Vagabonde, de Fumiko Hayashi

Publié le par Emmanuelle Caminade

 

Ecrit à l'âge de vint-cinq ans par Fumiko Hayashi, figure majeure de la littérature japonaise, Vagabonde nous est proposé pour la première fois dans sa version française (riche d'une instructive préface et de nombreuses notes) par René de Ceccatty.

Ce premier roman qui fut adapté au cinéma en 1962 par Mikio Naruse rencontra à sa sortie au Japon en 1930 un immense succès populaire. Et il permit à sa jeune auteure issue d'une famille extrêmement pauvre - qui avait très tôt manifesté son intérêt pour les livres et écrit des poèmes – de sortir définitivement de la misère et de se consacrer à l'écriture, sans abandonner pour autant son goût du voyage.

 

Vagabonde se déroule dans ce Japon des années 1920 en proie à une intense effervescence suite à la première guerre mondiale (tout comme les pays occidentaux), et notamment dans sa capitale Tokyo se relevant avec dynamisme du grand séisme de 1923. Dans ce monde en pleine mutation, sa jeune héroïne, enchaînant les métiers et les amants, tente de survivre et d'écrire en assumant son indépendance.

Et, au travers de cette pionnière qui nous raconte sa vie précaire et mouvementée, ce roman dresse le portrait d'un Japon s'ouvrant à la modernité tout en éclairant la difficile émancipation féminine par le travail.

 

Affiche de Chroniques de mon vagabondage

Après un prologue où l'héroïne-narratrice parle de son enfance, ce roman autobiographique atypique se présente comme un journal intime ponctué de poèmes (1) ou de chansons et intégrant quelques lettres. D'une tonalité poétique mais aussi réaliste, il contient des notations très concrètes et précises sur les divers lieux fréquentés ou traversés, les vêtements et les coiffures et surtout sur la nourriture. Et il fait beaucoup référence à la météo, pluies incessantes, froid, vent et rare ciel bleu coïncidant avec les états d'âmes de l'héroïne. Il revêt souvent par ailleurs un caractère implicite et allusif, notamment pour évoquer les hommes entrant dans sa vie (2). Et s'il est souvent marqué par l'oralité, comportant de nombreuses exclamations familières, les dialogues qu'il rapporte la laisse modérément transparaître. Les dialectes que le traducteur nous signale en note ne s'y démarquent en effet nullement, ce dernier n'ayant pas tenté de leur trouver un équivalent en français.

 

Paradoxalement, il règne une certaine intemporalité, une sorte de flottement dans ce journal. Seuls les mois y apparaissent, ni les années ni les jours - à une seule exception près - n'y étant précisés. Et il s'avère très elliptique et irrégulier avec des sauts fréquents allant de deux à six mois.

La chronologie est d'autant plus floue qu'on ne sait pas toujours si la narratrice - qui évoque déjà souvent ses souvenirs d'enfance - se situe dans le présent ou se remémore certains épisodes antérieurs, le caractère allusif de beaucoup de notations ne facilitant pas les choses. Et il faut attendre la toute fin du livre pour connaître le surnom de cette dernière (Yumi, puis Oyumi), puis son prénom (Fumiko), et découvrir à la page finale qu'il s'agit bien de «Mademoiselle Hayashi» !

 

1) Poèmes de l'auteure ou de poètes qu'elle aime

2) Comme par exemple l'évocation soudaine et brève d'un "mon mari" alors qu'on n'a jamais parlé de son mariage auparavant

 

Images du film Chronique de mon vagabondage (Mikio Nartuse, 1962)

La narratrice et double de l'auteure, pleine de contradictions, se partage entre deux milieux très différents : le monde (copieusement décrit) des petites gens - et notamment le monde du travail - et celui (très discrètement évoqué) des cercles littéraires et anarchistes où elle fut introduite grâce à ses écrits, réussissant peu à peu à faire publier ses poèmes dans leurs revues.

Et tout le roman est tendu entre des pulsions contraires révélant l'agitation et l'instabilité de cette héroïne complexe en situation très précaire qui peine à s'affirmer pleinement et à trouver sa place dans un monde qui «n'est que tissu de mensonges». Une héroïne déprimée par «l'absence d'un lieu où trouver la sérénité».

Vagabondage et ancrage

 

«Je suis une vagabonde prédestinée dépourvue de pays natal», affirme dès le prologue la narratrice qui, dès l'âge de huit ans, fut jetée sur les routes avec ses parents marchands ambulants. Adulte, elle continue ainsi d'aller par monts et par vaux, ressentant «douloureusement le besoin de voyager pour une obscure raison» :

«Gare après gare, chaque fois que j'entendais les cris des marchands sur le quai, mon cœur épouvanté me faisait ouvrir soudain les yeux. Ah, s'il est aussi difficile de vivre, autant me faire mendiante, je pense qu'il serait intéressant de multiplier les régions où vagabonder, en nomade !»

