"Les jeunes constellations" de Rayas Richa

Publié le par Emmanuelle Caminade

"Les jeunes constellations" de Rayas Richa

Les jeunes constellations, premier roman de Rayas Richa, est tombé comme une sorte d'ovni sur la scène littéraire contemporaine. C'est une histoire fabuleuse à l'image de ces récits colportés et enrichis depuis la nuit des temps par les aèdes ou les troubadours, qui donnèrent naissance à la fiction. Une histoire s'insérant dans une longue tradition mais dont la magnifique et surprenante écriture, à la fois ludique, érudite et poétique, nous fait rire et nous émeut tout en nous rafraîchissant de ses constantes audaces.

Accompagné de Pelleas, précepteur connaissant la vie (et essayant de la lui montrer) qui lui sert de mère et de père - la première étant morte à sa naissance et le second l'ayant abandonné -, un jeune et candide bâtard de dix-sept ans, agité de rêves et de désirs, est parti de France pour l'Orient. Son vieux géniteur libidineux se souvenant soudain de lui l'a en effet appelé à le rejoindre à Constantinople, lui envoyant pour la route le journal qu'il avait rédigé lors de son propre voyage : «un guide des bordels»  jalonnant la route des croisés !

 

Rayas Richa nous conte jour après jour par la voix de son héros le voyage d'un jeune garçon chu sur la terre comme une étoile du ciel, celui d'un être de chair et d'esprit devant s'accommoder de son corps et tenter de «vivre parmi les hommes» malgré les «désaccords du monde» en trouvant le chemin de sa Jérusalem céleste, au-lieu de rester à «barboter» sur la rive. Il nous décrit ainsi le chemin initiatique d'un héros perdant son enfance et ses illusions car «il faut détruire et déconstruire en [soi] pour vivre ». Un chemin charnel et spirituel qui passe par l'expérience fondamentale de l'amour et de la mort. Un chemin d'écriture aussi car «en voyage, la vie vous traverse (...) Alors on gribouille pour s'assurer de quelques traces.»

 


Par trois fois tu aimeras, et par trois fois, tu perdras l'être aimé...

Cette prophétie à la fois réjouissante et inquiétante faite au héros par une sorte de Pythie bohémienne éclaire d'emblée l'ouvrage, et ce chemin que son fidèle mentor, de la rustre Alémanie moyenâgeuse à la «Venise civilisée» (où ils doivent s'embarquer pour Constantinople), s'applique à lui dégager au travers des périls et des épreuves, lui révélera toute la brutalité et la beauté du monde, le rendant apte à vivre, à «apprendre à être», à prendre seul en main son destin...

 

 

Les jeunes constellations renvoie tout autant au Voyage avec un âne dans les Cévennes (1) dont il reprend (outre l'âne, l'ami fidèle) la forme du journal qu'au Voyage du pèlerin (2), cette vivante allégorie de John Bunyan - auquel se référait Robert Stevenson. Un voyage concret se doublant d'un voyage imaginaire. Et son écriture pétillant d'humour et débordant de vivacité s'inscrit dans le sillage de Rabelais, ancêtre du roman moderne, comme dans celui de Joyce ou de Queneau, l'auteur se livrant tout au long de cet étonnant roman jouant tant de l'ellipse, de la citation, de l'allusion et du détournement que du symbole et de la métaphore, à un véritable feu d'artifice stylistique, bousculant de manière inventive - et toujours signifiante - le lexique et la syntaxe comme la ponctuation, la typographie et la présentation dans l'espace de la page.

Et au-delà de cette langue originale, à la fois musicale et d'une grande beauté picturale dont certaines images subjuguent (3), c'est tout un riche univers imaginaire qui nous est offert, où la nature personnifiée perturbe l'échelle des êtres, où le langage n'appartient pas qu'aux hommes.

1)https://fr.wikipedia.org/wiki/Voyage_avec_un_%C3%A2ne_dans_les_C%C3%A9vennes

2) Livre publié en 1678 et tenu pour le plus diffusé dans le monde après la Bible :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Voyage_du_p%C3%A8lerin

3) Par exemple :«De jeunes cyprès un peu cocottes roulaient dans des saris de verdure leurs jambes d'écorce sombre .»(p. 203) ou «Rien ne restera sinon la triste pudeur des maronniers où des bourgeons durcis cautérisent la douleur des branches.» (p.219)...

