The sound of my voice / Le son de ma voix, de Ron Butlin

Publié le par Emmanuelle Caminade

The sound of my voice / Le son de ma voix, de Ron Butlin

The sound of my voice / Le son de ma voix, magistral roman sur l'alcoolisme de l'écrivain écossais Ron Butlin, n'a pas rencontré à sa sortie en 1987 au Royaume-Uni le succès qu'il aurait mérité, semblant même une dizaine d'années après tombé dans l'oubli chez les étudiants en littérature celtique.

 

Mais les raisons qu'en donne Irvine Welsh dans la préface (1) qui fut adjointe à l'édition de 2002 n'emportent l'adhésion qu'en partie. Car faire de ce livre une critique de l'ère thatcherienne s'avère à mon sens peu pertinent ou du moins réducteur. Les valeurs de réussite sociale et de conformisme qui y sont ironiquement véhiculées autour de son héros, cadre dirigeant dans une entreprise de biscuits (2), bien antérieures, ne sont en effet pas spécifiques de cette période marquante de la politique économique et sociale britannique, et nos sociétés occidentales  consuméristes s'y réfèrent encore dans leur ensemble.

Mieux vaut donc ne s'en tenir qu'à la façon subversive dont y est abordé l'alcoolisme, comme un élément sur lequel ni les conditions matérielles ni l'attitude de l'entourage ne peuvent influer, mettant ainsi en échec tant les remèdes matériels que les bons sentiments. Une impuissance décourageante, désespérante et quasiment immorale !

Et j'ajouterais que si l'exceptionnelle qualité littéraire de l'ouvrage n'a pas suffi à imposer ce roman, même auprès des critiques, cela malheureusement n'étonne guère de nos jours...

1) Reprenant un article de presse paru en 1997 sous le titre "Great Scot" dans "The village Voice Litterary Supplement"

2) Notamment au travers d'une avalanche de malicieux mots valises : cadre-du-biscuit, jour-biscuit, lundi-biscuit, soirée-biscuit, semaine-biscuit, homme-biscuit, femmes-biscuits, costume-biscuit, badinage-biscuit...

 

 

A trente-quatre ans, Morris Magellan, "est déjà aux deux tiers détruit" par un alcoolisme chronique. Et, comme le remarque judicieusement Irvine Welsh, "nous savons dès le début que ce type est fichu" bien qu'il "semble avoir tout pour s'en sortir" : une belle situation, des collègues de travail respectueux et admiratifs, une jolie maison dans la banlieue résidentielle, une femme aimante et compréhensive, deux gentils enfants …

De cet alcoolisme, Ron Butlin ne cherche pas à connaître les causes. Des causes que personne ne peut véritablement comprendre, même s'il semble que le mal-être du héros - qui un jour sans crier gare a surgi - s'enracine dans quelques lointaines scènes fondatrices plus ou moins oubliées. Et, de façon non convenue, il préfère montrer la nature et les effets de cet alcoolisme en approchant la manière dont son héros le ressent.

 

C'est pourquoi il se glisse dans la peau de ce dernier. Mais pas en adoptant la première personne, car cet alcoolique plongé paradoxalement dans une extrême solitude voit son "je" déchiré entre un "moi" intérieur et un "moi" en représentation : celui qu'il donne en spectacle aux autres en tentant de se conformer à leurs attentes et de faire bonne figure, en famille comme au travail. Morris, toujours à la fois ici et ailleurs et "portant le fardeau de deux vies", est en effet un homme double s'épuisant dans un combat quotidien incessant contre lui-même, tentant de se concentrer sur chaque instant et de s'agripper aux êtres et aux choses qui sans cesse se dérobent. Pour ne pas laisser échapper ces morceaux de lui-même et "maintenir ensemble ces parties séparées". Un équilibre fragile toujours prêt à basculer.

 

La trouvaille de l'auteur est d'adopter une narration à la deuxième personne : celle d'un "moi" profond, voire inconscient, s'adressant au "moi" de façade dans un "tu" familier marquant curieusement cette distance. Il éclaire ainsi avec neutralité cet écart, cette discordance, dans de constants va-et-vient entre un monde intérieur plein d'obscurité et de boue semblant remonter à l'improviste du fond de l'océan et un monde extérieur aux couleurs radieuses, comme entre passé et présent - car pour les ivrognes "le temps n'est pas une ligne droite". Et ce faisant, il donne la mesure de ce qu'est la vie de son héros et révèle l'essence de l'alcoolisme.

 


Pour toi, l'alcool n'est pas le problème – il est la solution.

 

L'alcool est en effet vital pour Morris, c'est sa seule manière de "paraître normal" en trouvant "une nouvelle respiration", de faire retomber cette boue (reflétant son profond dégoût de lui-même) qui, s'infiltrant en lui, le suffoque et "grise le paysage" alentour. L'alcool est un "solvant universel" lui permettant de "dissoudre toutes ses parties séparées en une", de relâcher la tension pour se laisser glisser sous la surface de l'océan - où l'anxiété et l'angoisse ne sont plus qu'une "gentille perturbation atmosphérique". Boire pour pouvoir respirer sous l'eau.

