Partie italienne, de Antoine Choplin

Publié le par Emmanuelle Caminade

Partie italienne, de Antoine Choplin

 

Avec une légèreté tout apparente, Antoine Choplin nous raconte une brève rencontre amoureuse au charme de laquelle s'ajoute celui de la capitale italienne sous le ciel de mai. Un récit qui, de manière ludique, va peu à peu insérer des pages sombres de l'histoire, cette simple et précieuse aventure emplie de sensualité raffinée et de vivacité facétieuse prenant une forte dimension mémorielle.

 

 Campo De' Fiori, Roma

Gaspar, artiste humble et discret au succès grandissant, est venu passer quelques jours à Rome pour échapper à sa vie parisienne trépidante et au prétexte d'y préparer au calme la conférence sur Henry Darger (1) qui lui a été commandée par le musée d'art brut de Lausane. «Libre et tranquille», il y savoure la beauté des lieux comme le plaisir de siroter un Campari tout en s'abandonnant à ses rêveries, profitant de cette pause pour s'adonner à sa passion des échecs.

Il s'installe ainsi avec son échiquier dès le matin à la terrasse du restaurant Virgilio sur le Campo De' Fiori, où fut brûlé vif au XVIème siècle Bruno Giordano - dont il ne remarque pas d'emblée la statue encapuchonnée dissimulée par les étals du marché. Et, jouissant de cet équilibre harmonieux entre la solitude imposée par «la bulle» du jeu et une «emprise sereine du monde qui l'entoure», il dispute de belles parties avec des inconnus de passage sous le regard amusé des badauds et parfois les commentaires appuyés du marchand voisin. Jusqu'à ce qu'il affronte une adversaire redoutable en la personne de Marya, jeune et séduisante Hongroise.

Des échecs à leurs conversations autour d'un verre ou leurs flâneries dans la ville, attirance physique et complicité intellectuelle croissantes se mêlant, ils vont apprendre à se connaître. Et Marya révèlera être déjà venue à Rome pour retrouver la trace des parties jouées à Auschwitz par son grand-père, célèbre maître d'échecs, avec son geôlier nazi …

 

Partie italienne s'articule ainsi sur les échecs, l'auteur envoyant un clin d'oeil manifeste à la nouvelle posthume de Stephan Zweig (2) en ravivant le souvenir de sombres épisodes historiques, et notamment le rôle du Vatican dans la protection et l'exfiltration des nazis. Et le titre, fort bien choisi, nous renvoie au nom d'une ouverture échiquéenne (3) tout en évoquant l'Italie : son histoire comme la "dolce vita", jouant aussi avec l'expression "partie fine" (4).

1) https://fr.wikipedia.org/wiki/Henry_Darger

2) Dans Le joueur d'échecs, un champion d'échecs d'origine hongroise (tout comme l'héroïne) affronte aux échecs un inconnu qui, arrêté par la Gestapo, avait subtilisé à ses geôliers un recueil des plus grandes parties disputées par des maîtres internationaux ...

3) https://fr.wikipedia.org/wiki/Partie_italienne

4) Ce que confirme l'évocation au téléphone par Amandine, l'amie parisienne du héros, d'une soirée récente à trois avec son assistante Sonia...

 

 

 

Ce court roman, narré à la première personne par le héros dans un vivant présent, est doublement placé sous la tutelle de Bruno Giordano (5). Outre que la statue de ce dernier occupe le centre du Campo De' Fiori où débute et s'achève cette aventure amoureuse printanière, l'auteur a en effet mis visuellement entre parenthèses cet intermède italien, de manière significative. Et la parenthèse ouvrante, se démarquant (comme la fermante) par des caractères italiques et une narration au passé, décrit ainsi le spectacle-performance inspiré à Gaspar par le tragique sort de ce moine philosophe brûlé pour hérésie, qu'il mettra en scène à Paris l'automne suivant.

Mais, si la symbolique est forte, ce procédé un peu artificiel gâche à mon sens l'incipit de ce roman. Car ces deux premières pages, peu explicites et peu accrocheuses, semblent de prime abord n'avoir aucun rapport avec cette histoire italienne qui, elle, happe le lecteur dès le début du premier chapitre.

Par contre, l'excipit de la parenthèse fermante - parfaitement explicite et s'insérant dans la linéarité du récit - s'avère très réussi. Alors que l'auteur vient de  pertinemment donner une fin ouverte à cette rencontre suspendue hors du temps que l'on devine sans lendemain, il y propose en effet de manière malicieuse à son héros rêveur une autre hypothèse éclairant cet espoir insensé dont on ne se départ jamais vraiment : «Une hypothèse, parmi de nombreux autres possibles. N'est-ce pas Gaspar.»

Fractionné en dix-neuf brefs chapitres suivant globalement un fil chronologique, le récit à proprement parler nous entraîne dans les divagations de l'esprit du héros et nous décrit la ville au cours de ses déambulations. S'enrichissant de nombreux souvenirs et anecdotes, de multiples petits récits remontant le temps, il fait la part de plus en plus belle aux dialogues, domaine que l'auteur maîtrise avec un art consommé. Et, au-delà de la spontanéité et de l'authenticité réjouissantes de ces héros sachant saisir l'instant et des résonances mémorielles et existentielles de cette histoire, c'est toute la magie de l'écriture évocatrice elliptique et poétique d'Antoine Choplin qui est à l'oeuvre, pour notre plus grand bonheur.

