La nuit au pas, de Isabelle Cornaz

Publié le par Emmanuelle Caminade

 

 

La journaliste suisso-espagnole Isabelle Cornaz a longtemps vécu à Moscou, ville qu'elle a profondément aimée. Mais la violence soudaine de cette guerre insensée menée par les Russes en Ukraine empêchant Moscou de «survivre moralement», doublée de l'inéluctable travail du temps, lui a désormais rendu ce territoire inaccessible. Aussi tente-t-elle d'y revenir en collectant ses bribes de souvenirs lacérés par cette dure réalité qui, s'estompant, laissent parfois place aux fantasmes. Car «il arrive un moment où les lieux familiers entrent dans nos rêves». Des lieux qui n'ont cessé de changer de la chute de l'Union Soviétique à la récente occidentalisation de la capitale. Et elle fait également appel aux écrits des autres (1) pour compléter son portrait contrasté de Moscou et de «l'immensité du pays tout autour».

 

Empli de désarroi et d'une nostalgie ramenant l'auteure à son enfance perdue, La nuit au pas évoque d'emblée par son titre cette nuit lourde semblant absorber les lieux aimés comme les souvenirs et nous laissant dépossédés : «J'ai le sentiment que la ville n'existe plus, nos souvenirs non plus, mais nous sommes toujours là.» Mais aussi cette «nuit d'acier» terrifiante qui déferle, rappelant la mise au pas d'un «pays à marche forcée» et faisant résonner des bruits de bottes ...

1) Elle s'inspire ainsi de près d'une quinzaine d'ouvrages ou d'articles divers (que l'on retrouve cités en notes à la fin du livre)

 

 

S'il s'agit du premier livre de l'auteure, celui-ci s'inscrit néanmoins dans le sillage d'un  documentaire sonore sur l'univers des datchas (2) qu'elle réalisa en 2021 pour la Radio Télévision Suisse. Elle y portait déjà en effet un regard sociologique (nourri de ses enquêtes de journaliste sur le terrain et de ses lectures) mais aussi historique et poétique. Et ses motivations, exposées dans le préambule de ce podcast (3), semblaient similaires : "La Russie de l'intime et du quotidien m'a toujours semblé la plus intéressante à raconter car elle permet d'évoquer la complexité politique du pays et de rendre compte du réel de manière fragmentaire et plurielle."

Tenant tant du reportage que de l'évocation onirique, ce très bref opus mené à la première personne n'est pas un récit linéaire. Il est constitué en effet de multiples fragments hétéroclites, de sortes d'instantanés saisissant de petits détails riches de sens ou de notes semblant arrachées à un carnet de voyage que l'auteure regroupe par association d'idées autour de nombreux motifs au sein de onze courts chapitres :

«                          *

J'ai pensé à Moscou comme à un détail, une fleur.

 

Celles en plastique, des tables de cantine. Les violettes sauvages des trains de banlieue, de retour des datchas (…). L'amoncellement de fleurs à la mémoire de l'opposant Boris Nemtsov (...)

Les oeillets des parades. Des enterrements. Les roses du 8 mars qu'on vous offre dans les magasins parce que vous êtes une femme.»

 

La nuit au pas s'avère ainsi un grand collage à la manière du cinéaste Jean-Luc Godard : «Jean-Luc Godard ne tourne plus de nouvelles images mais recycle les anciennes, les siennes ou celles des autres, dans un grand collage. Je vois parfois cette démarche comme un salut face à l'armée de formes et de couleurs qui envahit la ville et ma mémoire aussi. Je me demande à quoi ressemblerait Moscou si je devais n'en conserver qu'une image. Une photo d'identité, toute petite.»

 

2) L'esprit de la datcha, 5 février 2021, réalisation Isabelle Cornaz et Didier Rossat :  ici

3) Cf la transcription PDF de la présentation du podcast et des différents épisodes (cliquer sur la sixième vignette : "l'esprit de la datcha") : ici

 Iochkar-Ola

 

Introduit par un poème en vers libres (3), c'est aussi un ouvrage s'apparentant à une sorte de recueil de proses poétiques qui, par petites touches impressionnistes, interroge le rapport à l'espace et au temps, et où la géopoétique l'emporte sur la géopolitique. Au travers de cette «ville héroïne» de Moscou et d'autres villes disséminées sur le territoire de la Russie, l'auteure y développe une réflexion sur l'autoritarisme étatique et la résistance citoyenne comme sur les espaces invisibles ou interdits, sur les ruines et la reconstruction, la disparition et la mémoire - tant individuelle que collective.

Isabelle Cornaz nous décrit ainsi un Moscou inhabituel. Gommant la capitale monumentale, elle ne fait un détour par sa face clinquante rénovée et occidentalisée palliant l'absence de démocratie du régime que pour déplorer la métamorphose de cette ville devenue «sucrée» : «regardable, consommable, mais aussi écoeurante».

