Une forme de vie inconnue, de Andreea Răsuceanu

Publié le par Emmanuelle Caminade

Une forme de vie inconnue, de  Andreea Răsuceanu

Pour son premier roman paru en Roumanie en 2018, l'essayiste et critique littéraire Andreea Răsuceanu s'est attaquée à un vaste sujet qu'elle aborde de manière riche et complexe. Au travers de trois héroïnes bucarestoises appartenant à des époques différentes dont elle déroule le passé : Ioana, Stanca et Elena, elle s'interroge en effet sur la vie et la mort. Et plus particulièrement sur ce que l'on attend de la vie et conçoit de la mort, sur la manière dont on accueille cette dernière et survit à la perte, à cette absence qui semble souvent modifier la dimension des choses et la perception du temps.

Remontant de la deuxième moitié du XXème siècle (plus précisément de la deuxième guerre mondiale puis de la dictature communiste à la mort de Ioana en avril 1995) jusqu'au début de ce XVIIIème siècle sous influence turque marqué par la peste, en passant par la Grande Guerre avec ses bombardements, l'occupation et la famine, elle articule son roman autour de cette rue Mântuleasa chère à Mircea Eliade (1) - sans doute la rue bucarestoise où le passé est le plus «palpable». Et, suivant «la topographie de la mémoire», elle ancre ainsi ce roman dans l'histoire et l'imaginaire de la Roumanie et de sa capitale, nous entraînant dans «une ville différente de la Bucarest visible».

 1) L'auteure, qui a consacré sa thèse de doctorat à la rue Mântuleasa a également publié un essai intitulé Le Bucarest de Mircea Eliade, éléments de géographie littéraire (Humanitas, 2011)  

 

 

Une forme de vie inconnue s'attache essentiellement à la vie intérieure secrète de ses héroïnes où se mêlent sensations, impressions fugitives et pensées intimes, imagination, rêves et souvenirs, l'auteure y embrassant tout un univers mental dont seule peut rendre compte la fiction littéraire.

Andreea Răsuceanu semble éclairer ainsi une «forme de vie inconnue» se greffant sur la réalité quotidienne extérieure qui s'apparente à cet étrange lichen s'accrochant aux «interminables striures» du bois humide de ce vieux banc «dans lesquelles était inscrite toute l'histoire de [la] famille» de la narratrice remémorant l'histoire de Ioana.

Si l'auteure a rencontré les personnages réels de Stanca Mântuleasa et d'Elena Mangâru dans les archives et, frappée par leur destin remarquable, a eu envie d'en combler les lacunes en recréant leur monde, la genèse de celui d'Ioana, personnage primordial, s'est avérée à ses dires (2) bien plus personnelle. Ioana et cette narratrice qui lui fut intime renvoient en effet à une expérience propre de l'auteure face à la perte : à ses sensations et sa difficulté à la comprendre et à en accepter la douleur.

Et la structure narrative alternant de manière irrégulière trois fils reflète cette différence de statut entre les héroïnes. Après une longue introduction où une narratrice à l'identité floue (3) - dans le "je" de laquelle on devine en partie l'auteure - fait face à la mort de Ioana bouleversant sa vie, le fil principal (intitulé IOANA) est conduit par cette narratrice à la première personne, semblant ainsi très proche au lecteur. Et c'est plus à cette quatrième héroïne contemporaine qu'à Ioana que l'histoire de Stanca, et dans une moindre mesure celle d'Elena, font écho. Des histoires contées, elles, avec le recul d'un narrateur omniscient dans deux fils développés en contrepoint.

2) Cf une interview : ici

3) Qui n'est ni Alexandra (nom auquel avaient pensé en premier ses parents et qu'elle préférait), ni Cristina (nom de sa meilleure amie d'enfance) comme l'appelle Ioana dans ses derniers jours à l'hôpital.

 

 

Les héroïnes de ce roman n'ont a priori aucun lien entre elles - si ce n'est d'avoir vécu en Roumanie et surtout à Bucarest – et elles s'inscrivent pleinement dans leur époque, l'auteure ayant pris soin de différencier les contextes en évoquant subtilement événements, occupations et objets, superstitions, croyances et mentalités les caractérisant, tout en glissant quelques termes archaïques faisant sonner avec justesse la plus lointaine période.

