Le village secret, de Susanna Harutyunyan

Publié le par Emmanuelle Caminade

Le village secret, de Susanna Harutyunyan

 

Née en 1963 dans un village de la république socialiste soviétique d'Arménie (1) à proximité du lac Sevan, Susanna Harutyunyan a publié Le village secret  (sous le titre original Les corbeaux avant Noé) en 2015, pour le centenaire du génocide perpétré par les Turcs contre les minorités arméniennes de l'Empire ottoman. Et dans ce roman très virulent contre les Turcs, elle ne se borne pas à commémorer le génocide arménien mais évoque aussi les massacres hamidiens l'ayant précédé dans les années 1894/1896, rappelant également les persécutions du clergé et les nombreuses exécutions ou déportations d'Arméniens en Sibérie sous Staline.

1) Après l'effondrement de l'Empire Ottoman et une éphémère république, l'Arménie devint en 1922 une des quinze républiques socialistes soviétiques et n'obtint son indépendance qu'en 1991, à la chute de l'URSS

 

Carte de 2015

Le village secret est un roman sur la difficile reconstruction d'un peuple martyr venant raviver la mémoire de tous ces massacres et toutes ces déportations et questionnant ce besoin de croire en un éden possible pour survivre. Un roman nourri non seulement de l'histoire mais des coutumes, des croyances et des mythes qui nous plonge dans la culture et l'imaginaire arméniens.

Oeuvrant contre l'oubli, l'auteure, après avoir creusé leur tombe au cœur même de leur mère-patrie, érige ainsi une stèle (un khatchkar (2)) à la mémoire de toutes ces victimes inconnues massacrées ou jetées affamées sur les routes de l'exil, témoignant de leur existence passée.

 

Cette histoire où s'affrontent sans cesse les forces de mort et de vie se déroule dans un petit village de montagne non nommé à proximité du lac Sevan devenu un refuge clandestin pour les persécutés depuis l'arrivée de Perdj et d'un nouveau-né ayant échappé aux massacres hamidiens. Après la mort de Perdj, Harout - qu'il a sauvé et élevé - est devenu à son tour le chef incontesté de ce village secret : un village qu'il quitte régulièrement pour échanger des marchandises dans la vallée, étant le seul à connaître les chemins menant au monde extérieur.

Le héros s'aperçoit ainsi avec une profonde tristesse que la violence a repris dans ce monde totalement ignoré des villageois car «il ne relatait jamais au village ce qui se passait dans le monde extérieur. Il laissait ces malheurs-là dans la vallée au pied des montagnes, comme en rentrant fatigué des champs on laisse ses sabots terreux sur le seuil de la maison».

Par humanité, il sera néanmoins amené à secourir les rescapés du génocide, ramenant des vagues de «nouveaux arrivants», cachés dans sa charrette. Mais la présence parmi eux de Nakhchoun (3), enceinte suite à son viol par des soldats turcs, viendra bousculer la sérénité de ce refuge édénique, divisant ce village si paisible. Malgré la protection dont elle bénéficie de la part de Harout, sa progéniture turque à venir suscite en effet l'inquiétude des villageois, ravivant leurs traumatismes et leurs peurs jamais totalement oubliés...

«Le village était le seul endroit où l'on pouvait échapper au monde. Il n'empêche que le monde allait un jour s'infiltrer et envahir le village.»

 

2) Le khatchkar  arménien est une stèle sculptée d'une croix symbolisant la victoire sur la mort

3) "Beauté " en arménien, nom qui lui fut donné par les villageois

 

Arméniens égorgés à Ak-Hissar (chromo édité par la chocolaterie du monastère d'Aiguebelle en 1896)

 

Susanna Harutyunyan nous plonge dans la vie concrète d'une communauté villageoise rurale, avec ses occupations quotidiennes, ses rites et ses cérémonies, ses traditions, ses superstitions et ses valeurs, nous faisant partager sa représentation du monde. Et elle nous raconte cette histoire sous la forme d'un conte archaïque merveilleux et terrifiant se déroulant dans le décor grandiose des montagnes arméniennes, dans une nature sauvage primitive où les forces élémentaires semblent se déchaîner, notamment la nuit : «Dans le noir profond se jouait un combat entre les sons de la nature et le silence de l'univers».

