Le chant des ronces, de François-Xavier Dianoux-Stefani

Publié le par Emmanuelle Caminade

 

 

Né en 1981, François-Xavier  Dianoux-Stefani a grandi en Corse dans un village de Castagniccia et a sans doute, comme le héros de sa première nouvelle, «passé son enfance sur ces plateaux de mille couleurs alors encore cultivés, heureux de gambader au milieu des vieux» et de parcourir librement la campagne avec les autres enfants autour des ruines d'un monde qui s'effondre : «Nous étions des enfants de la rivière et des ronces, magiciens et héros de nos propres aventures» (Casale).

Le temps ayant affiné son regard sur le monde «qui se dévoile plus profond et complexe», l'auteur marche ainsi dans Le chant des ronces (1) «sur les pas de son enfance et des enfances des anciens, encore et toujours par les mêmes chemins, contemplant ses souvenirs accrochés aux pierres et à la terre, comme autant de prières ficelées à jamais aux branches des arbres » (Une odeur d'immortelle). Et ce premier ouvrage publié s'avère un hymne à cette génération insulaire, ces ronces symboliques ambivalentes qui repoussent «la trace et l'oeuvre des hommes» ayant aussi abrité ses jeux et ses rêves. Un chant empreint d'une joyeuse nostalgie venant raviver «toutes ces braises qui rougeoient encore dans la nuit de [ses]tripes et les ténèbres de [sa] conscience» (Trouer les pancartes). Raviver le temps suspendu d'une enfance et d'une adolescence merveilleuses au goût d'éternité qui fut aussi bercée par cette musique pop-rock anglo-américaine et nourrie des productions d'Amblin Entertainment (que les cassettes VHS rendirent accessibles dans les lieux reculés).

1) Le titre fait allusion, à ce chant «qui résonne en chacun des enfants de cette île», comme l'indique le prologue (dont la malheureuse et agressive coquille ne doit surtout pas être dissuasive)

 

 

Ce recueil de nouvelles et de courts récits est ainsi le chant d'une génération marquée par cette musique et ce cinéma faisant «douter du réel»,  qui se situe à la croisée des cultures, des mondes et des époques : «Eux, petits-enfants d'Aleria et enfants de Spielberg, coincés entre les bars et les champs, le tourisme, la chasse et les romans cyberpunk, internet et les pastis.» (Hearts of gold). D'inspiration manifestement autobiographique, comme le sont souvent les premiers livres, il s'ancre profondément dans cette terre corse et son «patrimoine bâti obsolète et sacré» comme dans sa langue, dans ces mots  qui «forment le monde et la vision que nous avons de lui» : 

«Nos tableaux à nous, nos sculptures vaillantes et nos cathédrales s'appellent ripe, ricciate, muragliette, muri, chjole. Nos chefs-d'oeuvre, nos traces civilisationnelles quadrillent le maquis chaud, les prairies perdues, les forêts oubliées, organisent l'espace, témoignant d'un héritage fantastique qui jalonne la terre au prix d'efforts incommensurables pour transporter, tailler, construire là où les sentiers n'existaient pas» (Une odeur d'immortelles).

 

Riche d'images, de sensations et d'émotions, de souvenirs personnels ou rapportés par les anciens, et de toutes ces musiques écoutées, ces films visionnés et ces livres lus devenus «consubstantiels» à l'âme de cette génération locale de culture internationale à laquelle appartient l'auteur, Le chant des ronces s'inscrit pleinement dans la littérature universelle. Célébrant un monde rural finissant et la nature et son mystère à l'instar du Murtoriu de Marc Biancarelli, cet ouvrage aux qualités narratives affirmées dont l'écriture emprunte autant à un certain cinéma nord-américain qu'au réalisme magique sud-américain porte ainsi toute une réflexion philosophique très ferrarienne (2) et borgésienne sur ces mondes terrestres éphémères qui s'entrelacent et se superposent et sur le temps, sur la place de l'homme au sein de l'univers et sur notre rapport au passé, à la mort et à la vie.