 

Elle est de plus «vagabonde dans les métiers et parmi les hommes».

Son besoin primordial et constant d'argent (3) pour manger à sa faim et payer le modeste loyer des pensions où elle loge, et surtout pour aider ses parents toujours aux prises avec la pauvreté, la pousse en effet à enchaîner moult petits métiers sans pour autant se soumettre.

Elle est ainsi souvent renvoyée ou quitte d'elle même son poste, et quand ses recherches d'emploi restent vaines, le désespoir la pousse parfois à envisager de «faire du fric en se vendant», de se faire entretenir par un homme. Une option à laquelle elle ne croit pas vraiment, car «se laisser entretenir par un homme, c'est finalement plus pénible que de mordre la poussière».

Son instabilité sentimentale n'ayant rien à envier à son instabilité professionnelle, elle change souvent d'amants, accumulant les déboires sentimentaux depuis la trahison de cet «homme qui l'a plaquée» : un abandon qui la hante tout au long de ce récit. Et si son «corps [n'est] pas chaste», elle semble avoir perdu toute illusion sur les hommes, tout en continuant à rêver d'un homme gentil qui l'aimerait vraiment : «j'aimerais trouver un homme qui m'aime sincèrement (…) simplement, les menteurs sont légions».

 

Notre vagabonde trouve néanmoins, outre dans l'écriture de poèmes, un profond ancrage dans la littérature : «Tchekhov est le pays natal de mon cœur». Ainsi que dans l'amour que lui vouent ses parents et notamment sa mère.

Déja, enfant, alors que ses perpétuels changements d'école renforçaient sa solitude, elle trouvait réconfort dans les bibliothèques de quartier. Et elle se raccroche toujours à cet amour des livres (4), de la littérature européenne et notamment russe (à laquelle s'était ouvert largement le Japon) : «Les jours de déprime, je me disais que j'avais envie de lire Tchekhov, Artsybachev, Schnitzler, le territoir natal de mon cœur.»

Quant à l'amour de ses parents, il revêt pour elle une importance capitale car «l'amour d'un père (5) et d'une mère, on n'en a qu'un». Et, avec la nostalgie de l'enfance, elle reste très attachée à sa mère : «Ah, retourner au pays (…) retourner dans le giron de maman.»

3) Souci d'argent qui se révèle dans les innombrables notations sur les prix de chaque chose, salaires ou pourboires, l'héroïne, dans sa très grande précarité et ses espoirs, faisant sans cesse les comptes

4) Amour et connaissance de la littérature que révèlent de très nombreuses citations

5) Elle nomme ainsi son beau-père qui l'a élevée, s'est sacrifié pour entretenir sa mère en partant travailler loin, et qui lui a toujours donné beaucoup d'affection

Chronique de mon vagabondage
Désespoir et rage de vivre

 

Epousant les états d'âme de son héroïne, le roman nous fait naviguer entre tristesse et joie. «Déchirée», «inondée de tristesse», «complètement abattue», «épouvantablement déprimée», cette dernière est le plus souvent en proie à «un désespoir à geler les entrailles». Car il est difficile pour elle d'affronter la dureté de la vie, le manque d'argent et parfois la faim, la fatigue d'un travail harassant, l'insécurité et l'inquiétude pour l'avenir et, surtout, cette solitude amoureuse malgré ses nombreuses aventures : «J'ai le corps et le cœur constamment en loques».

Les contradictions entre la «jeunesse de sa chair» et ses désillusions de femme quittée, exploitée et méprisée ou parfois même battue lui donnent de plus une image fortement dévalorisée de soi : «je suis faible» / «je suis une fieffée imbécile, insignifiante»/ «je suis une femme méprisable»/ «vraiment bonne à rien». Image négative que lui renvoie sans cesse son reflet dans le miroir : «En faisant le ménage du matin, je me dévisageais dans le miroir et je constatais, en poussant un long soupir, qu'il était tuméfié et violacé, comme dévasté par la vie.»

Et il lui arrive de fantasmer sur sa mort possible, d'avoir envie de mourir : «Je finis par dire dans ce que j'écris que je veux mourir».

 

Pourtant, tout le récit est parcouru de petits bonheurs fulgurants : «Même si ce n'est pas grand chose, il me suffit de l'imaginer pour que je sois heureuse comme un enfant». Ainsi que de regains d'espoir : «J'avais l'impression que quelque chose de merveilleusement heureux allait m'arriver».