Ce récit fragmenté en de nombreux chapitres s'ouvrant après le génocide de 1915 avance en sautant sans cesse d'une époque à l'autre, l'auteure révélant ainsi des bribes du passé des protagonistes et des violences subies tout en suggérant bien d'autres horreurs indicibles. Une absence de linéarité qui reflète cette sorte de hors-temps dans lequel s'inscrit ce village ignoré du monde extérieur, jusqu'à ce que l'on découvre son existence après la seconde guerre mondiale quand des prisonniers allemands sont conduits près de ce lac d'altitude où ils sont contraints d'effectuer de durs travaux sous la surveillance de leurs gardiens.

 

De nombreux protagonistes secondaires animent le récit de leurs dialogues tandis que le narrateur omniscient se place du point de vue des personnages principaux (leurs pensées étant traduites en caractères italiques).

Harout et Nakhchoun, oeuvrant ensemble à la mémoire des disparus (4),  sont au centre de ce récit. Harout administre son royaume comme le Dieu juste, intransigeant et cruel de la Bible. Il nourrit les affamés et il accueille généreusement les rescapés sans leur poser de questions à condition qu'ils «réussissent à vivre en être humain, décemment, au village. Autrement il y avait la corde en crin et le cheval fou». Obsédé par la pureté et l'honneur, il n'hésite pas ainsi à chasser le père de Nakhchoun qu'il juge indigne (car n'ayant pas eu le courage de tuer sa fille pour lui éviter honte et souffrances), le condamnant à hurler avec les loups dans la forêt. Et Nakhchoun dont, empli de pitié et d'admiration, il se fait le protecteur verra son aura s'affirmer au fil du livre.

Sato, la sage-femme, et la conteuse Varso jouent aussi un rôle essentiel. Sato préside en effet aux destins du village, mettant au monde ou pratiquant des avortements, guérissant les malades ou accompagnant les mourants et lavant les morts : «De si nombreux destins étaient passés entre ses mains, combien de fois avait-elle ordonné les vies et les morts.» (5) Quant à Varso, elle ne survit qu'en inventant un conte unique sans fin car la vie est faite de malheurs mais aussi d'espoir, tenant ainsi en haleine les enfants comme les parents. Et elle confiera à Harout le soin de continuer ou d'achever cette histoire après sa mort, Harout devenant lui-même une légende.

 

4) C'est Harout qui ramène en secret le khatchkar demandé par Nakhchoun pour orner la tombe qu'elle a creusée, y ayant simplement fait inscrire "Moi", un terme "indéfini mais clair", afin que l'on sache "qu'ici repose quelqu'un qui a vécu"

5) Le premier chapitre du livre s'ouvre d'ailleurs significativement sur l'accouchement difficile de Nakhchoun et la mort tout aussi difficile du vieux Sédrak, Sarto devant aider de front à la vie et à la mort

 

L'Arche de Noé sur le Mont Ararat,  Simon de Myle

 

«Il purgea son cerveau, de façon délibérée, semblait-il. Il enfouit son chagrin, l'enterra dans les tréfonds de son cœur et récura le tout, comme les eaux de la colère de Dieu nettoyèrent le monde. Il n'en resta rien. Aucun souvenir, aucun Noé.»

 

Le titre original (Les corbeaux avant Noé), si en accord avec l'écriture de l'auteure et révélateur de son intention, n'a malheureusement pas été repris dans l'édition française comme il le fut notamment dans les versions anglaises et allemandes (6). Il est vrai que la métaphore biblique, peu explicitée dans le texte sauf dans le deuxième chapitre, s'avère plutôt tortueuse et confuse, ce qui justifie sans doute ce choix. Le déluge censé purifier l'humanité (en anéantissant tous les hommes pécheurs) et lui donner un nouveau départ avec le juste Noé semble en effet pour l'auteure également une métaphore de l'oubli. Seul l'oubli des violences vécues permet en effet à Perdj, le rescapé des massacres hamidiens fondateur de ce village secret, de vivre enfin sa vieillesse quasiment en paix : «Il s'était ainsi débarrassé de tout ce qui le torturait et ainsi il pouvait vivre tranquille. Bien que parfois et pour des raisons que personne ne connaissait, il jetât des regards apeurés de droite à gauche.»

