"Sombre aux abords", de Julien d'Abrigeon

Publié le par Emmanuelle Caminade

 

Sombre aux abords est un roman sombre et étoilé aux multiples résonances cinématographiques et photographiques, musicales ou littéraires (1)... transcendées par une langue poétique dynamique que Julien d'Abrigeon, adepte de la poésie-action pratiquant une poésie très sonore et visuelle, s'emploie à travailler pour notre plus grand plaisir. C'est un roman nourri de "citations et d'allusions" dont l'auteur (qui consacra un mémoire universitaire à Jean-Luc Godard, ce cinéaste-écrivain virtuose du découpage/collage) ne se cache pas, semblant conscient que toute création, toute écriture s'amorce et s'enflamme aux étincelles d'autres oeuvres, et jouant sur les ajouts comme sur les détournements et les silences pour "embrayer vers de nouveaux sens". Et peu importe que le lecteur ne saisisse pas forcément toutes ces références car il restera toujours suffisamment d'échos plus ou moins diffus pour façonner, même inconsciemment, sa lecture.

1) Des citations littéraires en italique, comme les vers tirés des Ténèbres de Robert Desnos dans le chant IV de la deuxième partie et, le plus souvent, de très courts extraits éclatés et détournés, intégrés dans le corps même des phrases, comme le fameux incipit de Proust au début de cette même partie (cf dernier extrait donné en fin d'article)

 

 

Une structure solide directement empruntée aux cinq pistes que comportent chacune des deux faces de l'album rock Darkness on the edge of the town  (2) – et en reprenant avec une certaine liberté les titres et les canevas - équilibre cet ouvrage fragmenté en dix chants se voulant d'abord un hommage à l'oeuvre de Bruce Springsteen.

Dix cris de désespoir et de rage de vivre qui s'enracinent principalement en Ardèche, dans les paysages d'une France profonde similaire à celle que photographia Georges Depardon dans les années 2000 (celle "des rond-points et des villages ou moyennes villes, avec des petites zones industrielles ou urbaines qui se ressemblent"), où l'auteur éclaire la tristesse et «l'ennui mortel des dimanches chrétiens d'Aubenas», et nous confronte aux images choc de cette ville du Teil coincée entre le roc et le flot de ce «Rhône beige» poussant «en de gros bouillons d'anciens branchages vers des rives, inhospitalières, accueillant pourtant à bras ouverts les bois flottés bien morts» - une ville en décrépitude, «dégueulassé[e] par la poussière, neige sale crachée par les broyeuses» de sa cimenterie.

Dix cris violents, innocents et sauvages émanant de héros pitoyables à qui la société enjoint de devenir des hommes dessinent ainsi le portrait touchant et dérangeant d'une jeunesse déboussolée aux horizons bouchés, terrifiée à l'idée de rentrer «dans la chaîne» et aspirant encore de toute son énergie à sortir de là, à exister à tout prix, «pied au plancher», quitte à brûler sa vie. Dix "je" s'adressant souvent dans de vibrants monologues intérieurs à ces petites, ces belles ou ces princesses qui se dérobent et que l'on voudrait tant épater et posséder, et ressassant leur rancoeur contre ces pères déchus auxquels on ne veut ressembler.

2) Darkness on the edge of town

Side 1                                  Side 2

1. Badlands                           6. The Promised Land

2. Adam Raised a Cain         7. Factory

3. Something in the Night      8. Streets of Fire

4. Candy's Room                  9. Prove it all night5. Racing in the Street      

 5. Racing in the Street       10. Darkness on the edge of town

 

 

Si le roman évoque le film culte de Nicholas Ray, La fureur de vivre (qui avait introduit dans les années 1950 cette figure de l'anti-héros en abordant le passage à l'âge adulte à travers la résolution du conflit oedipien), il s'affirme également comme une sorte de road-movie nocturne tout en envoyant quelques clins d'oeil aux romans de chevalerie et à l'univers des contes et des légendes. Car la route et l'automobile - symboles de liberté et de puissance – s'avèrent prégnantes dans ces histoires mettant en scène une jeunesse tentant de fuir son destin et la morne routine des jours, la voiture y devenant la fière monture de ces nouveaux cow-boys chevauchant vers une frontière sans cesse repoussée, ou le prestigieux palefroi de ces «preux chevaliers» modernes s'illustrant dans des joutes splendides ou dans des hauts faits pour conquérir leurs gentes dames. Et cette jeunesse d'avance condamnée qui se débat et se réfugie dans une nuit lui donnant l'illusion d'avoir prise sur le monde, nous renvoie au drame universel de cette condition humaine à laquelle elle tente d'échapper : «partir et rouler» en prenant «en chasse les mirages», «glisser le long des précipices ... entre roche et vide».

Les dix cris déchirants de ce roman puissant illustrent ainsi la difficulté à devenir adulte, l'impossibilité à «faire peau neuve» sans «massacrer l'enfant», nous conduisant «aux abords, là où les lumières de la ville n'accrochent plus», dans cette nuit mystérieuse et sauvage, au bord de la "bouche d'ombre" des ténèbres. Et le grand mérite de Julien d'Abrigeon est de nous faire entendre ces cris, de nous rendre palpable cette nuit de tous les possibles et de tous les abîmes grâce à une langue (3) inventive, familière et bariolée aux registres mêlés et se jouant des clichés, dont la riche texture sonore s'appuie intensément sur des assonances et des allitérations. Une langue incandescente en mouvement, à la fois répétitive et elliptique, glissante, tournoyante, mais aussi heurtée et syncopée qui nous emporte dans ses remous tumultueux.

