Inachevée, vivante, de Pierrine Poget
J'avais déjà été séduite par le premier récit en prose de Pierrine Poget, Warda s'en va (La Baconnière 2021) où, en proie à une remontée de souvenirs, elle reprenait un carnet de voyage au Caire, faisant revivre une mémoire plus intime et plus vive. Inachevée, vivante, ce second petit opus en prose creusant en profondeur en s'appuyant sur des notes et une mémoire floue «montrant la fragilité et la confusion de ces époques», revient de même à la première personne sur un passé encore plus intime. Et l'auteure, grâce à une langue poétique délicate, précise et suggestive, réussit à y traduire avec force et légèreté la complexité des instants vécus, oeuvrant toujours à une réconciliation avec soi et avec le monde en retrouvant la joie du vivant.
La question qui est «au fondement de ces pages» est en effet «celle de la joie et du pouvoir qui l'éteint», celle aussi des retrouvailles avec soi-même.
Le berceau, Berthe Morisot
Pierrine Poget, avec le recul du temps et grâce à l'écriture, essaie de comprendre les mécanismes qui éteignirent cette joie innocente ayant illuminé son enfance dans la maison de Briance et la firent rester «dans sa vingtaine» sous l'emprise d'un homme qu'elle n'aimait pas, incapable de ce «refus qui honore et protège l'existence». Ainsi que ceux qui lui permirent progressivement de retrouver sa vitalité. Et elle restitue le parcours rédempteur d'une jeune femme incapable de dire non - «celui qui garantit l'autre oui, le vrai» - qui, longtemps prise dans les rets mortifères d'un homme brutal, touche un jour la limite et se réveille : «devant la brutalité de cet homme, la culpabilité dans laquelle je vivais depuis si longtemps se retira, et je me mis à crier».
Une femme qui s'oubliera dans la douceur d'une maternité fusionnelle réparatrice : «Nos territoires se chevauchent ; une seule ombre nous soutient». Et qui finira par émerger de la torpeur des naissances ayant détourné «vers le soin d'autres vies le courant de la [sienne ]», rencontrant l'amour au féminin. «Renversée par un amour qui voulait tout», elle trouvera alors la force d'abandonner le cocon protecteur du foyer pour exister pleinement, rendue «plus vivante aussi au dehors avec les autres».
Un parcours qui, partant de l'enfer des violences dont son héroïne fut la victime docile et passant par la remémoration du paradis de l'enfance, mènera cette femme à "l'île bienheureuse" (*), «l'île pleine de portes et de manguiers» où elle s'acheminera enfin vers un «accord plus juste et entier» avec elle-même et avec le monde.
*) Référence à Sils Maria où Nietzsche eut la révélation de Zarathoustra
Edouard Vuillard, La robe à ramages
Inachevée, vivante n'est pas à proprement parler un récit d'inspiration autobiographique dont on pourrait suivre l'enchaînement des faits mais plutôt une peinture sensible et poétique de paysages émotionnels ayant jalonné le vécu de l'héroïne, Pierrine Poget tentant de comprendre cette personne lui étant devenue en partie étrangère. Et il y a sans cesse une dissociation entre celle qu'elle était et celle qui écrit : «Quinze ans plus tard, je crois encore que ce passé n'est pas le mien». Jusqu'à ce que son héroïne amputée d'une partie d'elle même puisse enfin réconcilier le dedans et le dehors : «le dehors et le dedans se rejoignent». Et s'affirmer à la fois comme «femme, mère, écrivain».
On retiendra de ce très court ouvrage, outre la finesse de l'évocation de ce douloureux rapport de soumission/domination, la beauté lumineuse des passages consacrés à la maison d'enfance et surtout à cette maternité consolatrice et au rôle révélateur de l'art. Un émouvant et original parcours salvateur s'y dessine en effet au travers des toiles de Corot, Vuillard ou Berthe Morisot... qui reflètent les états d'âme de l'héroïne et marquent les étapes de sa prise de conscience, de sa réappropriation de sa vie :
« A plusieurs reprises, des œuvres m'ont ouvert les yeux sur des réalités dont le degré d'emprise me dissimulait l'évidence. Elles me forçaient à constater que des choses autour de moi avaient changé, et prenaient ou avaient pris un tour nouveau auquel il me fallait bien répondre, au risque sinon de me retrouver à quai, à regarder le train s'éloigner, avec tout le déchirement que cela suppose. De tels sursauts m'ont poussée ainsi de Camille Corot vers Edouard Vuillard et vers Berthe Morisot puis, hors du tableau et dans une époque plus récente, vers Heidi Bucher. Chaque fois, ce fut un réveil.»
(p.49)
Inachevée, vivante, Pierrine Poget, La Baconnière, février 2024,112 p.
A propos de l'auteure :
Pierrine Poget est née en 1982 à Genève. Elle a publié trois recueils de poésie dont Fondations aux éditions Empreintes qui a reçu le Prix de poésie C.F. Ramuz. Son premier récit en prose, Warda s'en va, fut chaleureusement accueilli par la critique et fit partie de la sélection du prix Médicis Essais.
EXTRAITS :
p.50
Au commencement était Corot, quand l'enfant était en moi; ses berges et ses chemins, ses prairies, l'orée de ses bois, sous un ciel qui ne dit jamais l'heure. Je me nourrissais de ce très long jour, des silhouettes qui le peuplaient, dans l'attente que l'enfant vienne. Durant près de deux ans, d'une naissance à l'autre, j'ai aimé le temps suspendu de ses toiles, l'éternité singulière qui semblait doubler la mienne et que je refusais de quitter. Je goûtais le retour des lieux et de la lumière, des mêmes arbres penchés sur les mêmes scènes, innombrables tableaux superposés sans relâche et sans arrière-pensée. Il faut aimer la répétition pour nourrir et soigner, bercer, baigner, traverser ces heures où dormir est veiller, où l'instant et l'oubli se confondent. (…)
p.70
(…) C'est ma vie que je découvre dans les toiles de Vuillard ; peuplée comme elles de choses inachevées, inconnues, perdues et rarement retrouvées, d'équilibres précaires portés par la jouissance du motif et de la couleur, jouissance silencieuse, solitaire et sans fond qui est aussi une incapacité d'autre chose et par là, un enfermement.
Ce sont des femmes que peint Vuillard, presque exclusivement, souvent de dos ou le visage dérobé, occupées au travail ou au soin des enfants, à la lecture, à la conversation, trop grandes ou anormalement petites, courbées sous le cadre ou flottant comme des sorcières au-dessus des tapis, les pieds avalés par la robe, les mains posées au bout de l'habit comme des mains de poupées. Ce sont elles qui tiennent le décor et le justifient. Je me demande si je porte en moi une telle force, un semblable pouvoir d'aimant ou de cheville.
(…)
p. 85/86
(...) Je songe à elle, je l'imagine dans sa maison d'été à Bougival, parmi les roses et les buissons, cherchant Julie jour après jour, au pastel, à l'huile ou au fusain, dans l'enfance d'abord, à la cuisine ou au jardin, puis au violon, avec ses chiens, devenant femme, à la lecture. Je l'imagine aux prises avec l'appel de l'instant. Bouleversée par son infatigable vocation, et par l'évidence amoureuse qui habite sa peinture, je reviens aux toiles de Marmottan, à la pénombre de cette pièce où, tenant dans ma main la sienne, ne le sachant pas, me croyant déçue, je devenais peintre à mon tour : c'est à dire femme, mère, écrivain.