La Vierge néerlandaise, de Marente de Moor

Publié le par Emmanuelle Caminade

La Vierge néerlandaise, de Marente de Moor

La Vierge néerlandaise (1), second roman de Marente de Moor, fut récompensé à juste titre en 2011 par le prix de littérature AKO aux Pays-Bas et en 2014 par le prix de l'Union européenne. Bestseller traduit dans de très nombreuses langues, il ne l'avait pas encore été en français. Et il faut remercier la toute jeune maison d'édition Les Argonautes (2) (dont c'est la première publication) et la traductrice Arlette Ounanian de permettre enfin au lecteur français d'accéder à ce dense et envoûtant roman magistralement mené d'une très belle écriture qui, s'il n'a rien à proprement parler de novateur, s'avère totalement hors normes. Tranchant avec une certaine routine du roman contemporain en revisitant dans un étonnant patchwork divers genres anciens, il nous apporte en effet paradoxalement un délicieux vent de fraîcheur.

L'intrigue pleine d'imagination, s'appuyant sur une réalité historique et prenant l'escrime, ce sport de combat réglementé depuis des siècles, pour fil conducteur explore des espaces frontières : entre deux pays (les Pays-Bas et l'Allemagne), entre deux guerres (celle de 1914 et celle de 1940) et entre deux âges (l'enfance et l'âge adulte). Et l'auteure, nous happant d'emblée dans son histoire, réussit à maintenir sur plus de trois cents pages la tension d'un récit où s'affrontent de manière troublante passions et raison, désir de paix et de guerre, pulsions de vie et de mort, ainsi que rêve et réalité. La narration, naviguant habilement sur deux temps, chemine de plus pour notre plus grand bonheur sur deux plans, l'intrigue de surface recouvrant un sens caché mettant en éveil le lecteur.

1) De Nederlandse maagd, Em. Querido Uitgeveriju, 2010

2) Dont l'ambition est de publier "de nouvelles voix ambitieuses, des grands romans européens inédits, des récits particulièrement atmosphériques provenant de chaque région de l'Europe"

 

 

Automne 1936. A dix-huit ans, «l'âge de la paix», Janna est une jeune néerlandaise naïve et rêveuse aux «attentes chimériques» qui s'est passionnée pour la pratique de l'escrime dès qu'elle a vu la fleurettiste juive allemande Hélène Mayer (3) remporter à dix-sept ans la médaille d'or aux Jeux Olympiques d'Amsterdam de 1928 - une «demi-déesse» et véritable «star de ciné» devenue son idole, qui montera sur le podium aux J.O d'été de Berlin de 1936 en arborant «la swastika comme une broche» sur son uniforme blanc et en faisant le salut nazi.

Son père Jacq travailla comme médecin pour la Croix rouge durant la guerre où il sauva un jeune et riche aristocrate allemand engagé comme hussard et gravement blessé dès 1914 sur un champ de bataille de Belgique, avant de s'installer à Maastricht. Retrouvant par hasard une vingtaine d'années plus tard la trace de cet ancien ami devenu maître d'escrime à Aix la Chapelle, à moins de quarante kilomètres de chez lui, il décide de lui envoyer sa fille afin que, officiellement du moins, elle se perfectionne dans son art, confiant à celle-ci une grande enveloppe fermée à remettre en mains propres à son hôte.

3) Hélène Mayer dont la photo orne la couverture

 

Mensur entre étudiants allemands (années 1900), Georg Mühlberg

 

Une vielle photo d'Egon von Bötticher le bien nommé (4) en poche «dont le visage flou laissait le champ libre aux fantasmes», l'héroïne découvre avec stupeur un bel homme affreusement défiguré par une large cicatrice sur une joue ne ressemblant en rien au prince Bolkonski de Guerre et paix – son livre de chevet au titre peu anodin dans ce roman - : une distorsion, une dissymétrie qui ne se révèlera pas seulement physique. Cet homme peu prolixe et peu amène au comportement étrange, qui manifestement préfère  la compagnie des animaux à celle des hommes, l'accueille dans son domaine à moitié abandonné et bruissant de rumeurs et de secrets du Raeren où il enseigne également l'escrime à de beaux et turbulents jumeaux immatures de dix-sept ans - leur mère Julia von Mirnbach semblant partager avec lui un mystérieux passé. Dans ce manoir poussiéreux inquiétant aux horloges arrêtées dont l'intendance est gérée par la cuisinière Léni et son mari, le jardinier Heinz, sont parfois organisées des fêtes lors de "Mensur" (5), duels à armes réelles entre étudiants en forme de rituels initiatiques pourtant interdits par le régime nazi en place depuis 1933. Et Janna est invitée à y assister.