2) Rappelant notamment Le Sermon sur la chute de Rome

 

 

Avec une grande originalité, François-Xavier Dianoux-Stefani y exalte parallèlement deux mondes disparus dont les vestiges s'effacent : celui d'une civilisation rurale longtemps immuable, et celui de l'enfance et de l'adolescence, de ces enfants ne voulant pas grandir et croyant leur monde éternel qui ont «commencé un beau jour à [en] apercevoir la fin». Il nous plonge dans une sorte de temps suspendu onirique, prolongeant «l'ultime souffle de la nuit avant l'aube», réveillant les fantômes de ces mondes disparus et ravivant leurs rêves. Nous voyons ainsi apparaître le vieux César sur sa modeste ripa (Ripe ventose), sentons soudain la présence du père du héros dans La Fosse, retrouvons l'ancêtre Valpachjò ayant pris racine sous le grand figuier du fond du jardin (Casale)  ou apercevons Mme Lucci «la gardienne des livres et donc des mondes» de l'école (Une odeur d'immortelles)...

Combattant le néant et frôlant les abysses, l'auteur nous fait étonnamment pénétrer dans des sortes de limbes entre les mondes où «au fond du dédale, la fin [côtoie] les prémices, l'origine» : «la fin puis le début d'un autre monde». Et il donne ainsi à une expérience du monde limitée à de minuscules fractions de réalité une dimension mystérieuse et cosmique l'insérant dans un univers dépassant l'homme. Un univers que cette nature aimée le grisant de ses parfums, si proche et si palpable, fait entrapercevoir. Les mouflons vous fixent ainsi longuement de leurs pupilles horizontales avant de disparaître sur la crête, «l'air glacé porte avec lui l'absolue vérité des montagnes et des forêts»,  Dieu et la nature semblant ne faire qu'un.

Certes «tout finit emporté par le courant» de la rivière, mais cette place modeste de «notre vie de passage» faisant de nous de simples «poussières d'étoiles», loin de sembler désespérante, s'avère plutôt pour l'auteur un encouragement à vivre : «La vie est une blague courte et précieuse. Tirez le meilleur de ce miracle.» (Radio Cosmos).

 

Ce recueil réunissant dix-neuf textes et essentiellement de très courts récits (3) nous introduit dans un univers fractal, et il s'apparente plus à un roman à la dimension cosmique mettant en orbite une myriade d'histoires (certaines en comportant même plusieurs en leur sein) qui, tournant autour de la Corse, s'insèrent dans une galaxie et flottent «dans un univers en expansion continue». Un roman qui vous aspire dans sa spirale vertigineuse, dans un mouvement rotatif qu'illustrent de saisissantes images dans nombre de récits (4), tandis que l'auteur puise de manière récurrente dans le champ lexical astronomique.

Et l'excipit de la dernière histoire semble répondre à l'incipit de la première. Dans le récit ouvrant ce roman, le narrateur part en effet de «l'immensité sidérale» pour se focaliser progressivement sur les montagnes de la Castagniccia et zoomer sur le village et la maison où Antoine repose dans son lit. Alors que Paul-A dans l'ultime récit, quittant le bar où se rassemblent les humains, s'élève solitaire sur le sentier des crêtes : «là-haut où tout résonne pour l'éternité à travers toutes les dimensions de l'île ». Un double mouvement contraire relativisant l'importance de ces petits mondes terrestres au sein du cosmos, tandis que chacun des deux héros passe symboliquement de la nuit à l'aube, un monde finissant laissant place à un autre.

 

3) Neuf courts récits étant inférieurs à trois pages (et n'en faisant souvent qu'une ou deux), et seulement six nouvelles supérieures à dix pages (la plus longue en comportant dix-huit)

4) Notamment l'image de la spirale de cette procession de la granitula dans Ripe ventose . Ou celle d'un «manège dont la mécanique serait montée sur une île qui échappe au temps» dans la plus longue nouvelle (Radio Cosmos) dont l'animateur tourne autour de l'île dans la «capsule temporelle» d'un sous-marin …

 

Si ces histoires ayant la puissance émotionnelle des souvenirs d'enfance sont reliées entre elles par de nombreux motifs et thèmes communs et par leur atmosphère onirique et mystérieuse (5) flirtant plus avec un merveilleux poétique qu'avec le fantastique à proprement parler, François-Xavier  Dianoux-Stefani varie points de vue, temporalité et procédés narratifs, nous faisant entrer dans chacune comme sur une planète inconnue. Et au lieu d'annoncer la tonalité de la plupart en plaçant en exergue une citation tutélaire, il préfère nous surprendre et utiliser cette dernière (le plus souvent musicale) comme une chute la résumant.