Elle préfère en effet déambuler par des chemins de traverse dans ce territoire des cours cachées qui «s'emboîtent les unes dans les autres, comme une ville infinie» et n'apparaissent pas sur les cartes. Car «c'est là que la ville devient lisible». On y voit en effet l'envers du décor : les arrière-boutiques des supermarchés, ou cette prison toujours en activité «invisible depuis la rue, dissimulée par une coquette maison de briques qui abrite un centre de visas». Et, dans les odeurs de cuisine, «les barbelés se mêlent aux feuilles des arbres et aux bruits de ballon» tandis qu'«un homme tient son enfant dans ses bras.»

Se demandant comment «la capitale-monde» s'emboîte avec l'espace qui suit, elle nous entraîne également dans ces villes secrètes plus ou moins isolées et perméables, «ces villes fermées d'U.R.S.S.», ces territoires entiers «marqués du sceau du pouvoir et de l'interdit». Et elle nous décrit la «ville chimère» de Iochkar-Ola, ville de carton pâte impensable (4), un peu à la manière de Marco Polo décrivant ses villes invisibles au grand Kahn (5),

3) Cf le premier extrait en fin d'article

4) Dans les années 2000, le centre de la ville fut reconstruit par un gouverneur à la gestion désastreuse en empruntant au patrimoine architectural européen la place Saint Marc de Venise, un château bavarois ou les maisons des bords des canaux de Bruges ...

5) Les villes invisibles, Italo Calvino, Seuil 1974, traduit de l'italien par Jean Thibaudeau

 

 

L'auteure s'attarde par ailleurs avec émotion sur les traces du passé, des fossiles emmurés dans le calcaire devenu marbre du métro de Moscou à ces traces d'anciens garages rasés par les autorités de la ville sur les murs de brique des cours moscovites. Elle s'interroge sur ces bâtiments à l'abandon se décomposant qui ne prétendent «pas au néant ni à l'immortalité» mais comblent notre besoin de preuves «du cours continu des choses». La ruine permet en effet de ne pas oublier, de «rendre hommage à l'espace physique encore debout», alors que la reconstruction semble une «manière d'effacer la mémoire».

Et tout au long du texte, s'établit une sorte d'équilibre entre des tensions contradictoires, Isabelle Cornaz éclairant une résistance souterraine face à l'autoritarisme : la résistance de la vie. Les fleurs anonymes déposées en mémoire d'un opposant élèvent ainsi un étrange «mémorial citoyen inlassablement arraché par les autorités, inlassablement reconstruit». Des graffitis des cours systématiquement recouverts de peinture par les services municipaux, se dégage une «forme d'art de quartier» faisant apparaître sur les façades une sorte «de langage caché». Et une jeune activiste élabore une nouvelle forme de contestation de la guerre en éclatant en sanglots dans les transports en commun pour susciter «une mobilisation contre l'horreur»...

 

La nuit au pas, ce texte profondément poétique plein de fraîcheur, de tendresse et de tristesse, nous plonge dans un temps suspendu, nous donnant l'impression de marcher comme un somnambule sur le fil du réel. Un temps figé dans l'attente d'un redoux à la fin de l'intempérie : "ne-pogoda" en russe, ce qui signifie "non-temps", car il faut garder «le mot temps pour quand il fera beau» (6).

Et, dans son excipit, l'auteure espère ainsi la renaissance de ces «feux zombies», vestiges d'incendies survivant sous la neige et «résistant à la nuit, terrés dans l'obscurité» : «Si seulement ils pouvaient renaître comme une force de vie.»

6) Cf deuxième extrait en fin d'article

 

 

 

 

 

 

La nuit au pas, Isabelle Cornaz, Editions La Baconnière, 31 août 2023, 86 p.

 

A propos de l'auteure :

 

Isabelle Cornaz est de nationalité suisse et espagnole. Après des études de russe à l'Université de Genève, elle a travaillé à Moscou pour le Département Fédéral des Affaires Etrangères, puis comme journaliste freelance à Londres pour différents médias. Titulaire d'un master de journalisme et documentaire sonore, elle est entrée comme journaliste à la Radio Télévision Suisse en 2012, a été correspondante à Moscou pendant quatre ans, et travaille aujourd'hui au sein de la rubrique internationale à l'actualité radio à Lausanne.

 

EXTRAITS :

 

Si ce n'était pour la peinture de pluie

Les recettes à la fraise

Le soleil transparent

Si ce n'était

Les caresses égrenées

Ces métros de chaleur

Ces nuits emplies de plomb

 

Si ce n'était l'air chaud la poussière

la vie des chats qui lèchent la lumière

Les autoroutes assombries de sommeil

Cette richesse clinquante

 

Si ce n'était

Ces feuilles vertes mordorées

J'aurais repeint la rue

Tout serait argenté

Un Moscou froid et tendre

Comme un petit glaçon.

(poème en exergue du livre)

 

Ch. 1, p. 13

 

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Publié dans Récit - carnet..., Poésie

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