5) https://fr.wikipedia.org/wiki/Giordano_Bruno

 

 

Dans Partie italienne, Antoine Choplin approche la mémoire dans toutes ses composantes, historique principalement, mais aussi plus individuelle et quotidienne. Cette dernière joue en effet un grand rôle dans les échecs et nos deux héros ont en commun de savoir se souvenir et d'avoir une mémoire aiguë, tandis qu'un vieil ecclésiastique aveugle se montre capable de se remémorer une partie exceptionnelle en dix-sept coups. Et, bien que Gaspar s'exaspère parfois de la somme de connaissances éclectiques accumulées par Marya, il reste très performant dans ses domaines de prédilection - qu'il partage avec l'auteur dont l'érudition concernant l'art, les mathématiques ou la musique enrichit ce récit.

Quant à «Même pas mort», le projet artistique (longuement détaillé) ayant fait connaître le héros, il a à voir avec la résistance aux dégradations du passage du temps, l'auteur évoquant de même la résistance à l'oubli dans un tango dansé sur Oblivion (6).

 

L'échiquier symbolise par ailleurs le monde, le noir et le blanc de son quadrillage mêlant la vie à la mort. Et, tentant de conserver les traces des disparus, ce roman allie le poids de la mémoire à la légèreté de l'existence, à cet élan vital s'incarnant dans l'aventure amoureuse qu'il nous conte. Il illustre ainsi toute une philosophie de la vie. Un équilibre serein, une harmonie des contraires que l'on retrouve aussi chez le héros dans son aptitude à se concentrer et à anticiper dans le jeu d'échec tout en se laissant bercer par ses rêveries, ou dans ses marches sans but au hasard des rues pour remettre  paradoxalement un peu d'ordre dans sa tête.

6) Oblivion (Oubli) est un tango du compositeur argentin Astor Piazzolla

 

 

Antoine Choplin n'a pas son pareil pour capter une atmosphère et camper des personnages avec une grande économie de moyens, restituant notamment le tempo du Campo De' Fiori s'éveillant peu à peu via les éclats de voix et la texture des sons qui parviennent au narrateur ou la lumière et la chaleur du soleil éclairant son champ de vision. Et, épousant l'univers particulier de son héros au travers de sa façon bien à lui de raconter et de décrire, et surtout des très nombreux dialogues menés dans une langue vive riche de silences et de non-dits, il donne toute sa poésie, son rythme et sa musicalité comme sa tonalité, à ce récit enchanteur.

les verbes introducteurs sans inversion du sujet donnent un caractère simple à ces dialogues présentés comme des poèmes, avec retour à la ligne sans tiret. Et les joutes orales de Gaspar et Marya s'apparentent à une sorte de danse fluide sans figures imposées laissant toujours place à l'inattendu (7). A un tango rebondissant sans cesse sur des contre-temps dus au décalage des répliques d'un héros peu expansif qui enregistre les paroles de son interlocutrice mais ne réagit que beaucoup plus tard (8) - ces paroles échappant ainsi à la compréhension implicite habituelle d'un échange "en situation". Et, hormis le rythme impulsé à ces dialogues, cela leur ajoute un effet comique savoureux.

 

Toute la poésie de ce texte repose essentiellement sur les décalages, sur le rythme et la musique des mots et cette tonalité énigmatique et comique. Décalage que l'on retrouve dans la langue utilisée par l'héroïne pour décrire le vin en disant des «poèmes qui parlent de nez, de tanins, de cuisse, de charpente» ou dans le langage mathématique de Gaspar évoquant le parcours de ses mains caressant le corps de son amante.

Notre héros narrateur, émerveillé, décèle de plus de la poésie jusque dans la musique d'une formule mathématique ou de l'appellation millésimée d'un vin et dans l'étrangeté des noms désignant les voies urbaines - qui ne l'aident nullement à s'orienter (9). Et dans les situations et les échanges les plus quotidiens, il s'amuse à composer des anagrammes ou se montre particulièrement sensible aux sonorités des mots  : 

«Vous vous appelez comment ? elle demande.
Gaspar.

Gaspar, elle répète, l'air songeur. Moi, c'est Marya.

En tout, ça fait pas mal de a, je dis.»

 

A l'instar de son héros, qui comme lui a étudié les mathématiques et se montre poète, Antoine Choplin aime ainsi manifestement jouer avec le sens et la musique des mots dans un esprit très oulipien. Et l'on se délecte de ce petit roman sans prétention qui s'avère finalement d'une grande richesse.

 

7) Même si tout est savamment orchestré par l'auteur et que chaque petit mot a son importance

8) Goûtant un vin, Marya parle ainsi de "nuances de cuir et de foin" au chapitre X, mais ce n'est que plusieurs pages après dans le chapitre suivant que Gaspard réagit :

«Je crois que je l'ai eu, je dis.

Qu'est-ce que vous avez eu ?

Le cuir. Ce petit goût de cuir.»

8) Il mémorise et collectionne même les noms de places glanés au cours de ses voyages

 

 

 

 

 

Partie italienne, Antoine Choplin, Buchet Chastel, 18 août 2022, 176 p.

 

A propos de l'auteur :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Antoine_Choplin

 

EXTRAIT :

On peut feuilleter les premières pages sur le site de l'éditeur : ICI

 

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Publié dans Fiction

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M
Un auteur que j'aime beaucoup et un titre que j'ai noté en espérant le lire très vite. Merci pour cette belle chronique
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