Hotel Andromeda, de Gabriel Josipovici

Publié le par Emmanuelle Caminade

Hotel Andromeda, de Gabriel Josipovici

Gabriel Josipovici, romancier, nouvelliste, essayiste et dramaturge britannique, a beaucoup écrit sur l'art. Dans Hotel Andromeda (Carcanet Press 2014) - qui vient de sortir chez Quidam dans la traduction française de Vanessa Guignery -, il s'intéresse à nouveau à Joseph Cornell (1), un étrange et fascinant artiste américain ayant emprunté ses techniques de collage et d'assemblage aux Surréalistes pour réaliser ses fameuses boîtes, et notamment aux dernières années de sa création.

C'est un roman qui traite de la vie et de l'oeuvre de Cornell et se focalise sur nos dilemmes existentiels et moraux comme sur l'essence de l'art et de l'écriture, mettant paradoxalement en scène l'impuissance du langage. Une sorte de méditation dans laquelle l'auteur recombine, avec une légèreté ludique, tous les thèmes philosophiques qui lui sont chers : ceux du sens de la vie et du bonheur, de l'impossible connaissance et de l'incommunicabilité, de la solitude foncière de l'homme ...

1) Il l'avait déjà évoqué dans dans ses nouvelles That Which is Hidden is That Which is Shown;That Which is Shown is That Which is Hidden (1980) et The Principle of Order (1987)

 

Joseph Cornell

 

Helena écrit des livres d'art et vit seule au rez-de-chaussée d'un confortable immeuble londonien, loin de sa sœur Alice qui, ayant fait un autre choix de vie, travaille dans l'humanitaire en Tchétchénie.

Elle essaye d'écrire un livre sur Joseph Cornell dont l'oeuvre Hotel Andromeda (2) l'a particulièrement touchée. Elle a en effet été séduite par les contradictions et les ambiguïtés de ces boîtes, sorte de "théâtres poétiques" où s'entremêlent rêve et réalité. Par la mélancolie de ces collages de papiers à lettre d'hôtels abandonnés et la magie de ces cartes de ciels étoilés se référant au mythe d'Andromède.

Ne voulant ni d'une biographie pure, ni d'une étude critique conventionnelle, elle tourne en rond, se heurtant à la difficulté de comprendre l'homme comme l'artiste et ayant peur de «dénaturer» ce génie silencieux en se centrant sur lui.

Entièrement absorbée par son travail, elle ne s'accorde que le répit de quelques conversations avec son ami écrivain Tom ou avec Ruth, sa vieille voisine, leur rendant souvent visite dans leurs appartements respectifs du sous-sol et du dernier étage.Tandis qu'étant sans nouvelles d'Alice, dont elle pense qu'elle la méprise, elle continue de lui écrire en rêve et dans sa tête.

 

Un jour arrive Ed, photographe tchèque revenant de Tchétchénie auquel Alice aurait dit qu'il pourrait loger chez elle. Peut-être une occasion pour l'héroïne de sortir de ce huis clos répétitif (3) en parlant avec lui de son travail à Grozny et de sa sœur ? Mais Ed n'est pas très bavard et il ne la fait manifestement pas beaucoup avancer, ne supprimant pas son malaise, ses interrogations ni ses doutes...

 

2) Une oeuvre appartenant à la série des hôtels entamée en souvenir de ces lugubres hôtels aux noms ridiculement grandioses abandonnés après la deuxième guerre mondiale, et renvoyant au mythe d'Andromède qui, enchaînée à son rocher, fut délivrée par Persée, tous deux étant changés par Zeus en constellation

3) Et ils sortent en effet de l'immeuble, marchant ensemble le long d'un chemin de halage ou dans les bosquets d'Hampstead Park

 

 

Hotel Andromeda est une œuvre fragmentée en vingt-neuf courtes séquences singularisées par un titre qui, de manière très théâtrale, alterne majoritairement les dialogues d'Héléna (4) et quelques lettres (en italique) écrites à sa sœur Alice pour lui expliquer son travail - où elle évoque avec érudition moult artistes, écrivains ou poètes. L'héroïne semble souvent dans ces dernières se parler à soi-même «sur le papier  (…) en espérant [se] mener quelque part», cherchant à justifier l'importance de ce qu'elle fait (si tant est qu'il y ait quelque chose d'important à l'échelle cosmique) et à se délivrer de sa mauvaise conscience. Comment peut on en effet «essayer d'écrire un livre sur un artiste mort dont quasiment personne n'a entendu parler quand tout ça se passe là-bas» ? Quand le monde est à feu et à sang ?