 

Passant dans une progression chromatique contrastée de l'Enfer des hommes au Jardin des délices des «sorelle piemontese», ce journal décrivant les aventures de pèlerins de ce monde vers celui qui est à venir, les lieux qu'ils traversent et les personnages qu'ils rencontrent, épouse le processus de pensée du jeune homme qui le tient, procédant par association d'idées qui bifurquent, s'entrechoquent ou rebondissent, ou parfois par dédoublement. Véritable "Odyssée stylistique", cette riche partition musicale et colorée semble se diviser en quatre parties informelles délimitées par trois illustrations en double page de Donatien Mary (auquel on doit aussi la belle image de couverture), chacune ayant une tonalité propre infléchissant le style, un peu comme dans l'Ulysse de Joyce.

 

Peinture d'Adriaen Brouwer

On plonge d'abord, avec une langue truculente et parfois sarcastique, dans cette violente et sombre Alémanie, côtoyant une humanité triviale aux désirs gras et aux pulsions bestiales, et «trottant prestissimo vers le pestilentiel» aux abords de la Judenstrasse, à «l'ombre noire du clocher».

Puis, délestés de leur cocher et de la sordide promiscuité des voyageurs de leur charrette, les deux voyageurs et leur âne Mussé s'élèvent à l'assaut des Alpes pour trouver le passage au col de Brennero «où débutera la descente vers le monde de l'homme, vers Venise». Commence alors un nouveau voyage «loin des nuisibles, loin des appétits ahuris des humains» et on entre dans la forêt mystérieuse des contes, des sorcières et des peurs enfantines, l'auteur, sans se départir pour autant de sa verve comique, instillant un climat merveilleux et éclairant la beauté de la nature.

 

 

Mais la descente si attendue s'avère décevante et «l'unique route vers la dite civilisation» plutôt «un éden pour coupe-jarrrets» les contraignant à se joindre au cortège d'un «proéminent marchand vénitien» chez qui le héros devra travailler à l'arrivée pour payer le prix de la traversée. Une fois atteinte la Venise tant désirée, son plaisir «endeuillé par la disparition du voeu lui-même» cèdera à la tristesse. Et l'écriture, ironique et nostalgique, prend sur la fin une tonalité allégorique rejoignant l'ivresse mystique, son nouvel ami Gabrielle (le bien nommé) lui ayant révélé la beauté des poèmes soufis. Double visage de cette Cité mercantile aux portes de l'Orient.

 

Miniature persane

 

Dans la dernière partie, le héros se perd dans cette Venise  labyrinthique et miroitante, allant «de Charybde en surprises» jusqu'à ce qu'il soit brutalement confronté au premier épisode de la prophétie. Le fil de l'écriture s'y affole, partant de manière impulsive et cahoteuse dans de multiples directions. Et le choc révélateur, dans sa soudaineté, vient perturber et même tarir durant quelques pages ce journal, jusqu'à ce qu'il reprenne dans un temps quasi statique et dans un style d'une grave et douloureuse beauté...

Bien loin d'achever le voyage, cette ultime partie laisse le héros «seul et nu» face à son destin, le deuil de l'être aimé devant accoucher d'une nouvelle naissance (résurrection annoncée au travers de la symbolique numérique). D'un nouveau départ, l'homme recommençant à avancer, toujours aimanté par un au-delà :

«Je pars, FAST & FAR, car dans les steppes de mon coeur chevauche un nomade & un bâtard .»

 

Départ de Marco Polo pour l'Orient,

Johanes, fin XIVème


«Croire à la fiction, c'est croire à la vie»/ «la raison moissonne des tristesses».
(...)
Regarder le ciel jusqu'à l'usure et essayer de croire, du moins, aux variétés chromatiques de l'existence.


Les jeunes constellations sont ainsi un hymne à la fiction comme à la vie, ce que confirment cette dernière «fessée verbale» du vieux maître et la déclaration d'intention finale du héros.

Un premier roman éblouissant d'imagination et de maîtrise, d'humour et de sensibilité.

 

Les jeunes constellations, Rayas Richa, illustrations de Donatien Mary, L'arbre vengeur, Février 2016, 224 p.

A propos de l'auteur :

http://www.arbre-vengeur.fr/?p=3688

EXTRAITS:

 

p.63

(...)