Mais ces femmes bien incarnées psychologiquement se font écho (4) car elles sont placées dans des situations similaires, même si elles y réagissent différemment. Elles sont en effet confrontées à la mort et/ou à l'absence déstabilisante d'un proche, ce qui les amène souvent à se poser des questions et à glisser dans un espace plus ou moins irréel où le temps semble suspendu.

Ce sont de plus, dans une société traditionnellement patriarcale, des femmes fortes qui réussissent à construire quelque chose.

Trois femmes tournées plus vers le passé ou l'avenir, ou vivant intensément leur présent, dont l'héroïne narratrice à l'identité diffractée est peut-être la synthèse (5).

 

Stanca, jeune femme rêveuse à la riche vie intérieure, est l'épouse de Mantu - un négociant sans cesse sur les routes - et semble voir le monde par ses yeux : «Stambul n'est pas une ville, lui disait Mantu, c'est un miroir du monde. Et Stanca voyait dans ses pupilles dilatées, comme celles des chats dans le noir, toutes les merveilles qu'il évoquait.»

Celui-ci ne revenant jamais d'un (dernier) voyage à Stambul, elle se réfugiera, l'âme emplie de tristesse, dans une attente pourtant sans espoir. Elle ne vivra plus alors que dans le passé et par l'imagination, qu'elle se remémore avec acuité les épisodes de sa vie ou visionne avec «les yeux de l'esprit» de multiples hypothèses sur le sort advenu à son mari.

Stanca Mântuleasa s'investira néanmoins avec détermination dans la construction de cette petite église blanche décorée de fresques dont ils avaient tous deux rêvé, bien résolue à laisser une trace du disparu le rappelant à la mémoire : «puisqu'il n'y avait pas d'enfant (…) il fallait au moins l'église.» Une église construite dans cette rue des faubourgs de Bucarest qui portera leur nom (6).

 

Enseignante en français ayant épousé un avocat, Elena – dont le personnage est moins approfondi - voit son mari Petru sombrer dans la névrose suite à la guerre et glisser dans l'apathie et le silence, gisant dans son fauteuil comme retiré du monde. Elle saura alors conduire les affaires familiales, portée par le désir d'assurer l'avenir de leur fils Victor - devenu temporairement muet suite au choc de l'explosion d'une bombe - et par son projet de construire une maison à elle dans la rue Mântuleasa. Malgré des difficultés imprévues - tenant à la parcelle de terrain achetée - et la guerre, elle se battra avec ténacité pour réaliser son rêve (auquel Petru avait autrefois adhéré), laissant ainsi une double trace de leur passage sur terre tant avec cette maison qu'avec leur fils Victor, fidèle «reproduction de son père».

4) Echo souligné de plus par la reprise de certains motifs comme celui du balcon ou "pridvo", ou de ces odeurs de fumée...

5) Quand dans ses derniers jours, Ioana lui demande qui elle est, elle ne sait ainsi quoi lui répondre : «Mais t'es qui toi ? T'es qui, je veux savoir. Je n'ai pas su quoi répondre.»

6) L'église de l'actuelle rue Mântuleasa (située trois siècles auparavant dans les faubourgs et faisant maintenant partie du coeur de Bucarest) a subi de nombreux dommages et travaux de restauration

 