Notre héros boit ainsi, et en musique pour ne pas être seul : il boit avec Bach, Schubert ou Mozart, devenant alors léger et se laissant emporter tant par l'alcool et la musique que par l'eau de l'océan. Boire s'avère ainsi la boussole lui permettant de tenir le cap dans les fortes turbulences de sa navigation et de "rejoindre la terre ferme".

Et ce roman nous relate la périlleuse dernière semaine de la trente-cinquième année de Morris Magellan comme une sorte de circumnavigation qui n'a rien à envier au tour du monde de son homonyme ! Un tour du monde dont il reviendra comme le célèbre navigateur, mais pour entamer, au seuil de sa trente-sixième année, un autre cycle tout aussi, sinon plus périlleux.

 

 

Une double construction désespérément circulaire vient ainsi épouser pertinemment ce parcours semé d'embûches d'un héros s'apparentant  à un véritable Sisyphe.

Mais avant d'entamer cette dernière semaine précédant son anniversaire, passant d'un week-end familial à l'autre (entrecoupé par une semaine de travail au bureau), les deux premiers chapitres explorent le passé du héros dans une succession de flashes-back mettant puissamment en lumière son mal-être. Un mal-être se nouant sur cette fête très arrosée où il apprit brutalement dix ans auparavant la mort de son père : une fête scandée par le rythme infernal d'une "boom-boom-musique" orchestrant ses propres démons, où le son de la voix de Sandra, cette jeune étudiante rencontrée quelques heures auparavant qu'il raccompagne chez elle, répercute sa propre peur, et ses larmes sa propre douleur dans une sorte de décalage émotionnel.

Un épisode violent faisant remonter deux scènes capitales de sa prime enfance et son adolescence, qui nous font prendre la mesure de son anxiété précoce concernant la permanence des choses quand on s'en éloigne, de sa difficulté à affirmer sa présence au monde, mais aussi ressentir combien il "tire toute cette obscurité du monde au dedans de [lui] pour cacher la honte insupportable que [son père] y avait fourrée ".

 

«You are thirty-four years old and already two-thirds destroyed.» : ce n'est qu'après l'incipit du chapitre 3 que débute vraiment ce parcours, un samedi. Et nous allons suivre ce héros avançant d'instant en instant, "chaque moment gagné se fondant dans le suivant", chaque journée apparaissant comme un long et ardu combat se répétant du lever au coucher. Les chapitres 5 à 11 relatent, eux, sa "semaine-biscuit" (trois étant consacré à cet interminable "lundi-biscuit"), chaque jour de travail nouveau débutant par la stridence brutale de la sonnerie du réveil. Et le vendredi, à l'aube du week-end suivant et d'un nouveau cycle, s'amorce un habile retournement...

« Je suis avec toi. »

 

Annoncé brièvement dès la fin du chapitre 10 où retentit pour la première fois la formule "le son de ma voix" ayant donné son titre au roman, on assiste en effet dans le chapitre 11 (après raréfaction de la seconde personne au profit des injonctions et des pronoms personnels et adjectifs possessifs de la première personne) à l'émergence inattendue d'un "je" venant rejoindre le "tu" auquel il s'adresse. Le narrateur (le "moi" intérieur), après avoir semble-t-il fait prendre conscience au héros de sa discordance, sort soudain de la neutralité du constat pour se rapprocher de lui (de son "moi" extérieur), et mettre en harmonie ses deux parties.

Saluant l'arrivée de ce "premier jour", il l'interpelle ainsi par son prénom, le conseille et l'encourage, l'incitant à arrêter la boisson pour aller "ensemble" à la prochaine étape, les deux "moi" réunis s'épaulant pas à pas, moment par moment...

 

« Lâche la rampe et tiens-toi plutôt au son de ma voix. »

 

Mais le chapitre 12 consacrant le retour du samedi et l'ouverture de la trente-sixième année de notre «birthday-boy» lors d'un joyeux pique-nique familial ne semble pas pour autant rassurant. Car à la discordance entre ces deux "moi" révélée par le "tu", vient se substituer désormais la lutte entre deux voix : celle du père qui appelle le héros "depuis plus de trente ans en arrière" et celle de l'intimité d'un héros à l'identité fraîchement ressoudée. Une lutte tout aussi périlleuse et éprouvante condamnant ce dernier à renaître difficilement chaque jour, et de laquelle on comprend bien qu'il ne sortira pas toujours vainqueur.

Et ce dernier chapitre qui, bouclant la boucle, rejoint aussi le premier (ce pique-nique effectué par le héros une trentaine d'années auparavant) confirme bien que l'alcool n'était pas le problème de Morris, sa sobriété à force de volonté ne résolvant en rien son mal-être.

