Le Vert Paradis et autres écrits, de Victoria Ocampo

Publié le par Emmanuelle Caminade

 

Née en 1890 dans une famille de la grande bourgeoisie de Buenos Aires, l'écrivaine plurilingue Victoria Ocampo, fondatrice de la revue littéraire la plus importante d'Amérique latine (1), éditrice, traductrice et amie de nombreux écrivains et poètes éminents de tous pays, fut une figure intellectuelle majeure de la vie littéraire du XXème siècle se définissant elle-même comme "citoyenne du monde". Cependant, plus de quarante ans après sa mort en 1979, le nom de cette grande femme de lettres amoureuse notamment de la France, de sa langue et de sa littérature, reste ignoré de beaucoup.

Les éditions Vendémiaire ont eu la bonne idée de réunir pour la première fois dans Le vert paradis et autres écrits la totalité de ses écrits rédigés et publiés en français - datant essentiellement des années 1940 (2) et depuis longtemps épuisés -, nous permettant ainsi de découvrir ou de redécouvrir cette femme exceptionnelle qui, féministe engagée, fonda en 1936 l’Union des femmes argentines et fut la première écrivaine à entrer à l’Académie argentine des Lettres (en 1977).

 

Le recueil regroupe ainsi essentiellement deux ouvrages : Le vert paradis réunissant sur un même thème des conférences par elle prononcées en diverses occasions au profit d'oeuvres françaises ou anglaises (ce qui forcément donne lieu à quelques recoupements), et un magnifique essai, 338171 T.E. (Lawrence d'Arabie), s'attachant à la vie, à la personnalité et à l'oeuvre de l'écrivain et guerrier anglais T. E. Lawrence occupant en tant qu'homme une place primordiale en son panthéon. S'y ajoutent trois courts écrits annexes. Et, que ces écrits aient une dimension autobiographique ou pas, l'auteure, qui ne s'est jamais consacrée à la fiction, y privilégie toujours la relation entre l'écrivain, la littérature et l'expérience de la vie.

 

1) Revue littéraire argentine (et internationale) Sur (Sud) qui devint aussi une maison d'édition destinée à faire connaître la littérature étrangère en Argentine - dont elle confia la collection "Lettres françaises" à son ami Roger Caillois

2) Le Vert Paradis (Lettres Françaises, 1944), 338 171 T.E (Lettres Françaises, 1942) Les Nouvelles épîtres (collectif 1945/46), Dette à la France (Paroles prononcées au banquet du PEN Clubs à Paris, ler 11 novembre 1938)...


 

 

Le vert paradis, c'est celui de l'enfance et de ses premières lectures dans lesquelles «nous nous engouffrons avec avidité». Et la vision de l'auteure se place d'emblée sous la tutelle de Marcel Proust dont elle fut une grande admiratrice. Elle s'inscrit notamment dans le fil de la première phrase de sa préface (3) de Sésame et les lys de John Ruskin (qu'il traduisit) : "Il n'y a peut-être pas de jours de notre enfance que nous ayons si pleinement vécus que ceux que nous avons cru laisser sans les vivre, ceux que nous avons passé avec un livre préféré."

Ces lectures enfantines sont en effet apprentissage-même de la vie. L'enfant lecteur appréhende les livres avec le cœur et non avec l'intelligence, il imagine le monde qu'ils reflètent, apprend à pleurer, à rire et à aimer, à s'émerveiller et à se révolter au travers de leurs personnages qui resteront toujours vivants en lui. «L'étoffe de nos songes est celle de notre enfance» et c'est pourquoi celle-ci gouverne notre vie.

Le Vert Paradis est un recueil plein de charme empli de souvenirs, d'anecdotes amusantes et de réflexions personnelles. Nous y trouvons exposées dans un style fluide et clair, imagé et teinté d'humour, les raisons du profond amour pour les livres et la France de Victoria Ocampo qui apprit à lire en français, faisant de ces premiers mots déchiffrés un réservoir d'images. Une langue privilégiée car étant le lieu où son âme «s'est acclimatée » et sa pensée articulée.

Et l'auteure éclaire son amour de Racine dont Mademoiselle (son institutrice française) lui faisait apprendre par cœur les vers. Elle présente ainsi en parallèle avec beaucoup de drôlerie ces tirades aimées de Phèdre et la manière dont elles résonnaient pour elle et semblaient concrètement faire allusion à sa situation :

«"Où me cacher ? Fuyons dans la nuit infernale.

