Amaurose, de Angéla Nicolaï

Publié le par Emmanuelle Caminade

Amaurose, de Angéla Nicolaï

Les éditions Òmara viennent de publier le premier recueil de nouvelles d'Angéla Nicolaï, une auteure que connaissent déjà les fidèles lecteurs de la revue Litteratura. Depuis son premier numéro d'octobre 2021, elle y a en effet écrit de nombreux textes critiques ou de création.

Elle avait de plus concouru pour le premiu Timpesta 2021 avec Colobraro, nouvelle en langue corse reprise en version française, et également publié deux histoires dans le Decameron 2020 - projet collaboratif mis en œuvre durant le confinement par les éditions Albiana.

 

D'emblée notre curiosité est aiguisée par le titre, Amaurose, terme médical ophtalmologique nous renvoyant métaphoriquement à cet aveuglement reliant les neuf nouvelles composant ce recueil dont la thématique centrale est celle des croyances au sens large : de ces croyances qui masquent le réel et nous enferment, influençant nos comportements, qu'elles nous aident à vivre ou nous empêchent au contraire de vivre pleinement. Et, naviguant du XIXème siècle à l'époque actuelle, l'auteure nous entraîne dans des univers très variés, du sud de la péninsule italienne aux grandes plaines du nord de l'Amérique en passant par l'Islande, la France, le Vietnam, l'Algérie, l'Indonésie ou le Mexique.

 

Réplique d'un nábrök (culottes de cadavre), Musée de la sorcellerie et de la magie d'Hólmavík

 

Ces courtes fictions s'appuient largement sur le vécu des hommes et des femmes en divers lieux et à diverses époques. Elles mettent en effet en scène des croyances très prégnantes au sein d'une société, d'une région ou d'un lieu donné : une légende concernant Galatina (Les fileuses) - petite ville des Pouilles dans lequel se déroule une danse rituelle sur le parvis de la chapelle Saint Paul lors de la fête patronale -, ou Colobraro, village de la Basilicate ayant donné son nom à la première nouvelle où s'affrontent religion catholique et superstition païenne ; de vieilles pratiques superstitieuses dans une région reculée d'Islande bercée par les sagas (Nábrök) ; le culte voué à la "Santa Muerte" (la Grande Faucheuse) notamment à Tepito - quartier pauvre de Mexico - dans La Santissima ; ou la vénération bouddhiste pour "l'arbre qui marche" (La souche-mère). Et elles évoquent aussi plus largement la croyance aux pouvoirs magiques des sorciers ou sorcières (Colobraro, Nábrök, Mucus de Nymphes), la vision du monde animiste et chamanique des amérindiens (Ghost dance), ou la représentation de la femme dans l'imaginaire masculin, qu'il s'agisse de la mère ou de la prostituée (Section Grotte, Le Gai Pinson).

Beaucoup de plus s'insèrent dans un contexte historique, politique ou social très précis : Nábrök a ainsi pour arrière-plan la lutte pour l'indépendance de l'Islande encore inféodée au Danemark à la fin du XIXème, Section Grotte la guerre d'Algérie dans la région des Aurès et La souche-mère un Vietnam tout juste réunifié. Reprenant des personnages réels, Ghost dance retrace l'épisode du massacre de Wounded Knee après la mort de Sitting Bull en 1890, tandis que Mucus de Nymphes, inspiré d'un sordide fait divers, s'attache à Ahmad Suradji, sorcier respecté et tueur en série indonésien arrêté en 1997 après avoir ôté la vie à quarante-deux femmes.

Angéla Nicolaï nous invite ainsi à réfléchir sur nos sociétés, sur les croyances, les représentations du monde et des rôles sociaux qui les imprègnent. Et dans ses fictions d'une teneur à la fois anthropologique et politique elle s'intéresse beaucoup aux systèmes de domination qui, profitant de la misère et s'appuyant sur les peurs, permettent de préserver un ordre social injuste - et particulièrement à la domination patriarcale et coloniale, les deux se combinant souvent.

 

Toulouse-Lautrec, La visite médicale

 

Il y a un tropisme féministe chez l'auteure se manifestant dans la majorité de ces nouvelles.

Mucus de Nymphes se déroule ainsi sur fond d'asservissement des femmes, le héros exploitant particulièrement leur crédulité pour assouvir ses fantasmes de toute puissance, aidé plus ou moins passivement par ses trois épouses.

Dans Les fileuses, la tarentelle est moins une danse guérissant des morsures d'araignée qu'un rite de purification permettant aux victimes silencieuses de violences sexuelles d'expulser le venin de leur corps.

La Santissima nous fait pénétrer dans une prison de femmes et mesurer toutes les violences subies par ces dernières dans les quartiers pauvres de Mexico. Le Gai Pinson nous transporte dans une maison close rouennaise de la fin du XIXème siècle fréquentée en toute légalité - et même moralité - par de respectables notables, préfet de police en tête, deux jeunes prostituées réussissant à détourner les contraintes pesant sur elles sans pour autant échapper à leur enfermement.

Et Section Grotte - la nouvelle phare de ce recueil à mon sens - voit son héroïne Soumaya s'émanciper de la domination patriarcale à l'heure où son pays se libère du joug colonial.

 

Section Grotte rappelle un épisode méconnu de la guerre d'Algérie où, notamment dans les Aurès, des "sections de grottes" de l'armée française étaient chargées d'utiliser des gaz toxiques contre les personnes, combattantes ou non, qui s’y trouvaient cachées. Et le thème de la domination coloniale et de la revendication de sa terre, de sa langue et de sa culture - récurrent chez bien des auteurs corses - est aussi très présent dans Nábrök l'Islande - une autre île - cherche à se libérer de la tutelle danoise. Tandis que dans La souche mère la vieille Thoai - qui a traversé «la rotation des guerres» et a dû apprendre le français puis le vietnamien alors qu'elle parlait seulement un dialecte - reste toujours fidèle aux croyances de son clan. Quant aux Indiens consignés dans leurs réserves, vaincus et en voie d'extinction, ils tentent de contacter les esprits par la transe dans Ghost dance, espérant la venue d'un sauveur.