Il n'en faut pas plus pour stimuler l'imagination et la curiosité de cette dernière qui, perdant sa virginité, sera assez brutalement initiée à la sexualité à défaut de leçons d'escrime. Qui, surtout, se muera avec passion en enquêtrice, furetant et espionnant telle une Mata Hari : «Au Raeren, je suis devenue une voyeuse. Rideaux fermés, lettres étranges, échanges de paroles incompréhensibles m'attiraient comme les coffres-forts les voleurs. Chercher les indices est un jeu excitant, plus encore que la découverte

Et elle se pose ainsi des questions qui la tiendront en haleine et détermineront sa conduite sur toute la durée du roman, s'interrogeant notamment sur les rapports de son père et de Bötticher durant la guerre et sur les véritables raisons de sa présence au Raeren, tout comme sur la personnalité de son hôte, et n'hésitant pas à lire et dérober des lettres qui ne lui sont pas destinées...

Mais même si l'héroïne, «qui n'est pas obnubilée par la symétrie», tombe amoureuse de son hôte et s'avère jalouse de Julia, La Vierge néerlandaise n'est pas pour autant un roman d'amour. Seuls les fantasmes de Janna transforment en effet ce mystérieux prédateur ne lui portant pas véritablement attention en amoureux de contes de fées. Et c'est avant tout l'énigme de Bötticher qui l'attire et motive sa jalousie envers cette Julia qui connaît, elle, son passé.

4) Le prénom guerrier germanique Egon dérive de "aigo", nom issu du radical "ag" qui signifie "lame de l’épée"

5) https://fr.wikipedia.org/wiki/Mensur

 

Manoir de Thornfield dans le film Jane Eyre (2011)

 Plaçant ses protagonistes dans un contexte troublé et dérangeant où ils vont être amenés à changer, Marente de Moor adopte un dispositif narratif complexe, doublant le fil principal se déroulant en 1936 d'un curieux échange épistolaire centré sur la guerre et le combat remontant plus en arrière. Son héroïne se remémore ainsi avec nostalgie à la première personne les événements qui changèrent sa vie et son appréhension du monde sans possibilité de retour, tandis que le "je" de son père et de son hôte se déploie au travers des longues lettres qu'ils se sont écrit entre 1915 et 1917, lettres qu'elle va lire subrepticement. Une correspondance inaboutie puisque si Egon a lu toutes les lettres de Jacq (à l'exception d'une, capitale), il y a répondu sans jamais envoyer ses réponses. S'y ajoute même une lettre du célèbre maître d'arme hollandais Girard Thibault à un de ses élèves, datant de 1616.

Dans ce récit tourmenté, l'auteure instaure de plus habilement décalages et discordances. Outre l'écart entre l'écriture de ces lettres et leur lecture par l'héroïne, elle donne en quelque sorte l'avant-première au lecteur qui a connaissance de leur contenu avant Janna (6). De même la perception de la montée du nazisme en 1936 qu'elle met en scène dans différentes situations et conversations, en la diluant dans l'agitation de la vie quotidienne, ne prend pas la même ampleur pour ses protagonistes que pour le lecteur qui en connaît l'issue. Des protagonistes qui, même si certains s'inquiètent et ont de sinistres pressentiments, ne peuvent imaginer vers quel cataclysme on s'achemine. Et les moult réflexions et commentaires de son héroïne, racontant à postériori avec recul cette période de sa vie, témoignent d'une maturité que n'avait pas Janna à l'époque.

Il nous semble ainsi surtout entendre la voix de Marente de Moor dans ces vives et savoureuses saillies pleines d'originalité et souvent de drôlerie, la voix d'une auteure qui nous charme également par son écriture puissamment descriptive, visuelle mais aussi olfactive, riche de comparaisons audacieuses. Et cette dernière n'a pas son pareil pour camper des atmosphères et tisser avec maîtrise tout un réseau de thèmes et de motifs se faisant écho qui, reliant les différentes scènes, donne profondeur et cohérence à son histoire.

6) Notamment de la lettre écrite par Jacq en 1936 pour l'hôte de sa fille qui introduit la première partie et celle écrite par Egon à Jacq en 1915 introduisant la seconde

 

Illustration tirée de L'Académie de l'Espée de Girard Thibault

  La Vierge néerlandaise est un roman baroque d'une grande intensité émotionnelle, un roman exubérant et foisonnant imbriquant et superposant de multiples genres littéraires ou figures de style pour illustrer, au travers des sentiments et attitudes contradictoires des personnages, les tensions d'un monde prêt à basculer dans la barbarie, l'influence des nazis devenant de plus en plus apparente (7) au fil des trois parties du livre.

C'est un roman d'initiation au monde adulte, passionnant comme un thriller, dans lequel l'auteure joue avec efficacité de tous les clichés du roman gothique. Le menaçant domaine du Raeren n'a ainsi rien à envier au sombre manoir de Thornfield de Mr Rochester où la Jane Eyre de Charlotte Brontë est gouvernante ni à l'hostile Manderley où se retrouve exclue, étrangère, la Rebecca de Daphné du Maurier. Sans compter nombre de petits clins d'oeil aux légendes et contes, du Golem à Barbe bleue.

Faisant errer le lecteur avec son héroïne dans un espace souvent clos où lune et bougies projettent des figures évoquant des fantômes, et peuplant de manière insolite le domaine d'animaux venant étalonner et éclairer le comportement des humains, Marente de Moor sait nimber avec brio son histoire d'une atmosphère onirique et fantasmagorique où le rêve et les hallucinations se mêlent sans cesse à la réalité.