3) Une écriture renouvelant ainsi la langue (ex : «le verre millemorce, cligne, éclate fracassé», «Je me peigne de mes doigts, en arrière, me rebraille à l'aveugle», «elle se plaque, contrecollée, elle respire», «les jingle bells ont beau jingler», «Ils clopent et crachent, cachent clopin à leurs copains clopant»«je fais mon petit bonhomme, chemine à ma manière»...)

 

Sombre aux abords, Julien d'Abrigeon, Quidam éditeur, 1er septembre 2016, 144 p.

A propos de l'auteur :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Julien_d%27Abrigeon

 

EXTRAITS :

 

Face à

 

Chant I - Sales sols stériles

p.18

(...)

J'ai un projet, petite. Tu ferais bien d'écouter. Une sorte de rêve. Un rêve aussi concret que ces cauchemars qui nous éveillent en pleine nuit tant ils semblent réels. Un rêve, solide, un rêve à portée de main, fait de pâte et de terre, une boule argileuse, lourde. Pas un de ces rêves vaporeux, pas une fantaisie flasque, mais une bonne grosse boule de pâte de rêve solide et malléable. (...)

 

Chant II – En gueulant comme Adam engueulant Caïn

p. 35/36

(...)

Il me l'a raconté, maintes et maintes fois, comme je me suis battu, débattu, et comme j'ai crié. Gueulé comme un beau diable, à réveiller les morts. J'ai hurlé comme un veau à effrayer les vieilles, à glacer l'assemblée. J'ai pété une gueulante obscène, indigne d'un nourrisson. Et toute la famille transie, prise de frissons sous le soleil tapant.

Enfant enragé, baptisé en nage un dimanche-gigot-haricots au restau, famille clope au bec, descendant du saint-joseph tout en rotant l'ail et les blagues racistes.

 

Le pater était fier, au départ, racontait ça sans cesse. Mon fils a de la gueule. Vous allez voir ce que vous allez voir, vous verrez. Ca va donner quand il sera grand. Une flèche, un bolide. Il est petit, mais vous allez voir, il sera comme son père, celui-là, il en a, il l'ouvre.

 

On fera de lui un homme.

(...)

 

Chant III – Quelque chose dans la nuit

p.54/55

(...)

Et l'air a beau empester le cramé, le pneu, l'huile en fumée qui dégage, la meute se rapproche, se réchauffe et tente d'observer si.

Puis ça lasse : ils nous laissent là, aveugles, cramant, cramés, fuyards dans la garrigue, détalant dératés, à la poursuite de que dalle, de pas grand chose, d'un je sais quoi dans la nuit.

 

 

Dégun dans la lande fors nous, dégun dans la nuit fors nous à déchirer icelle.

 

 

Hurlant de douleur sans un bruit.

 

Chant IV – Candice, sa chambre

p. 64

 

(...)

Alors.

Alors,

Alors, nos lèvres se touchent – heurtent, se collent et s'ouvrent, frottent les langues qui tournent et s'emballent, s'emballent, s'emballent, s'emballent, s'emballent et tournent chaudes entraînant les mentons qui collent se décollent se recollent et les pulls qui font barrage et le coeur qui, le sang qui s'emballe et qui frappe oxygéné gorgé il monte frappe au cerveau qui se gorge et s'emballe et siffle et le sang frappe à exploser les veines, il veut sortir s'échapper libre partir, prendre la route, accélérer sans limite, aller où bon le mène, traverser les vaisseaux envahir le corps de sa vitesse et siffler au cerveau et frapper au coeur et emballer la machine et crever les plafonds et souffler dans les bronches et siffler les oreilles et frapper la cervelle et battre dans les tempes et tourner dans le corps et taper dans la cage et rougir dans les joues et chauffer les frissons et rebattre et frapper et taper et crever et aller envahir emballer et souffler traverser remonter et tourner la langue dans la sienne ou la mienne et la sienne et tourner s'emballer s'enfoncer plus avant foncer droit devant, droit devant ne faire que courir, foncer sans réfléchir pour m'enfoncer toujours, vers la lumière aveuglé, foncer contre ses phares, bondir contre, figé et pris dans, toujours plus avant dans, ses yeux.

Qu'elle ferme.

(...)

Beside

 

Chant IV – A l'épreuve de la nuit

 

Couché. Longtemps. Je me suis levé bien trop tôt. Trimant sec, bossant dur, j'en ai abattu du boulot pour tenter de m'en sortir, sans dépasser, sans me salir, retour au clean. Réglo. Bon gars. Gentil. Assis. Couché. Pas bouger. J'ai lustré et j'ai poncé. J'ai défoncé et démonté. Remonté et démonté. J'ai porté, j'ai soulevé, j'ai conduit. Va chercher. J'ai ramassé des fruits, des brouettes, monté des murs, détruit des cloisons. J'ai taillé des haies, abattu des peupliers, arraché des oignons et poncé des crépis. J'ai vidé des fosses, j'ai percé des trottoirs. J'ai monté des buffets, descendu des frigos. Assis debout couché. Pas bouger. Pas un doigt, pas une oreille. Sage. Tout déclaré. Rien qui dépasse. Mensualisé. Rien au black. Ou si peu. Clean. Opération mains propres. Rien à me reprocher. Plus rien. A carreau. Je pensais pouvoir dormir sur mes deux oreilles avec ma conscience comme oreiller. Et pourtant, je dormais peu. Car il fallait rentrer tard, enchaîner les jobs, songer aux factures, aux relances. Et me lever bien trop tôt. Longtemps. Trop longtemps. Trop tôt. Couché.

(...)

Publié dans Fiction

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