 

 

Amaurose est servi par une très belle écriture.

L'auteure fait tout d'abord preuve d'une grande maîtrise narrative, particulièrement remarquable dans plusieurs nouvelles.

Colobraro est ainsi narré à la première personne par un enfant de douze ans, «le fruit impur d'une dévoyée ou pire encore le fils du malin» qui, abandonné devant l'église de ce village, fut recueilli et élevé par un prêtre l'emmenant à San Giorgio Lucano - sans doute pour terrasser le dragon. Et au travers du Padre Corvo et de la Maciara (sorcière aux pouvoirs maléfiques), l'auteure opère à mi-parcours un très habile basculement de l'emprise de ces deux croyances que sont religion et superstition sur cet enfant.

Dans Le Gai-Pinson, l'auteure s'achemine avec malice vers une chute totalement imprévisible, et dans Mucus de Nymphes elle se glisse dans l'esprit et les fantasmes de son héros, laissant un narrateur extérieur conclure cette histoire très factuelle qui a secoué l'Indonésie. On notera par ailleurs son choix judicieux d'une tonalité ironique et poétique lui permettant d'éviter toute complaisance racoleuse.

Et dans La Santissima, cernant au plus près son héroïne, elle alterne la troisième personne commentant la réalité dans laquelle cette dernière se débat et la première imaginant ses sensations, ses pensées et ses sentiments.

 

Un autel consacré à la Santa Muerte à Tepito

Mais c'est surtout le fort pouvoir évocateur de la langue d'Angela Nicolaï qui nous éblouit. Elle nous fait en effet passer très rapidement d'un univers à l'autre avec une aisance stupéfiante, s'adaptant subtilement tant au cadre qu'au sujet spécifiques de ses nouvelles.

Dans Nábrök, ses métaphores puisent ainsi dans cette terre volcanique islandaise : «une saine colère venant des profondeurs de son être fusionnait l'obsidienne immémoriale de son intégrité au basalte impétueux de sa révolte». Dans La souche mère de même, ses comparaisons se nourrissent de la végétation asiatique locale : «elle était devenue aussi flexible qu'un longanier»/  «son poignet n'était pas plus gros qu'une pousse de bambou».

Tout tourne autour de l'araignée dans Les fileuses, à commencer par le titre qui en est la métaphore, le terme "tisser" évoquant sa toile ou son cocon ayant une forte récurrence dans le texte : «au centre de sa conscience, luisante comme un abdomen bombé, c'est la peur (…) elle est en train de tisser dans son bas ventre un nid de bave fielleuse». Et le rythme épousant celui de la tarentelle nous propulse dans l'envoûtement de la transe - ce  que l'on retrouve aussi dans Ghost dance...

 

L'auteure utilise de plus avec habileté de très insistants motifs pour installer ses atmosphères.

Celui du serpent irrigue ainsi pertinemment la nouvelle Colobraro (le nom du village venant du latin "coluber" signifiant serpent) dont le narrateur est d'emblée qualifié d'«enfant serpent» : «aucun serpent, aussi démon soit-il, ne résiste à Saint Georges» / «je me coule comme un couleuvreau (...) je marche sur ses pas, dans sa traîne ophidienne»...

Dans le monde des maisons closes du Gai Pinson  où prostituées comme clients sont manipulés, le motif du miroir et de son reflet trompeur revient obsessionnellement  : «Elle se mit dans l'ombre de la porte ouverte, hypnotisée par le jeu de réverbération du miroir»/ «Esther les a vues défiler à travers le miroir du vestibule. Elle évite de s'y regarder mais elle a remarqué que si on s'approche suffisamment de son reflet, on voit dans le petit salon comme si on y était. Sauf qu'on n'y est pas.»...

Dans Section Grotte enfin, l'auteure joue magnifiquement sur les passages de l'ombre à la lumière, sur ce jaillissement émancipateur faisant sortir son héroïne aux «yeux bigles» du royaume silencieux de la nuit dans lequel elle est enfermée : une héroïne apprenant à voir l'invisible et à entendre l'inaudible. Et elle entremêle avec habileté les motifs de la lumière et de l'obscurité, de la vue et des yeux, comme de l'ouïe et des oreilles : «sa vue s'adaptait à l'obscurité et son ouïe au silence lourd des grottes» / «Elle s'y déplaçait en courant d'air, de la surface claire aux ténèbres creuses, puis inversement. Elle s'y imaginait en créature ailée, aveugle mais réceptive aux ondes les plus infimes»/ «La nuit avait des yeux et des oreilles désormais.» ...

 

Amaurose s'avère ainsi encore une publication faisant honneur aux éditions Òmara qui, depuis leur fondation en août 2021, témoignent de la vitalité de l'écriture en Corse.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Amaurose, Angéla Nicolaï, Òmara, mars 2024, 150 p.

 

A propos de l'auteure :

Angéla Nicolaï est née à Porto Vecchio, en 1971. Après des études de Lettres Modernes, elle enseigne et s’essaye au conte et à la pratique théâtrale au sein de différentes compagnies.

 

EXTRAIT :

On peut lire la première nouvelle (après avoir redressé le texte en cliquant dans la section Outils)  : ici

 

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Publié dans Recueil, Micro-fiction

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