 

Le monde à l'époque de Magellan

 

Ce livre est une merveille stylistique, l'écriture raffinée de Ron Butlin épousant en parfaite osmose son propos.

C'est une écriture souvent elliptique travaillant la discordance en naviguant, en tanguant d'un monde à l'autre, d'un lieu ou d'un temps à l'autre dans un montage sans transitions. Une langue musicale riche de répétitions et de reprises et variant les rythmes. Capable d'accélérer en se resserrant et accumulant phrases nominales, infinitifs ou participes présents (parfois de manière hachée et saccadée avec de nombreux points de suspension, tirets et retours à la ligne). Ou de se dilater (recourant notamment  aux incises et points virgules) pour déployer des scènes et paysages en variant les angles de vue (3) et opérant constamment une sorte de mise au point. Une  vision mouvante jouant du dedans et du dehors, du haut et du bas, du devant et de l'arrière ou du proche et du lointain, qui nous fait évoluer dans ce monde incertain auquel est confronté l'alcoolique.

Quant au lexique, inventif et riche d'onomatopées, il offre de saisissants raccourcis, comme cette pléthore de mots-valises ou cette manière de désigner les enfants du héros - dont le regard innocent lui renvoie toute sa culpabilité - par le terme "les accusations".

Et l'on voit bien que l'auteur est un poète tant il utilise les images et les rythmes, mais aussi les jeux sur les sonorités (4), pour nous faire saisir ce ressenti du héros si difficile à formuler objectivement.

3) Jouant notamment de l'écart du héros et de sa femme entre différentes marches de l'escalier, l'un montant et l'autre descendant, sur de nombreuses visions en plongée (le héros debout regardant sa fille Elise étendue sur la pelouse, ou les camions charger la marchandise depuis la fenêtre de son bureau du 3ème étage ...) et en contre-plongée (comme la vue de la chambre depuis le lit où repose le héros...)

4) Par exemple : " Hopelessly and helplessly wide awake", "Majestic monday morning"...

 

Le son de ma voix est ainsi un condensé de littérature dans ce qu'elle a de meilleur. A recommander plus particulièrement aux étudiants comme aux apprentis-écrivains car ce court roman, par sa perfection formelle indissociable de son sujet, s'avère une véritable leçon d'écriture.

 

 

 

 

 

 

The sound of my voice,  Ron Butlin, Serpentsail, 2002 (Camnogate,1987),118 p.

 

 

 

 

Le son de ma voix, traduit de l'anglais par Valérie Morlot, Quidam poche, 2011 (Quidam 2004), 154 p.

 

 

A propos de l'auteur :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Ron_Butlin

 

 

EXTRAITS :

1

p.1/2

You were at a party when your father died – and immediately you were told, a miracle happened. A real miracle. It didn't last, of course, but was convincing enough for a few moments. Then, an hour later, you took a girl home and forced her to make love. You held on to her as she cried and pleaded with you : even now her tears ar still the nearest you have come to feeling grief att your father's death. You are thirty-four years old; everything that has ever happened to you is still happening.

Whenever you were driven from the village in your father's car you would look out of the rear window to keep your house – a single-storey cottage – in sight for as long as you could. The road climbed a steep hill, and as more of the village, then the surrounding fiels and woods, became visible, you strained to fix your eyes on the white walls of the cottage, trying not to blink nor look aside even for a second. There was never a point when the house actually disappeared, only the sudden realization that il had just done so, as, for a second, though without meaning to, you relaxed your concentration and lost sight of it.

Later, as your father drove back down the hill on your return to the village, you began anxiously to check off each falmiliar landmark leading to your house : the manse, then the horse-field, the wooden barn. 3It might not be there, » you kept repeating under your breath. By the time you came level with Keir's orchard you had worked yourself into a state of unbearearable uncertainety. Then, very, very, slowly you turned in the direction of your home. You prolonged this anxiety, this anguish, for as long as you could. It was, you knew, a measure of the joy that would come immediately you glimpsed the white colour once more : your cottage at the foot of the hill.

(…)

5

p.41

The alarm clock was ringing. It kept ringing.

You stopped it and lay there, wide awake. Helpessly and hopelessly wide awake. Monday morning. Mary was still asleep. Seven o'clock. Bright, bright outside.

Seven-o-two. Okay : up, up, and away. Up, up_

And dressed.

Downstairs and into the kitchen. Water on, toast on...

And into the bathroom. Splash on the face, spash in the pan...
And back. The toast gets turned, the pot gets filled, mind the snowman.
Off with the gas and out with the toast.

Snowman ?

A snowman. In the middle of the kitchen. Standing perfectly still. He's looking at you. Smiling.

Smile back.

The snowman unfolds his arms and waves. You must be dreaming. You must be.
But this is the kitchen, the teapot, the toast and the tea.

You're up and dressed and going to work. Majestics.

But there he is.

He winks.

You need a drink. No.

(...)

 

On peut lire un extrait en français sur le site de Quidam éditeur : ICI

 

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Publié dans Fiction

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