L'héroïne se met soudain à chanter joyeusement et elle puise souvent dans le simple acte de manger, dans un bon repas, un sursaut de vitalité, appétit et désir de vivre semblant se conjuguer. Ou se réjouit parfois de percevoir six yen de droits d'auteur pour ses poèmes : «Même Kagurazaka, que à l'habitude je traverse en fermant les yeux, est devenu un quartier merveilleusement joyeux, et j'ai fait du lèche-vitrines, boutique après boutique, avec bonheur. »

Sans compter cette immense tendresse qu'elle nourrit pour sa mère - et dans une moindre mesure pour ses compagnes de travail - qui vient illuminer sa vie.

 

Une sorte de symétrie s'opère souvent entre ces états psychologiques antinomiques. «Je me suis réveillée aussi déprimée qu'un poisson sur l'étal du poissonnier», écrit ainsi la narratrice qui, quelques pages plus loin, note comme en écho inversé :«Je me suis réveillée avec un sentiment véritable de bonheur» ! Des états d'âmes qui se succèdent même parfois dans l'instant :

«Je me sentais si malheureuse. Je versais des larmes en riant.»

«Ah, je suis heureuse. Mon dieu, est-ce à cause de cette part de chance, voilà que je ne peux m'empêcher de redevenir mélancolique.»

 

L'auteure, au travers de l'instabilité émotionnelle de son héroïne et de cette tension entre désir de mort et envie de vivre, relance ainsi sans cesse son récit en lui ôtant tout misérabilisme : «Je sentais brûler en moi une fièvre de vivre, même si c'était pour une existence misérable.»

 

Kobayakawa Kiyoshi, 1930

Emancipation et travail féminin dans le Japon des années 1920

 

Au delà de son caractère largement autobiographique, ce roman nous renseigne sur  ce Japon urbain des années 1920 que l'auteure décrit de manière évocatrice avec beaucoup d'acuité.

Dans l'effervescence de cette période d'après-guerre où naquit le concept de "femme nouvelle", de "femme travailleuse" émancipée et occidentalisée prenant son indépendance intellectuelle, morale et économique, les femmes japonaises semblent acquérir plus de visibilité. Mais cela ne concerne qu'une minorité privilégiée et il existe une autre réalité : celle des femmes pauvres travaillant du matin au soir pour gagner quelques sous, qu'elles soient bonnes, vendeuses, serveuses ou, de plus en plus, ouvrières dans un pays en pleine modernisation qui voit affluer dans ses grandes villes nombre de travailleuses des campagnes.

L'héroïne qui, enfant, vendait des petits pains dans la rue pour aider ses parents, est certes devenue une "modern girl" (une "moga") aux moeurs libres et s'intéressant à la vie culturelle, mais elle ne trouve son indépendance financière qu'en occupant des petits métiers mal payés et peu valorisants demandant un travail pénible : «L'argent dit-on, c'est la roue du monde. Et je bosse, je bosse, et elle ne tourne pas.» Elle sera ainsi, entre autres, bonne chez un écrivain, ouvrière fabriquant des barrettes décoratives en celluloïd - ce qui la contraint à mener «une vie idiote» enfermée tout le jour dans une usine. Ou serveuse dans un cabaret, travail nocturne épuisant mais offrant plus de liberté...

Il existe malgré tout une dynamique émancipatrice du travail pour les femmes des années 1920. Les jeunes filles pauvres des campagnes, sans diplômes ni relations, peuvent ainsi trouver un emploi en ville et se loger dans une pension peu coûteuse si elles sont prêtes à travailler durement pour un maigre salaire  : une indépendance au prix fort !

Mais la société reste encore très inégalitaire et très machiste. Et ce livre brosse (à l'exception du beau-père de l'héroïne) un portrait peu reluisant des hommes, de ces hommes «occupés par eux-mêmes», et exalte la force et la vitalité féminines. L'auteure fait ainsi preuve dans ce roman d'un manifeste sentiment de fraternité (ou plutôt de "sororité") envers toutes ces femmes exploitées. Et, au travers de son héroïne et de ses compagnes de travail, elle y célèbre leur courage et leur obstination à vivre.

 

 

 

 

 

Fumiko Hayashi, 1922

Vagabonde, Fumiko Hayashi, traduit du japonais et préfacé par René de Ceccatty,Vendémiaire éditions, 8 septembre 2022, 192 pages

 A propos le l'auteure :

 Née en 1903, Hayashi Fumiko, poétesse,romancière et essayiste, est considérée comme une fondatrice de la littérature moderne japonaise. Son œuvre s'attache avant tout aux classes modestes et pauvres du Japon, dans laquelle elle est née et a vécu. Deux de ses romans ont été traduits en français par Corinne Atlan : Les Yeux bruns (Rocher, 2007) et Nuages flottants (Rocher, 2005, et Picquier, 2012).

EXTRAIT :

 

On peut lire les premières page (p.21/33) : ICI

 

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Publié dans Fiction, Poésie, Autobiographie

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