Mais que dis-je ? Mon père y tient l'urne fatale ;

Le sort dit-on l'a mise en ses sévères mains"

(voilà le hic ! comme disait Mademoiselle. Quand il fallait sévir contre moi, on annonçait qu'on allait «le dire» à mon père. Même lorsqu'il s'agissait d'un remède à avaler, on invoquait le nom de mon père en dernière instance. J'ignorais alors – car on avait pris soin de me le dissimuler – que mon père était capable de quitter la maison, dans ces circonstances, de crainte d'être appelé à prêter main forte et qu'il était aussi faible devant mes larmes que j'étais lâche devant son mécontentement. Minos, c'était lui.)

"Minos juge aux Enfers tous les pâles humains.

Ah ! combien frémira son ombre épouvantée,

Lorsqu'il verra sa fille à ses yeux présentée,

Contrainte d'avouer tant de forfaits divers,

Et de crimes peut-être inconnus aux Enfers ?

Que diras-tu mon père à ce spectacle horrible ?"

(ce que mon père allait dire ? Je préférais de beaucoup ne pas faire de conjecture là-dessus)» (p. 39)
 

L'auteure dont les livres d'enfance furent non seulement français mais anglais y fait aussi le panégyrique de ces auteurs anglais qui, de Shakespeare et Dickens à Conan Doyle, l'enchantèrent. Comme l'enfant ne se souciant guère du «bien-écrit d'un livre» et s'attachant surtout à sa «touche morale», à l'anecdote et l'aventure, l'adulte qu'elle est devenue ne peut, à l'instar du colonel Lawrence, «se contenter d'admirer dans une œuvre son côté purement littéraire», il lui faut quelque chose de plus : un auteur se montrant digne d'être aimé.

«T.E Lawrence a raison de souligner qu'une des caractéristiques de nos écrivains contemporains consiste en ce qu'ils ne se soucient guère d'être aimés. Pourtant, c'est ce que leur demande l'auteur des Sept piliers de la sagesse en plus d'être grands dans leur métier.» (p. 64)

3) Préface du traducteur Marcel Proust, intitulée Sur la lecture : ici 

 

Le livre sur T. E. Lawrence que Victoria Ocampo publia en 1942 (4) est particulièrement touchant car c'est aussi le récit d'une rencontre avec un homme hors du commun, avec «un rare échantillon d'humanité» vraiment digne d'être aimé.

L'auteure fut contemporaine de l'officier et écrivain britannique sans l'avoir vu. Et si «d'autres avaient eu la malchance de le voir sans le rencontrer», elle eut «la chance de le rencontrer sans le voir». Une rencontre spirituelle dans les livres et la musique qu'il préférait, et surtout dans cette «plaine où il cherchait à se perdre et se retrouver». Dans ces vastes étendues du désert ou des pampas argentines aux horizons infinis dont ils étaient tous deux «le centre». Car si Lawrence fut explorateur du désert il le fut surtout, comme elle, de «son moi obscur».

Après avoir organisé et vécu la révolte des Arabes contre l'Empire Ottoman en 1916/1918 et s'y être illustré, ce dernier l'écrivit de mémoire, et le résultat fut «un chef d'oeuvre». Le thème principal des Sept piliers de la sagesse, récit historique et intime, est en effet moins l'histoire de ce mouvement arabe que celle de T.E. Lawrence en lui. C'est un récit de guerre unique «pour ceux qui la détestent» où il s'attache à «faire noblement une ignoble chose». Celui d'un homme «crucifié par une conscience sincère et contradictoire» et ayant soif d'absolu : de liberté, de justice et d'amour surhumains. Un homme cherchant toujours à mettre en accord ses pensées et ses actes et n'exigeant rien des autres qu'il n'exige de lui-même.

Victoria Ocampo cherchant, selon sa logique, «l'homme du futur» se manifestant dès l'enfant, commence par remonter à l'enfance déterminante de Thomas Edward Lawrence surnommé Ned. Depuis ses lectures d'enfance, Lawrence rêvait de «transformer le vieux monde» et de restaurer l'âge d'or arabe. Rêvant d'unité arabe, il voulait «restituer à l'Orient quelque respect de lui-même, un but, des idéaux». Mais au sortir de la guerre, les Anglais, oubliant leurs promesses, s'employèrent avec la France à servir au mieux leurs intérêts (5). Aussi son triomphe fut-il triste : un échec lui laissant beaucoup d'amertume. Et, refusant toujours les honneurs, l'officier Lawrence finira en 1930 par s'engager comme simple soldat dans la Royal Air Force sous un nom d'emprunt, et avec ce «numéro parfaitement rassurant pour son anonymat» : 338171.