Ioana échappe, elle, à «un destin tout tracé», s'éloignant toujours un peu plus de son village natal de C. et «de son propre passé». Elle connaît son lot de misères et de pertes (notamment celle de sa sœur aînée Sofi dont elle était très proche) et la scintillante Bucarest dont elle rêvait s'avère «un mirage hollywoodien». Mais elle saura construire son bonheur : un poste de standardiste, un jeune officier revenant du front épousé plus par pitié que par amour et, surtout, après un bref passage par la rue Mântuleasa, cet «appartement propre et neuf» au quatrième étage d'un immeuble communiste du quartier populaire de Balta Albà. Un appartement avec un balcon ensoleillé ayant une vue sur toute la ville qu'elle transformera en jardin et qu'elle ne voudra jamais quitter, y passant l'essentiel de son temps. «Le bonheur n'existe pas», disait-elle, «à moins qu'on se le crée soi-même en apprenant à jouir de ce qu'on a, une fleur, la nature, le soleil.» D'une «nature sceptique qu'elle tenait de son père», Ioana pensait en effet que «le paradis est ici, sur terre» et que «seuls les vieux ont un avenir», et elle ne cherchera pas à laisser une trace (7) : «On meurt et c'est tout, fini.»

 

Quant à la narratrice (qui s'est aussi installée un temps dans la rue Mântuleasa), son monde s'est écroulé à la mort de Ioana et elle n'arrive pas à se faire à l'idée qu'elles ne seront plus jamais ensemble «au même instant au même endroit». Comme Stanca, elle ne peut accepter que la morte (ou le disparu) «se fonde dans l'inconnu» et soit englouti par le néant. Elle revient ainsi dans l'appartement de Ioana encore imprégné de sa présence, se plonge dans ses photos et dans ses propres souvenirs, rêve d'elle et croit sans cesse la voir dans des inconnues lui ressemblant, tout semblant lui envoyer des signes. Elle vivra ainsi durant près d'une année à la fois «dans le monde et en dehors de lui, dans cette sorte de SAS entre le monde des vivants et des morts dont rend si magnifiquement compte Une forme de vie inconnue, avant de réussir à admettre que Ioana appartient désormais pour toujours au passé.

«Avec toi, meurt tout ton univers.» Si en mourant l'univers de Ioana est bien mort, ne subsistant que dans la mémoire éphémère des hommes et de manière difficilement perceptible pour la plupart dans celle des lieux, la narratrice tentera de le faire renaître et de retrouver ce "temps perdu" en écrivant un livre : en construisant un espace témoignant de l'existence de son héroïne. Alors seulement elle pourra reprendre le cours de sa propre vie.

7) La naissance de son fils n'est ainsi qu'à peine évoquée dans le texte, et sa présence n'est même pas mentionnée dans l'arbre généalogique aidant à situer les principaux personnages du roman ajouté dans  l'édition française

 

 

La longue introduction s'ouvrant sur le désarroi et les hallucinations de la narratrice à la mort de Ioana donne d'emblée au roman sa tonalité particulière.

«DE TOUTES LES SURFACES REFLECHISSANTES RECOUVERTES, seul le buffet-vitrine avait été oublié après sa mort.» Dès cet incipit faisant référence à des coutumes mortuaires européennes et à un rituel judaïque tenant plus de la superstition que de la religion (8), Andreea Răsuceanu place son roman dans le champ du regard délimitant le visible de l'invisible, son introduction étant de plus saturé par le motif du regard, des yeux et des miroirs. Et cette surface réfléchissante dans laquelle la narratrice va croiser le regard de Ioana au risque de se perdre dans l'au-delà, opère symboliquement une sorte de réversibilité entre monde extérieur et intérieur.

Privilégiant la description à la narration et intégrant avec fluidité les paroles en italique, l'auteure peint avant tout dans ce roman des paysages intérieurs : «Elle imaginait notre monde intérieur habité par un décalque du monde extérieur. Avec sa géographie, son relief, sa lumière et son climat.» Jouant sur les jeux d'ombres et de lumière, de cette lumière qui cristallise l'invisible et reflète l'âme, et sur toute une dimension symbolique s'exprimant directement (9) ou par le biais de métaphores, elle tente ainsi de dire ce qu'on ne peut pas dire, de saisir ce  frisson à peine audible dont parle Radu Petrescu cité en exergue du roman (10), sa belle écriture profondément métaphorique, sensorielle et même synesthésique nous transportant parfois dans un univers quasi proustien. L'auteure, dont on admire aussi la finesse des capacités introspectives et la profondeur des réflexions, instaure en effet tout un réseau de correspondances sensorielles qui transposent souvent ses personnages dans le passé en pulvérisant les barrières spatio-temporelles et réactivant la mémoire. Les «bijoux tremblant aux oreilles des femmes» de Stambul ravivent chez Mantu «l'image de Stanca» et l'odeur de l'hôpital où se trouve Ioana fait brutalement resurgir «l'odeur de l'eau du bain sur le banc de bois de C.», ramenant la narratrice à son enfance. Tandis qu'avec la mort «les sensations s'agglutinent» : après le passage assourdissant du zeppelin mortifère, «la lumière tombe, sonore, sur les pavés brisés en mille morceaux » et «il n'y a de rouge ici que le sang qui semble ne pas s'arrêter et l'odeur».