4) 23 dialogues  d'Héléna avec Ruth, Tom, Ed et accessoirement les nouvelles occupantes de l'appartement du premier

 

L'action, comme le décor, est réduite au strict minimum, tout se passant au niveau du langage. La narration (à la troisième personne) se limite à l'introduction des dialogues ou à de courtes phrases indiquant des gestes, comme si seuls les mouvements du corps disaient quelque chose de nous (5). Et Gabriel Josipovici, rebondissant sans cesse sur les mots dans des dialogues minimalistes, illustre avec vivacité et malice l'impuissance à communiquer du langage le plus courant, le plus banal :

« - Et ses cheveux ? demande-t-elle. Sont-ils courts ? Gris ?

  - Oui, dit-il

  - Oui quoi ?

  - Je vous demande pardon ?

  - Oui courts ou oui gris ? »

5) Par exemple : «Elle s'arrête. Elle lève les yeux et regarde dans le vide. Elle baisse de nouveau la tête. Elle écrit.»

 

Qu'il s'agisse du dire ou de l'écrire, c'est plus largement le silence du monde qui, dans Hotel Andromeda comme dans l'oeuvre de Beckett, est pointé au travers de celui des personnages (6). L'homme comme le monde y reste un mystère, pour les autres comme pour soi-même (7), et «la vérité, c'est qu'on ne peut jamais savoir», qu'on ne peut qu'émettre des hypothèses, ce que souligne la surabondance de réponses en forme de «je ne sais pas » / «je ne crois pas».

6) Silence de Ed notamment souligné par la récurrence de "je ne veux pas en parler" ou scandé par des "Il reste silencieux"»...

7) « - Helena, je ne vous comprends pas.

       - Vous croyez que je me comprends moi-même ? » 

 

 

L'auteur,  tout en nous mettant face à ces horreurs, ces absurdités et ces injustices du monde qu'un photo-journaliste comme Ed, dans son impuissance, ne peut que montrer sans réussir à les comprendre, explore dans ce livre le mystère de la création.

Il tente en effet d'y cerner ce qu'est l'art - qui ne se rattache ni à la compréhension, ni au beau, mais à l'intuition. Un art qui «permet d'exprimer ce qui est enfoui si profondément à l'intérieur de nous-mêmes qu'on ne peut jamais trouver ni les sons ni les images ni les mots pour en rendre compte». Et si la capacité paradoxale de Joseph Cornell à représenter un univers sans borne emprisonné dans une boîte n'apporte ni réponse à nos angoisses, ni même consolation, elle nous projette dans un temps suspendu, nous faisant osciller entre la réalité et l'idéal, l'humain et le cosmique. Dans une ambiguïté «jamais résolue qui nous force à passer indéfiniment, comme dans un ruban de Möbius» du sordide à l'émerveillement.

 

Hotel Andromeda, roman qui n'avance pas, qui ne débouche sur rien, résonne pourtant profondément en nous.Tournant autour de son sujet, à l'instar du livre de son héroïne Héléna, Gabriel Josipovici, transcendant l'impuissance des mots, y enchevêtre habilement de nombreux petits motifs récurrents dans une structure quasi musicale. Et la littérature peut alors, comme l'art, approcher l'indicible, l'insondable, soulevant le temps en nous ouvrant d'infinies possibilités, même s'il ne nous reste aucune échappatoire.

 

 

 

 

 

 

 

Hotel Andromeda, Gabriel Josipovici, traduit de l'anglais par Vanessa Guignery, Quidam, 8 avril 2021, 172 p.

 

A propos de l'auteur :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Joseph_Cornell

 

EXTRAIT :

 

On peut lire un extrait sur le site de l'éditeur : ICI (p. 19/20)

 

Publié dans Fiction

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