Ce sensible et chaleureux essai donne ainsi au lecteur ne connaissant Lawrence d'Arabie que par le "western des sables" du cinéaste David Lean (6) (basé sur la version abrégée par Lawrence des Sept piliers de la sagesse) l'envie de lire cet ouvrage dans sa version longue (7), riche d'explications et de considérations intimes et philosophiques et d'un style fluide et foisonnant.

4) Publié aux Lettres Françaises à Buenos Aires en 1942, il le sera en 1947 dans la collection blanche de Gallimard sous le titre 3338171 T.E. (Lawrence d'Arabie)

5) Français et Anglais conclurent en effet un accord secret pour le partage du Moyen-Orient : aux premiers le Liban et la Syrie, aux seconds la Mésopotamie (Irak) et la Palestine.

6) Lawrence d'Arabie (1962), avec Peter O'Toole dans le rôle titre, qui reçut un grand succès critique et public

7) Version dite d'Oxford qui ne fut disponible en France qu'en 2009 aux éditions Phébus (traduction d' Eric Chedaille)

 


 


 

 

 

 

Le Vert Paradis et autres écrits, Victoria Ocampo, Préface de Silvia Baron Supervielle, Vendémiaire, 23 mars 2023, 216 p.

 

A propos de l'auteure :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Victoria_Ocampo

 

EXTRAITS :

LE VERT PARADIS

Mots français

p. 24/25

(…)

Tous les livres de mon enfance, de mon adolescence furent français ou anglais ; mais français la plupart du temps. J'ai appris l'alphabet en français, dans un hôtel de l'avenue de Friedland. Depuis lors le français m'a collé après et je n'ai jamais pu m'en dépêtrer. Mon institutrice était française. J'ai été punie en français. J'ai joué en français. J'ai prié en français (J'avais même inventé une prière que j'ajoutais avec ferveur aux autres : «Mon Dieu, faites que cette nuit, il ne vienne pas de voleurs, que je ne rêve pas de mauvais rêves, que nous vivions tous et que nous vivions en bonne santé, ainsi soit-il». Ce post-scriptum à l'adresse de Dieu fut ma première lettre.)

J'ai commencé à lire en français : Peau d'âne, Les malheurs de Sophie, Le Capitaine Hatteras... c'est à dire que j'ai commencé à pleurer et à rire en français. Je lisais inlassablement. Les fées, les ogres ont parlé, pour moi, en français. Les explorateurs parcouraient un univers à noms français. Et plus tard, les beaux vers furent français, et aussi, les romans où pour la première fois je voyais des mots d'amour.

Enfin, tous les mots et livres de mon enfance, ces mots qui contiennent "le vent rapide et le soleil brillant qu'il faisait quand nous les lisions" ont été, pour moi, des mots français. Comment me séparer d'eux sans me séparer de cette enfance ? Comment me séparer de mon enfance sans couper toute communication avec l'essence même de mon être, sans m'appauvrir absolument, définitivement de ma réalité, de sa source ?

(…)

338171 T.E. (LAWRENCE D'ARABIE)

p.99

(…)

J'entretiens l'espoir d'éditer un pendant de ce livre avec la collaboration d'un groupe d'amis posthumes de Lawrence, amis de ce qu'il a laissé lui-même dans Les sept piliers de la sagesse et dans ses Lettres. Ces pages ne sont qu'une préparation de ce projet, une entrée en matière pour cette œuvre qui ne peut naître que d'une coopération spirituelle.

Un jour, à un déjeuner dans une grande ambassade, le hasard me fit découvrir que mon voisin de table avait connu en Egypte le colonel Lawrence. Ma joie et mon attente furent promptement déçues, car cet Anglais sans malice ne sut me faire de son illustre compatriote qu'une pâle et vague description. D'ailleurs il ne le trouvait pas non plus très illustre. Lawrence était, pour lui, un soldat ayant rendu, comme d'autres, certains services à sa patrie, et un écrivain ayant raconté, comme d'autres, des batailles. Je n'insistais pas sur ce sujet, voyant que j'avais affaire à un homme dépourvu d'imagination. Mais cette expérience me consola un peu d'avoir été contemporaine de Lawrence sans l'avoir vu. Je venais d'avoir la preuve que d'autres avaient eu la malchance de le voir sans le rencontrer. Pouvais-je me plaindre, d'être parmi ceux qui ont eu la chance de le rencontrer sans le voir ?

(...)

 

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Publié dans récit, Essai

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