Elle évoque en effet également de manière très concrète toute la vie réelle au sein de cette maison, décrit avec précision les règles et traditions de la Mensur, expose techniquement celles de l'escrime et rend largement compte du traité encyclopédique théorique du grand maître hollandais du XVIIème siècle Girard Thibault, fondé sur une pratique scientifique rationnelle du combat s'insérant dans une compréhension harmonieuse de l'homme et du monde (8) : des idées qui ne serviront plus, prophétisera un de ses personnages (le médecin juif Reich).

 

"Hussard de la mort" prussien

Quant à ses pages historiques épistolaires qui, sérieusement documentées, reviennent sur les champs de bataille et les camps d'internement du premier conflit mondial, elles ne sont pas sans évoquer parfois Orages d'acier. Et la conception de la guerre d'Egon von Bötticher, dernier adepte de l'ancienne école, repose comme chez Ernst Jünger sur cette éthique du combat individuel fondée sur l’honneur qui disparaît dans la massification et la mécanisation de la guerre moderne. On retrouve de même maintes fois proférée par Egon l'idée que, dans la nature comme chez l'homme, la destruction et la mort conditionnent la création et la vie.

7)Académie de l'Espée (1628) - qui revêt dans son histoire une importance capitale - place l'art du maniement de l'épée sur des bases mathématiques appartenant à la tradition de Vitruve

8) La comparaison des deux Mensur, celle bon enfant de la première partie et celle dégénérant de manière terrifiante dans la seconde, illustrant significativement cette évolution

Marente de Moor n'a pas cherché à donner d'épaisseur psychologique à ses personnages, l'abondance des motifs y suppléant. La Vierge néerlandaise s'avère en effet avant tout une allégorie politique : une conjonction de symboles dans laquelle chaque personnage et chaque situation incarnent une idée. Et le titre nous l'annonce d'emblée car, à l'instar de Marianne pour la France, la Vierge (avec une majuscule) est le symbole de la république batave illustrant la liberté.

Tout comme La ferme des animaux d'Orwell est une allégorie du régime stalinien, ou La Peste de Camus s'avère une allégorie de la montée du fascisme et de la résistance, La Vierge néerlandaise aborde fondamentalement les relations difficiles entre les Pays-Bas et l'Allemagne entre les deux guerres mondiales, l'Allemagne s'étant sentie trahie par son voisin dont la fidélité (9) semblait vaciller. La communication ne réussit jamais ainsi à s'instaurer véritablement entre le médecin néerlandais et le hussard allemand, que ce soit entre 1915 et 1917 ou en 1936, quand Jacq retrouve la trace d'Egon. Et, déflorés, c'est-à-dire enfin concernés par la nouvelle donne mondiale après l'arrivée d'Hitler au pouvoir, perturbés et déroutés, les Pays-Bas ne semblent plus pouvoir maintenir aussi facilement leur neutralité.

Mise au contact de la nouvelle Allemagne nationale-socialiste dans le domaine du Raeren, Janna perd surtout sa virginité politique, et son comportement reste contradictoire et ambigu, traduisant sa difficulté à prendre clairement parti malgré un certain dégoût. Von Bötticher, issu d'une élite cultivée, représente les valeurs dépassées de l'ancienne Allemagne impériale sortie profondément meurtrie de la guerre de 1914. L'harmonie des jeunes jumeaux von Mirnbach dont les prénoms symbolisent la guerre et la paix finit par se déchirer tragiquement et, d'emblée, les propos de la cuisinière et du jardinier - toujours prompt à crier "Heil Hitler" - montrent que les classes populaires étaient depuis longtemps prêtes à adopter les idées nazies. Quant à la brutalité terrifiante de l'arbitre et des étudiants lors de la seconde Mensur, elle laisse entrevoir la violence apocalyptique qui se profile. Les idées pacifistes incarnées par Jack, médecin se voulant avant tout «sauveur de vies» ne semblent plus pouvoir peser...

 

On pourrait écrire des pages d'analyse littéraire sur ce roman, tant sa richesse semble inépuisable, mais trop entrer dans les détails priverait le lecteur d'une grande part de son plaisir. Et je lui conseille vivement de découvrir lui-même cette Vierge néerlandaise qui s'avère sans conteste un grand roman de la littérature européenne contemporaine.

9) Ce n'est pas un hasard si le cheval d'Egon disparu sur un champ de bataille belge en 1914 se prénommait Fidèle, et la lettre clôturant le roman, écrite par Jack à son ami en 2017 mais qu'il ne voudra (en vain) lui communiquer qu'en 1936 avant de quitter le Raeren avec sa fille, nous le confirme

 

 

 

 

 

 

La Vierge néerlandaise, Marente de Moor, traduit du néerlandais par Arlette Ounanian, Les Argonautes, 6 janvier 2023, 320 p.

 

A propos de l'auteure :

Marente de Moor est née en 1972 à La Haye et a travaillé plusieurs années en Russie comme correspondante. La Vierge néerlandaise est le premier de ses romans à être traduit en français.

 

EXTRAIT :

 

On peut lire les premières pages : ICI

 

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Publié dans Fiction, Histoire

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