L'enfer fermentait déjà dans l'auberge des croisés. En poussant la porte, je pénétrais dans des relents de transpiration, de gangrènes, de viande et de crottin. L'urée de toute l'Europe y avait rendez-vous. Dans la salle, les voyageurs buvaient, bouffaient, branlaient, bâfraient, beuglaient... Une dizaine de lanternes à huile accrochées à la charpente répandaient plus d'ombre que de lumière. Le plafond était bas. Les ivrognes se cognant aux lampes faisaient vaciller des lueurs qui éclairaient alternativement des pans de la salle. A droite, entre les oscillations, j'ai vu : une bagarre/noir/chairs/noir/couenne tuméfiée/noir/un couteau. Depuis un coin aveugle, des chansons de croisés se mêlaient aux couinements d'un porc qu'on égorgeait près de l'âtre. A une solive voisine, pendait, à faisander des canards et des perdrix sur lesquels des soulards mesuraient leur adresse à coups de couteaux ou d'arbalètes. (...)

 

p. 84

(...)

Rien : plus rien n'échappa à la forêt. Avec vêpres, l'air devenait terreux, teinté de bistre. Le moindre moineau fatrouillant dans les branches nous refilait des chamades cardiaques. Revenaient les peurs enfantines ; revenaient les inquiétudes ancestrales que toute forêt sérieuse champignonne au coeur de l'homme. Même Pelleas sursautait à chaque bruissement : on pensait au loup, on pensait aux ours, et si leur faim valait la nôtre, alors...

 

Alors, on s'arrêta faire un feu et attendre le sursis d'un autre jour. On s'installa sur une souche couverte de mousse – divin-divan. On fit griller tonne de champignons, piqués sur des tiges de romarin. La panse de la nuit. Lueurs un peu froide du feu. Estomac spongieux et esprit pas en reste. Il faut dire la lecture du Journal.

(...)

 

p.105

(...)

La Sibylle, à son tour, égrena des plaintes. Elle pleurait le déclin de la sorcellerie, la carrière promise au bûchers d'ignorance et de fanatisme. Elle s'emporta contre l'immense bêtise du nouvel homme adorant un dieu qui est un homme ; s'adorant lui-même.

«Et les femmes pas en reste» fiella la Sybille. «Les mères et les filles viennent au printemps pour leur avortement semestriel cogner à ma chaumière ... "Zi wou plé ma bonne dame, un lavement" ; c'est qu'il ne se salira pas à les cureter leur cureton, sibonsibon... En hiver, aux jours de menstrues régulières, elles me jettent des pierres...»

Avec le vin, le feu du foyer, les langues se réchauffaient. Pelleasybille = Ne pouvaient pas être plus collés = faisaient lit- téralement plus qu'un. (...)

 

p.149

 

MARDI

Aux portes de la ville si longtemps désirée, une tristesse, une nostalgie s'est mise à clapoter gentiment au rythme de la lagune. Avec Venise, il fallait abandonner le rêve de Venise ; mon vieux camarade de jeu. Dans un instant une ville allait remplacer les villes de mon imagination. Et le plaisir à savoir mon voeu exaucé était amputé, endeuillé par la disparition du voeu lui-même. A quoi bon courir ses rêves, si toute joie doit porter son contingent de peines ? J'ai pensé un instant aux grands récits des grands hommes, à ceux qui avaient choisi et réalisé leurs destinées ; tous les Ulysse, tous les Alexandre de nos admirations ont-ils jamais été les héros de leur propre vie ?

(...)

 

p. 188

(...)

De Charybde en surprises : la servante qui me vint ouvrir = !!

Si fine, si transparente sa (?) chemise (?) ; rien qu'un voile de pudeur.
Chevelure d'un noir sans révérence et sans loi ;

Plus bas,

des mirettes toutes en lagune avec exhalaisons sulfureuses ;

Plus bas,

des lèvres d'un rose apostat et rieuses qui firent fondre sous la langue un «ciao bello» ;

Plus bas encore,

des .........Vite piétiner ses propres regards et bafouiller un : «Il fratello Pelleasolo per favore ?»

Moi = amusant ou ma voix ? Son rire folâtra – doux comme des draps froissés. Et son doigt (ouaté) me suggéra de la suivre.

 

La suivre donc, dans l'escalier !

Dans l'escalier, la suivre !!

Encore un étage !!!

Vertigo & No further comment...

 

Publié dans Fiction

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