Mais l'Arménie - qui fut le premier royaume chrétien du monde (au IV ème siècle) - a un lien privilégié avec la Bible, et le mythe diluvien sur lequel s'appuie ce roman se déroulant à proximité du lac Sevan, «dernière goutte de la colère de Dieu», est indissociable de la représentation d'une Arménie idyllique qui semble subsister dans l'imaginaire arménien au-delà des traumatismes de l'histoire. Situé dans l'Arménie historique, le Mont Ararat (7) où se serait arrêtée l'arche de Noé reste ainsi un symbole mythique de l'arménité. Quant aux corbeaux, ces oiseaux noirs se repaissant de la mort, ils ont une valeur symbolique impure et néfaste quasi universelle, renvoyant aisément aux persécuteurs des Arméniens et à toutes ces violences.

On peut donc regretter que le lecteur soit privé de ce titre et dépossédé ainsi d'une des clés de lecture de ce roman. Un titre par ailleurs, à mon sens, beaucoup plus accrocheur !

 

6) Ravens before Noah (Glagoslav publications, 2019) / Raben vor Noah (Friedrich Mauke, 2023)

7) Même s'il fut attribué à la Turquie en 1923 par le traité de Lausanne

 

Khatchkar au bord du lac Sevan

 

Outre son apport (ou son rappel) historique, Le village secret présente un grand intérêt sur le plan ethnologique car l'auteure nous y restitue avec précision (8) le mode de vie et les mentalités d'une société traditionnelle arménienne – ce qui rend par ailleurs ce roman très dépaysant. Mais il n'est pas d'une lecture facile du fait de son écriture heurtée et parfois obscure, ce manque de fluidité et de clarté étant heureusement largement compensé par la vivacité du récit et, surtout, par l'étrangeté et la beauté des images.

Le récit n'entremêle pas ainsi seulement les époques mais les veilles et les lendemains ou les différents moments d'une même journée, et l'écriture foisonnante de l'auteure s'avère très digressive. L'abondance de noms (9) de personnages secondaires - dont on ne sait pas toujours (ou ne se rappelle plus) qui ils sont - introduit de plus un certain flottement. Et, parfois, l'absence de logique apparente dans la suite des idées oblige à relire certains passages.

Susanna Harutyunyan possède une écriture puissamment métaphorique, usant  pour décrire la nature et les paysages mais aussi les sentiments d'images poétiques inhabituelles recourant le plus souvent à la personnification et à l'anthropomorphisme. Et elle traduit ainsi un rapport au monde archaïque où tout semble perçu dans une relation concrète aux choses et aux activités quotidiennes dans une société rurale imprégnée de mythes et de légendes.

 

Un livre très arménien à la dimension tant réaliste que mythique dont l'écriture s'avère pour un lecteur extérieur à la fois déroutante et envoûtante.

 

8) Beaucoup de termes locaux sont ainsi conservés (dont on doit souvent deviner le sens grâce au contexte), ce qui contribue au dépaysement

9) Une abondance correspondant peut-être au désir de nommer toutes ces victimes, de leur donner une identité

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le village secret, Susanna Harutyunyan, traduit de l'arménien par Nazik Melik Hacopian-Thierry, Les Argonautes, 2 février 2024, 224 p.

 

A propos de l'auteure et de la traductrice :

 

Née en 1963 à Karchaghbyur, Susanna Harutyunyan est une écrivaine arménienne de fiction très célèbre dans son pays. Elle a publié huit romans et son travail est traduit en de nombreuses langues (persan, grec, roumain, azerbaïdjanais, kazakh, anglais, allemand ...). En 2016, elle a reçu la plus haute distinction arménienne (le Prix présidentiel de littérature) pour son roman Les Corbeaux avant Noé.

 

Née à Téhéran, Nazik Melik Hacopian-Thierry est traductrice de l'arménien. Elle est diplômée de l'Inalco et de l'institut de traducteurs et d'interprètes de Strasbourg.

