"Elise et Lise" de Philippe Annocque

Publié le par Emmanuelle Caminade

"Elise et Lise" de Philippe Annocque

Elise et Lise  est une histoire apparemment simple et limpide qui raconte aussi «autre chose que ce qu'elle raconte». Une histoire d'ombres, d'échos et de reflets cultivant savoureusement l'ambiguïté et l'ambivalence, et où s'entremêlent vertigineusement d'autres histoires. C'est un conte moderne, un "conte sans fée" si ce n'est l'auteur, ce magicien au travers duquel s'élabore toute une alchimie lui échappant en partie.

Philippe Annocque s'y interroge sur la maîtrise de nos existences, sur la singularité de nos vies et sur la vérité de nos choix comme sur la maîtrise de ses propres histoires, et il y éclaire cette frontière fragile entre le vrai et le faux, entre la réalité et l'imagination que notre mémoire si faillible nous fait souvent confondre.

Qui sommes-nous donc ? Les héros victorieux de nos vies qui mériteront le repos éternel des champs Elyséens ou de simples «ombres errantes» à la recherche de modèles à imiter et à supplanter, ou se laissant inconsciemment traverser par eux ? Vivons-nous réellement ou seulement à travers les autres, comme «par procuration» ?

 

Etudiantes en deuxième année de licence, Elise et Lise, tout comme Sarah, fréquentent le même cours de Mme Roger sur les contes de Grimm. Mais la vraie rencontre entre Elise et Lise se déroule dans un autre lieu symbolique : «devant les cabines d'essayage du Kookaï de la rue Saint-Charles». Leur amitié apparaît d'emblée «de l'ordre de l'évidence» et Lise, qui semble avoir jeté son dévolu sur Elise, s'invite peu à peu dans sa vie, comme elle se glisse dans les vêtements qu'elle aime lui emprunter. Puis Elise rencontre Luc, leur amour mutuel s'affirmant de manière tout aussi évidente, mais Luc ne supplantera pas pour autant Lise...

 

 

Vladimir Propp, character types illustration

 

Bien qu'un narrateur extérieur prenne en charge ce récit à la troisième personne, l'histoire se raconte du point de vue de ses différents protagonistes : de celui de Lise, d'Elise et de Luc, chacun donnant parfois une version un peu différente de la même scène. Mais aussi du point de vue de Sarah qui fut témoin d'une partie de l'aventure et surtout à laquelle Elise et Lise ont raconté séparément leur histoire, même si ses souvenirs semblent s'estomper (1).

Sarah n'est donc pas à proprement parler «dans l'histoire», jouant plutôt le rôle du conteur ou du public. Travaillant désormais à son mémoire de Master, elle possède de plus la distance pour analyser et comparer la structure de ce «conte de filles» comme elle étudie la morphologie des contes des frères Grimm ou de Perrault, différentes versions racontant souvent une même histoire. C'est qu'elle connaît son Vladimir Propp (2) sur le bout des doigts !

Et si dans ce conte dont la quête semble une quête d'identité, Luc, le «prince charmant», s'avère plus un «objet», «une récompense», qu'un personnage, on se demande, comme dans La gardeuse d'oies (3) de Grimm, qui est la véritable héroïne. Car la «fausse héroïne» n'est pas forcément celle que l'on croit et l'on pourrait soutenir que «l'habit fait le moine».

 

1)«Quand elle repense à cette scène, quand elle la reconstruit dans sa mémoire insuffisante, elle imagine, parce qu'en réalité elle ne se souvient plus.»(p. 21)

2) https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Petite_Gardeuse_d'oies

3) https://fr.wikipedia.org/wiki/Morphologie_du_conte

 

La Gardeuse d'Oies, Grimm © Perret

Elise prend l'air. L'air prend Elise. Tout cet air, ce souffle qui la traverse. Elise ne comprend pas. De quoi a-telle peur?

Cette mystérieuse et révélatrice «formulette récurrente» en italique qui scande ce petit conte d'aujourd'hui semble répondre à celle du conte de Grimm citée en exergue du livre :

«Wenn das deine Mutter wüßte,

ihr Herz tät ihr zerspringen!»

(Si ta mère savait / De chagrin son coeur éclaterait).

 

Dans La gardeuse d'oies en effet, la fiancée du prince se laisse déposséder par sa servante avec une humilité surprenante, se soumettant servilement à son imposture - ce qui consternerait sa mère si elle l'apprenait. De même Elise, si gentille, si passive, n'est-elle pas finalement l'ombre de Lise, celle qui se laisse traverser, qui se laisse facilement «élider»?

 

Ceux qui aiment les contes goûteront certainement cette énième version faisant écho à bien des histoires merveilleuses peuplant leur imaginaire. Et ceci d'autant plus que Philippe Annocque, confinant parfois à l'absurde, y ajoute sa touche d'humour.

Jouant avec légèreté et malice de l'ambiguïté des mots, de leurs sonorités ou de leurs graphies, comme de l'étrangeté et de l'ambivalence des phrases ou de la multiplicité des formulations possibles, il souligne ainsi le pouvoir, le charme de ces mots qui souvent se jouent de nous.

 

 

 

 

 

 

 

 

Elise et Lise, Philippe Annocque, Quidam éditeur, 16 février 2016, 132 p.

A propos de l'auteur :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Philippe_Annocque

 

EXTRAIT :

On peut lire un extrait sur le site de l'éditeur : ici

 

Publié dans Fiction

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