8) Coutume voulant que miroirs et vitres soient recouverts d'un drap afin d'empêcher l'âme errante du mort de s'y refléter

9) Forte symbolique pascale, notamment, avec Ioana morte un vendredi saint ...

10) "En fait je tente de dire ici ce qu'on ne peut pas dire, puisque ce n'est qu'un frisson, un rythme subtil et à peine audible."

 

Dans Une forme de vie inconnue, Andreea Răsuceanu se livre à une méditation sur le temps. Elle y souligne la brièveté du temps qui nous est imparti, insistant sur l'accélération de son défilement. Qu'il s'agisse de ce regard de Ioana peu avant sa mort où la narratrice voit en un instant «passer tous les événements de sa vie qu'elle lui avait racontés» ou de l'image de ces vies se déroulant en un film, tout n'est «qu'un glissement vers une fin».

Et elle montre l'importance du passé et de ces racines invisibles qui nous portent. Durant l'année suivant la mort de Ioana, la narratrice, choquée et désorientée, semble ainsi «perdre toutes les notions de la vie d'ici et maintenant», vivant dans son espace intérieur «comme si le temps normal était en pause». Elle se perd «entre les ronces et les méandres de sa mémoire où erraient les morts», le temps semblant se dilater étrangement. La vie se déroule alors «comme une succession aléatoire d'instants» sans direction, prenant «une forme incertaine», l'auteure nous faisant plonger dans un univers désintégré «composé de tranches de temps» assemblées comme elles se présentent «par une couture invisible», forme qu'épouse sa structure narrative morcelée à la fois elliptique (beaucoup d'éléments n'étant pas précisés ou développés) et répétitive (d'autres s'avérant récurrents) qui navigue de retours en arrière en anticipations. La vie se révèle ainsi «sous une forme inconnue» à l'image de cette rue Mântuleasa ayant conservé «les effluves du passé» et donnant l'impression bizarre d'appartenir «à une autre temporalité» dont on ne sait pas grand chose. Une rue s'apparentant à un «miroir magique» multipliant les perspectives «jusqu'à ce qu'on ne puisse plus séparer l'illusion de la réalité», les rêves des souvenirs.

Une forme de vie inconnue, roman singulier et déroutant d'une grande maîtrise fait de plus partie d'un ambitieux projet, n'étant que le premier volet d'une trilogie dont l'auteure a déjà publié le second en 2020 (10) - qui n'a pas encore été traduit en français.

10) Vântul, duhul, suflarea ("Le vent, l’esprit, le souffle")

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Une forme de vie inconnue, Andreea Răsuceanu, traduction de Florica Courriol, Le nouvel Attila, mai 2023, 318 p.

 

A propos de l'auteure :

Andreea Răsuceanu est écrivaine, critique littéraire, éditrice. Elle a publié deux romans qui ont obtenu les prix littéraires les plus renommés de Roumanie : le prix de l'Académie roumaine et le prix de l'Union des écrivains. Elle est également chercheuse, auteure de quatre essais de géocritique dont un livre consacré au Bucarest de Mircea Eliade (Éléments de géographie littéraire). Son oeuvre est traduite en espagnol, bulgare et français. (éditions Le nouvel Attila)

 

EXTRAIT :

 

On peut lire l'introduction (p.11/33) en cliquant sur "feuilleter" après la présentation : ici

 

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