L'auteur mêle dans ces histoires les cultures et les langues, métissant de corse la description de l'espace, des constructions humaines et de la nature, et la narration comme les dialogues, introduisant par ailleurs de nombreuses chansons de l'époque en anglais qui constituent la bande-son de ce roman s'inspirant souvent du cinéma américain (6). Il sait installer rapidement des atmosphères et fait preuve d'une grande simplicité, sensibilité et sensualité évocatrices dans son approche de la nature, nous faisant goûter le trésor de ces espaces champêtres et sauvages et humer l'odeur des fleurs de châtaignier, de la myrte ou de la nepita (herbe aux chats), des fougères fraîches et de la menthe, du schiste au soleil ou de la terre mouillée.

 

Un Chant des ronces  des plus prometteurs s'élargissant au chant du cosmos : «Les chants du cosmos sont comme les ronces et les paroles des anciens, transperçant toute chose de leur vérité absolue pour qui sait les entendre» (Ripe Ventose).

 

5) L'auteur, recourt beaucoup au mystère induit par la nuit sous les faisceaux des phares, la lumière des réverbères ou de la lune et des étoiles, ou par la brume et les nuages, donnant ainsi un tout autre aspect à la réalité

6) L'auteur accélérant notamment l'action et  faisant volontiers défiler des paysages en recourant à des successions de phrases nominales plus ou moins elliptiques, usant des "road trips" et courses poursuites, et témoignant d'un certain attrait pour le fantastique et l'infini de l'espace

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le chant des ronces, François-Xavier Dianoux-Stefani, Òmara éditions, juillet 2023, 142 p.

 

 

A propos de l'auteur :

Né en 1981, François-Xavier Dianoux-Stefani est dirigeant d’une entreprise spécialisée dans les voyages d’affaires et l’évènementiel. Passionné d’arts et de littérature il vit à Bastia, où il a longtemps été membre actif de l’association Libri Mondi. Il intervient également en tant que chroniqueur dans l’émission littéraire Des Livres Et Délire sur France Bleu RCFM. Le Chant des Ronces est son premier ouvrage publié.  (Òmara éditions)

 

 

EXTRAIT :

 

Satellites

p.79/80

 

On devine l'eau de la fontaine qui coule glacée dans l'obscurité de la place du village déserte. Les lambeaux de vase noire affleurent à la surface tachetant le reflet de la lune tremblante. Aboiement étouffés d'un chien dans l'immensité des montagnes environnantes. Il fait sombre et la lumière orangée de l'unique réverbère dore les pavés qui l'entourent. Deux enfants, jumeaux, courent après un ballon rouge le long d'un terrain abandonné, ombres chinoises devant la lumière du bar ouvert. Froid.

Chaleur, fumées, cartes postales jaunies derrière le comptoir. Le barman dubitatif libère un glaçon en ouvrant sa pince de métal embuée en ses extrémités. Le temps s'arrête.

Six yeux se ferment, une main des champs se pose sur une oreille, une autre sur un comptoir, le chant éternel s'enfuit du bar anisé et court dans la nuit fraîche. Le chien et la fontaine se sont tus.

A quatre cents kilomètres à l'exacte verticale du débit de boissons, suivant son orbite dans le vide noir et silencieux de l'espace, une station russe étincelante effectue une rotation de trois degrés sur elle-même. Un cosmonaute en sortie extra-véhiculaire s'immobilise subitement, fixant la terre en arrière-plan. Bien après la croix de bois marquant la fin du village, une maison sans toit oubliée des mémoires patiente dans un silence humide en bord de route principale. Plastiques et boîtes de conserve rouillées jonchent son entrée. La bâtisse a perdu face au temps et à la nature, de larges ronces brunes aux épines vertes de haine courent à travers les pièces, déplaçant et transperçant tout ce qui barre leur route, trouant les murs gris suintant de poussière, s'engouffrant dans les tiroirs d'un buffet vermoulu pour en ressortir par ses flancs éclatés. Miroirs brisés tacheté de noir, vert-de-gris envahissant les cuivres à demi enfouis sous le sol de terre noire de la cuisine. Et dans ce qui était la chambre, au fin fond des ténèbres, sous un lit boursouflé de mousses, un visage apparaît.

(...)

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Publié dans Recueil, Micro-fiction

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