"Des objets de rencontre, Une saison chez Emmaüs", de Lise Benincà

Publié le par Emmanuelle Caminade

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Des objets de rencontre, récit de neuf mois de résidence d'écriture de Lise Benincà «au milieu des choses», est d'abord l'histoire d'une improbable rencontre entre une démarche d'insertion sociale et la démarche artistique d'un écrivain.

Emmaüs Défi tente de sortir de la rue des hommes et des femmes en grave difficulté en leur procurant, au travers de la collecte, du tri et de la vente d'objets de récupération, un travail qui leur permette de survivre et de retrouver l'estime de soi. Une estime perdue au cours de nombreuses années de galère où ils furent exposés à l'indifférence ou au mépris de l'autre. Quant à Lise Benincà, elle s'est lancée dans une aventure à première vue bien différente mais comportant aussi sa part de rêve et de défi. Désirant «porter la littérature dans un lieu où on ne s'attend pas à la trouver», elle avait pour projet de faire parler ces objets dépareillés, patinés, récupérés par Emmaüs, mais aussi toutes ces personnes en réinsertion professionnelle, ces bénévoles ou ces encadrants salariés qui oeuvrent ensemble dans le vaste entrepôt parisien de la rue Riquet. «Un lieu riche en histoires, ... riche en humains» qui, chaque samedi, se transforme en hall d'exposition et de vente pour accueillir les clients démunis du quartier comme les bobos parisiens. «Un lieu de brassage, de passage et d'échanges, avec un mélange des genres à tous les niveaux».

 

Lise Benincà relate sa rencontre avec ces objets qui ont tous une histoire ainsi qu'avec ces hommes et ces femmes aux origines et au parcours divers, eux aussi «patinés par la vie», eux aussi singuliers, «uniques». Sous la houlette de Perec, de Ponge ou de Giono et de bien d'autres, elle observe, écoute, récolte, écrit et fait écrire; elle glane ses histoires dans les souvenirs comme dans le «passé imaginé» mais aussi «dans le présent actif autour de lui».

Et tout comme s'établit un parallèle entre le monde des objets et celui des hommes, s'affirme une étrange similitude entre le monde d'Emmaüs et le monde de l'auteure. Car les deux démarches se rejoignent, concourant à éclairer la singularité et donc la rareté de chaque objet comme de chaque être, redonnant à chacun sa valeur. Deux démarches stimulant la créativité des individus au travers du prisme des objets, en recourant notamment à la mise en scène et en développant ce côté ludique, ce plaisir gratuit du jeu. Présentation soignée des objets à décrire par l'écrivain et mise en valeur des textes auxquels ils ont donné lieu semblent ainsi répondre à la scénographie des objets à vendre, sans cesse renouvelée, qui constitue la spécificité d' Emmaüs Défi, tandis que les jeux d'écriture et les jeux de vente semblent se faire écho.

 

L'auteure réussit à capter cette formidable énergie, cette convivialité, cette immense richesse «émanant de ce lieu et des personnes qui lui donnent vie», sachant donner voix à chacun et retracer de manière vivante, chaleureuse et respectueuse, cette magnifique aventure humaine. Si elle ne fait pas preuve d'une grande imagination – ce qu'elle est la première a reconnaître – ni ne brille par l'originalité d'un style dans les premiers textes personnels qu'elle nous livre, elle se rend vite compte que pour écrire comme elle l'entend sur ces objets choisis, il lui faut y mêler des souvenirs. Dès lors qu'elle donne plus d'elle-même, ses textes parviennent ainsi, dans leur simplicité, à nous toucher. Et le principal mérite de ce récit pluriel est de changer le regard que nous pouvons porter sur ces personnes que la vie a malmenées.

 

 

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Des objets de rencontre, Une saison chez Emmaüs, Lise Benincà, Joëlle Losfeld, 20 août 2014,212 p.

 

( Article paru sur  La Cause littéraire  le 09/09/2014)

 

 

A propos de l'auteure :

Lise Benincà est née en 1974 près de Saint-Etienne et vit et travaille à Paris. Elle est l'auteur de Balayer fermer, partir, paru aux éditions du Seuil en 2008, et des Oiseaux de paradis, paru aux Editions Joëlle Losfeld en 2011, qui a reçu un bel accueil.

