et son pouvoir.

4) Une femme intelligente et cultivée, première incarnation de la littérature qui lui fera découvrir l'ivresse des mots

Peinture naïve ( Equateur)

On tombe immédiatement sous le charme du Voyage d'Octavio, séduit par la simplicité d'une écriture poétique très évocatrice toute en ironie et en finesse, en justesse de ton, qui allie le concret du quotidien et le merveilleux comme la sobriété et la luxuriance des mots (5), tissant de multiples héritages culturels (6). Une écriture imagée et physique, sensuelle, qui nous fait pénétrer dans un monde empli d'odeurs et de parfums, vibrant de sonorités et de couleurs. Dans une nature à l'exubérance mystérieuse où les humains semblent parfois s'accorder miraculeusement aux règnes végétal et minéral (7) dans l'harmonie d'un monde retrouvé.

Un premier roman très prometteur !

5) On sent notamment le plaisir de l'auteur à décliner la musique de tous ces mots désignant la flore et la faune locale, ou tous ces ingrédients, ces produits naturels utilisés pour restaurer la statue du Nazaréen

6) En utilisant la tradition orale de son pays comme les livres des écrivains vénézuéliens, mais aussi les grands mythes fondateurs universels (dont ceux du Christianisme) ou des éléments divers empruntés à d'autres cultures ( au film Padre Padrone des frères Taviani, à l'Arsène Lupin de Maurice Leblanc ou au Requiem de Berlioz ...)

7) La nature est sans cesse personnifiée tandis que les humains, et surtout le héros, se parent d'attributs végétaux ou minéraux...

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le voyage d'Octavio, Miguel Bonnefoy, éditions Rivages 2015, Rivages poche, mai 2016, 126 p.

A propos de l'auteur :

http://www.babelio.com/auteur/Miguel-Bonnefoy/331634

EXTRAITS :

I

p.8/9

(...)

Parmi ces maisons, à la robe d'une montagne, il y avait celle d'un créole qui avait planté contre sa haie un citronnier robuste, aussi vieux que lui, dont les fruits se mêlaient au gui du feuillage. La procession s'était approchée. Le créole était sorti avec un fusil à verrou et une grappe de cartouches sous l'aisselle.

- Je tue le premier qui franchit la haie, avait-il crié depuis la rambarde. Et je commencerai par celui que vous promenez. Nous allons voir si les saints ne meurent pas.

Les porteurs firent demi-tour sans discuter. Mais à l'instant de repartir, la couronne d'épines resta accrochée à l'une des branches de l'arbre. Le créole épaula l'arme et, au milieu d'une injure, tira une seule balle dont l'éclat résonna longtemps dans la montagne. La balle sépara la statue de la branche, secoua le feuillage et fit tomber sur les têtes, comme une pluie de bubons verts, des centaines de citrons qui roulèrent jusqu'aux portails des cabanes.
On crut au miracle. On utilisa la pulpe jaunie pour les infections, on fit sécher les zestes qu'on saupoudra sur les poissons et on purifia l'air avec l'acidité des huiles. On mélangea le citron au gingembre dans des marmites, on les fit passer, porte après porte, à toutes les alcôves, avec un secours que deux mille ans de médecine n'avait su offrir. En dix mois, on fit reculer dix ans de peste.

Voici l'histoire du citronnier du Seigneur telle qu'on la trouve à peu près sous la plume du poète Andrés Eloy Blanco, dans les livres de mon pays.

 

C'est ainsi que la maison du vieux créole fut rasée et qu'on éleva une église aux murs de pierre et au parquet sali face au citronnier. On nomma l'église comme le village : Saint-Paul-du-Limon. C'était une humble basilique, sans orgue ni ornements, au plafond lambrissé, qui finissait sur une arrière-cour plantée de grenadiers. Le bénitier ne manquait jamais d'eau. La nef faisait retentir les cantiques jusqu'aux abords du village. Les vitraux racontaient aux illettrés les passions et les supplices du calvaire tandis que, dehors, la chaleur était si lourde que toutes les portes restaient fermées jusqu'à l'heure des vêpres.

(...)

VIII

p.56/57

(...)

Un matin, il se surprit de voir que mujer s'écrivait si simplement.

- J'aurais pensé que pour un personnage aussi considérable, il y avait un mot plus difficile, s'était-il exclamé.

Et longtemps après, il roulait encore dans sa mémoire les syllabes de ce mot, mujer, liant et déliant son corps au sien, la tête lourde tout à la fois de manque et de plénitude.
Quand il parvint à lire une phrase entière sans hésiter, et qu'il ressentit l'émotion brutale de la comprendre, il fut envahi par le désir violent de renommer le monde depuis ses débuts. Il éprouvait ce lien étrange avec une terre nouvelle, fondu dans un même combat, dans un même âge. Le bonheur tournait et il tournait avec lui. Chaque lettre dans sa bouche prenait la résonance d'une promesse.

Ses préférences allaient plutôt aux adjectifs sans lourdeur. Il y retrouvait la simplicité pleine de tragédie de sa propre nature. Il comprit que la grammaire avait une tradition, au-delà des règles. Et s'il ne confia pas tous ses doutes à Venezuela, ce fut dans la peur de compliquer les choses, et nullement par hésitation.

Il cessa de s'entailler la paume. Il ne remplit plus la bassine avant de sortir, ne prépara plus les linges pour l'emmaillotage. Ce vide était à présent occupé par tout un orchestre qu'il entendait tous les soirs, dans une ivresse de musique, et qu'il recomposait chez lui, plus tard, avec la sobriété d'un unique instrument. Car, comme des femmes, Octavio n'avait jamais connu des mots autre chose que leur onde effacée, l'habitude qu'ils disparaissent aussitôt, sortis de sa bouche, comme des coups d'épée dans l'eau. Mais il découvrait à présent qu'il pouvait en conserver la trace, mélangeant le nom des choses et les choses de l'amour. Il gravait, d'un seul trait, à la fois le désir et son empreinte. Assoiffé d'apprendre comme on a soif d'aimer il ne se lassait pas de confondre les deux alphabets. Le temps qu'ils passaient ensemble avait quelque chose d'illisible.

(...)

Publié dans Fiction

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