 

EXTRAIT :

 

p.9/11

Sato avait promis de tuer l'enfant à la naissance. Elle demandait trente œufs, dont une moitié de dinde, alors qu'elle ne prenait habituellement que dix œufs de poule pour un accouchement, sans compter les nombreuses injures qu'elle recevait s'il s'avérait plus tard que l'enfant était mal élevé. « Qu'elle soit maudite la sage-femme qui t'a mis au monde ! » Les gens s'en prenaient à elle parce qu'ils étaient persuadés qu'on héritait du caractère de celle qui vous avait touché en premier.

Cette fois-ci, pour qu'elle ne regrette pas sa décision, on avait ajouté un coupon de laine verte. C'est ce que Sato obtint le jour où, aux premières contractions, Nakhchoun se plia en deux, un genou à terre, non loin de la source. Les autres femmes venues chercher de l'eau la prirent par les bras pour la traîner jusque chez elle. Bavakan, la femme du maçon, avait fait signe à Sato de la suivre.

Chaque fois que les douleurs de Nakhchoun s'estompaient, Sato se dépêchait de sortir de la maison. Les femmes assemblées devant la porte frottaient leurs mains gelées, et leurs regards pleins d'attente semblaient briser le silence.
- Alors ? demandèrent-elles finalement.

Sato proféra un « non », puis fit volte-face pour rejoindre la femme en couches. Elle but une gorgée d'alcool de pomme qu'on lui avait donné pour nettoyer ses mains, puis jeta un morceau de fiente séchée dans le fourneau creusé à même le sol. La fumée lui faisait cligner les yeux.

- Ouvrez la fenêtre du haut, cria-t-elle.

- La lune va frapper l'accouchée, objectèrent les femmes de dehors.

Sato essuya ses yeux larmoyants et s'approcha de Nakhchoun exténuée par la douleur.

- Ce sera un chevalier, une naissance par le siège, lui dit-elle. Attendons encore un peu. S'il n'arrive pas, je mettrai ma main pour le faire pivoter.

Elle tapota la couverture sur les jambes de Nakhchoun et lui caressa le front.

- C'est notre lot de souffrance, à nous les femmes, soupira-t-elle. Il nous faut le supporter, à qui se plaindre ?

En faisant des va-et-vient, la sage-femme avait déjà bu la moitié de la bouteille d'eau de vie. Elle se souvint du lainage vert qu'elle avait déjà accepté et se dit que si elle ne tenait pas parole, les autres la tueraient.

 

C'est la femme du cordonnier qui avait chargé Harout de lui trouver cette étoffe verte. Elle avait prévu de la joindre aux cadeaux traditionnels, le jour où ils iraient demander la main de la fiancée des son fils. Mais après que les femmes du village l'eurent convaincue d'intervenir, elle prit Nakhchoun en pitié et accepta de donner le tissu à Sato à la place. En une demi-journée, le tailleur en avait fait un beau bourdik, un survêtement aux longues manches.
Beaucoup plus tard, quand Sato eut dépassé les quatre-vingt-dix ans, quand elle eut perdu sa mémoire et ses proches, sa conscience dissoute n'avait conservé de tous les moments de sa vie que le souvenir de ce bourdik vert. Un jour, elle mit le village sens dessus dessous pour le retrouver.
- Mon bourdik, qui a volé mon bourdik ? A qui avez-vous donné mon bourdik ?

- Cherche dans ton coffre, dans les plis de tes draps, lui avaient répondu les villageois.
- Pauvre peuple arménien, vous êtes des naïfs, avait crié Sato, mon bourdik a été volé, il est parti, il est en route pour Erevan dans la charrette de Harout, ils l'ont pris, ils l'ont emporté et c'est tout.

C'est à une époque bien antérieure à la vieillesse de Sato que, en chuchotant au milieu de la farine et de la chaleur de la boulangerie de Zaven, les femmes du village avaient décrété qu'il fallait débarrasser Nakhchoun de son enfant.

Sato était d'accord :

- A quoi tient la vie d'un nouveau-né ? Appuyer sur son nez et sa bouche suffit à l'étouffer.

Mais quand, le jour de l'accouchement, la sage-femme comprit qu'il s'agissait de jumeaux, elle sut que cela était au-dessus de ses forces. (...)

 

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Publié dans Fiction

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