Sur les roses, de Luc Blanvillain

Publié le par Emmanuelle Caminade

Sur les roses, de Luc Blanvillain

Au cœur de Sur les roses dont le fil conducteur oulipien (1) s'avère la rose dans toutes ses dimensions (allégorique ou banale, littéraire et langagière ...), se trouve la bibliothèque où se côtoient régulièrement les personnages qui en animent l'histoire. Et dans ce quatrième roman satirique donnant une place de choix aux livres, à commencer par Le roman de la rose (2), Luc Blanvillain fait toujours la part belle à la langue et au rôle joué par les mots.

1) Placer un maximum d'allusions à la rose (de la célèbre allégorie médiévale à la fleur cultivée, du motif floral décoratif à l'anagramme ou au prénom, des citations littéraires poétiques ou romanesques aux chansons ...) apparaît ainsi comme une contrainte d'écriture manifeste

2) Célèbre œuvre poétique en forme d'allégorie de l'initiation amoureuse se doublant d'une dimension satirique mettant à mal cet amour courtois qui idéalisait la femme : ici

 

 

L'histoire se déroule dans l'espace resserré d'une petite ville de province d'aujourd'hui où tout le monde se connaît et où le psy joue le rôle antique du curé avide des secrets de ses paroissiens, tandis que l'addiction aux séries policières conjurant la peur de la mort (3) semble assurer une certaine cohésion sociale.

Simon Crubel, écrivain velléitaire et seul employé de la bibliothèque, est amoureux fou d'Adèle, jeune professeure de lettres qui y vient souvent avec son fils Antoine, mais il se contente de la dévorer des yeux ou de la suivre en cachette.

Tous les habitués du lieu, d'Odile, la retraitée bénévole l'aidant dans son travail, à Michel, féru de littérature médiévale, ou Joëlle, lectrice compulsive et blogueuse, s'intéressent à sa passion par une sorte de «solidarité sentimentale» : «Ils prenaient part à cet amour, chacun selon ses ressources». Et c'est une remarque de son amie Odile le poussant à déclarer sa flamme qui va amorcer cette histoire : «A toutes fins utiles ; je te signale qu'elle adore les roses.»

Simon va ainsi se décider à passer à l'action, s'introduisant subrepticement dans le jardin d'Odile pour y cueillir la plus belle de ces roses qu'y entretient soigneusement son mari Christian. Mais ce larcin destiné à sa bien-aimée provoquera la mort subite de ce dernier. Et «la tragédie de la rose, loin de mettre un terme à l'histoire», n'en sera qu'une étape, cette cueillette fatale entraînant chez la veuve des conséquences inattendues …

 

Suivant le cours de l'amour, de la vie, et de la mort sans souci de vraisemblance des ressorts de son histoire, Luc Blanvillain met tour à tour en scène ses différents protagonistes dans quarante-quatre saynètes revenant régulièrement dans les mêmes lieux, nous aspirant ainsi dans une sorte de spirale. Et, avec une langue élégante et incisive à l'humour très british, disséquant à loisir les mots et croquant de comiques portraits passant de la caricature à la précision entomologique, il analyse à nouveau les tendances et les travers de notre monde actuel, ses modes et ses perversités.

3) Les enquêtes du Commissaire Jonasson offrent ainsi de «véritables tueurs en série» alors que dans la «vraie vie» abondent «les assassins de masse, les terroristes». Et l'auteur s'interroge sur ce «goût de l'époque pour les morgues», le médecin légiste étant devenu «un personnage emblématique» des séries policières

 

Un anti-héros supplanté par deux héroïnes

 

Sur les roses est un roman essentiellement féminin, les protagonistes masculins, rapidement brossés, ayant pour la plupart peu de profondeur psychologique. Michel est ainsi réduit à ses aspects passéistes et son obsession médiévale, Charles (l'ex d'Adèle) et le malheureux Christian sont à peine ébauchés, et le psy Mayer se limite à sa fonction. Quant à Simon, incapable de terminer l'écriture d'un seul livre quoique s'étant essayé à tous les genres en vogue ni de partager un grand amour (n'en ayant connu que de petits et éphémères) et se fiant à internet pour résoudre ses problèmes, il a tout de l'anti-héros pathétique.

Odile et Adèle, malicieusement réunies par la répétition des consonnes de leurs prénoms, mènent ainsi cette histoire, le pâle héros leur étant totalement soumis. Odile encourage ainsi Simon à écrire malgré ses échecs ou à séduire Adèle, et ce dernier obéit à toutes ses injonctions même les plus délirantes. Adèle, feignant d'ignorer sa passion, l'utilise elle sans complexe comme baby-sitter pour retrouver son ex. Deux héroïnes à la forte individualité, se remettant en cause et résistant aux modèles dominants, qui permettent de plus à l'auteur d'enrichir considérablement ses thématiques de départ.