 

 

EXTRAITS :

 

Des choses et des hommes

p.17/18

 

Installée à mon premier bureau de passage, bois teinté de noir (60 euros), avec sa chaise dépareillée (8 euros), agrémenté d'un bibelot de porcelaine représentant une jeune fille portant un panier de fleurs (1 euro), j'ouvre mes carnets. Je m'apprête à passer ici neuf mois de résidence au milieu des choses. Neuf mois pendant lesquels je prendrai pour sujet d'écriture ces objets qui, passés de main en main, finissent par atterrir dans les cartons d'Emmaüs. Patinés, dépareillés, singuliers, ils sont uniques, ils sont rares, ils ont une histoire à raconter. Formidable terrain d'expérimentation pour un écrivain.
A l'origine de ce projet de résidence, une envie : porter la littérature dans un lieu où on ne s'attend pas à la trouver. Un lieu riche en histoires, pour stimuler ma propre démarche d'écriture; un lieu riche en humains, pour que la rencontre soit belle. Un lieu où la trace littéraire soit déjà perceptible, bien qu'inattendue...

(...)

 

Un mardi chez Emmaüs Défi

p.21/22

 

«Là-bas, dans le coin, on a un lit des années soixante-dix avec des miroirs sur les montants ... On va faire un truc un peu sexy !»

 

Dès le mardi, Diadème commence sa mise en scène. Elle indique où placer les tables, chaises, lits et canapés, vêtements vintage ou torchons de coton. Ce qui n'a pas été vendu la semaine précédente est déplacé, présenté différemment ou retiré de l'espace. «Faut que ça bouge, sinon on s'ennuie !»

Diadème, c'est le nom qu'elle s'est instantanément donné, en rigolant, lorsque j'ai proposé que chacun apparaisse dans mes textes sous un nom d'objet. «Toutes les femmes sont des princesses, non ? Alors moi, ce sera Diadème !»

Chaque semaine, elle représente sa scénographie, c'est l'une des spécificités d'Emmaüs Défi : les objets sont disposés avec soin, pas question de les entasser dans des cartons où les gens viendront farfouiller. Ici, on créée une ambiance, autant pour le plaisir des salariés que pour celui des clients.

(...)

L'angoisse de la page blanche

p. 33

 

(...) Dans un livre intitulé, Tous les mots sont adultes, François Bon relate son expérience d'animation d'ateliers d'écriture. Il en a mené partout, dans les prisons, les lycées de banlieue, les médiathèques de province ou d'ailleurs. Les textes qu'il obtient de la part de personnes qui n'avaient jamais osé écrire jusqu'ici sont impressionnants de puissance.
Quant à moi, je ne bénéficie pas d'une imagination débordante, je n'écris pas d'histoires à best sellers, je ne suis pas Guillaume Musso. Mes livres n'ont jusqu'à présent touché qu'un public assez restreint, il faut dire que je n'ai pas choisi des sujets très faciles. Et puis, ce qui m'intéresse, ce n'est pas de raconter des histoires, c'est de faire ressentir.
Je retourne dans l'espace de tri. Je plonge la mains dans un carton. J'essaye de mettre des mots sur ce que je ressens en voyant un objet apparaître. (...)

 

Ils se souviennent

p.79/80

 

(...)

Les «je me souviens» ont délié les plumes d'une manière spectaculaire. Parce que donner un début de phrase ouvert comme celui-ci, c'est débrider l'imagination, c'est libérer aussi l'appréhension que l'on peut éprouver à l'idée d'écrire. Cela fonctionne comme une formule magique. La lecture à voix haute des phrases de chacun provoque aussi dans le groupe la résurgence de souvenirs communs, des résonances subtiles dont nous nous mettons à discuter. Les sensibilités individuelles qui se sont exprimées trouvent ainsi écho dans l'émotion des autres; il est étonnant de découvrir à quel point, en quelques lignes, on perçoit des bribes singulières des parcours de chacun. Et que l'on peut y déceler aussi les prémices d'une histoire. Une belle émulsion de groupe est née de ce simple exercice, et nous terminerons l'atelier avec le sentiment d'avoir partagé quelque chose d'enthousiasmant. Une première expérience d'une étrange intensité.

Je me souviens de l'abbé Pierre.

Je me souviens des publicités sur les maisons.

Je me souviens que le quatre-quart doit son nom au fait qu'il est composé d'un quart de lait, un quart de sucre, un quart de farine et un quart de beurre.

 

GEORGES PEREC

Je me souviens

Publié dans Récit - carnet...

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