Si au travers de son bibliothécaire amoureux et écrivain raté, Luc Blanvillain explore en effet le monde des livres et des lecteurs et lance le thème de l'amour, il peaufine ce dernier grâce aux deux femmes qui l'aident par ailleurs à aborder le monde de l'enseignement (en suivant Adèle dans son lycée) et celui de la famille. Celle - réduite - d'Adèle avec son fils Antoine de dix ans nous ouvre également le monde impitoyable de l'enfance où il ne fait pas bon être différent, tandis que celle d'Odile avec ses deux enfants quarantenaires «transpirant l'ennui» (et notamment sa fille Sylvie) et ses deux petits-enfants adolescents «engloutis dans leur monde numérique» (et surtout sa petite-fille Cléophée) amène l'auteur à mesurer le fossé existant entre les générations et à esquisser ce monde inquiétant de demain perdant pied avec le réel alors que paradoxalement les livres d'aujourd'hui «sont de tristes tissus de vraisemblance»...

 

 

Des mots qui en disent long

 

Les livres d'autrefois dessinaient des mondes où se réfugier. Adèle, élevée dans un capharnaüm angoissant se tournait vers ceux-ci car «les mots y étaient toujours en ordre» et «tout avait des contours», Antoine y voyant disparaître les lettres noires «au profit des images qu'elles charriaient». Et les mots que nous utilisons dans la vie courante révèlent les failles de notre société, ce pourquoi l'auteur s'attache à les traquer.

Luc Blanvillain moque ainsi la pauvreté uniformisante des clichés, de ces formules consacrées, de ces «coup de coeur», «claque» ou «pépite» utilisés par Joëlle pour qualifier les livres sur son blog, comme ces tics verbaux qui se propagent. Il ironise sur l'utilisation envahissante d'acronymes, pourchassant l'absurdité de certaines expressions toutes faites. Adèle encourageait ainsi Simon «à s'accrocher» - «Mais à quoi ? Bonne question» -, alors que Sylvie propose à sa mère de «mettre les choses à plat». «Mais quelles choses ? Et quel plat ?»

Et c'est surtout cette manière trompeuse de renommer les choses pour faire moderne qui semble irriter l'auteur. Il fustige ainsi l'appellation de «médiathèque» : «un bien grand mot imposé par la municipalité pour raviver à peu de frais dans l'esprit du public l'image ternie de l'établissement», utilise ironiquement le terme «apprenant» remplaçant celui d'élève, parle d'institutrice alors qu'«on ne les appelle plus comme ça depuis vingt ans» ou de pion, mot tombé en désuétude ...

 

Sur les roses, comme l'annonce d'emblée l'ambiguïté de son titre, est un roman destiné à nous faire sourire mais qui s'avère plus profond qu'il n'y paraît. Du fond de la province et au-delà d'une idée directrice un peu artificielle mais étoffée avec brio, Luc Blanvillain y peint de manière intelligente et drôle un portrait critique de notre société, son héroïne principale Odile portant le constat d'échec d'une génération de baby boomers pleine d'espoir.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Sur les roses, Luc Blanvillain, Quidam, 5 avril 2024, 288 p.

 

A propos de l'auteur :

Luc Blanvillain est né en 1967 à Poitiers. Agrégé de lettres, il enseigne à Lannion en Bretagne. Son goût pour la lecture et pour l’écriture se manifeste dès l’enfance. Il n’est donc pas étonnant qu’il écrive sur l’adolescence, terrain de jeu où il fait se rencontrer les grands mythes littéraires et la novlangue de la com’, des geeks, des cours de collèges et de lycée.
Il est l’auteur de Nos âmes seules (Plon, 2015), Le Répondeur (Quidam, 2020) et Pas de souci (Quidam 2022).

(Quidam éditeur)

 

http://l-or-des-livres-blog-de-critique-litteraire.over-blog.com/2023/08/blanvillain-luc.html

 

EXTRAIT :

 

On peut feuilleter les premières pages (p.6/9)  : ici

 

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Publié dans Fiction

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S
Des fois, en lisant les critiques de L'Or des livres, on se dit, sans être écrivain : il faut absolument que j'écrive et publie un roman rien que pour mériter une de ces analyses qui donnent envie de lire, voire de (re)lire son propre roman, avec un regard plus perspicace que celui que l'on a eu en l'écrivant. Il est de certaines critiques littéraires comme il est de la grande littérature. Et cela devient exceptionnel, car la critique littéraire, depuis une décennie au moins, se réduit souvent à un "résumé", au mieux à un compte-rendu scolaire, où l'histoire évacue le style et la structure de l'oeuvre. Le "pitch", quoi, comme disait un certain animateur d'émission littéraire.
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E
Et les vrais écrivains savent bien qu'ils ne maîtrisent pas totalement leur livre, que les lecteurs s'en emparent ...