"Enfances tunisiennes", textes inédits recueillis par Sophie Bessis et Leïla Sebbar

Publié le par Emmanuelle Caminade

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Après Une enfance corse  , livre collectif réunissant des auteurs nés de familles de Corse, du continent ou du Maghreb (1) pour raconter leur enfance corse , Leïla Sebbar réïtéra dans la foulée son intéressante initiative en s'associant cette fois-ci aux éditions Elyzad, ainsi qu'à Sophie Bessis pour recueillir les textes inédits d' auteurs tunisiens ou d'origine tunisienne (2) vivant pour la grande majorité en Tunisie, mais aussi en France ou ailleurs.  

Enfances tunisiennes réunit ainsi vingt auteurs, nés pour beaucoup avant l'indépendance, qui nous invitent à un voyage dans le temps dans la Tunisie des années 1940 aux années 1990 en nous racontant leur enfance .

 

1) Publié en mai 2010 chez Bleu autour, 23 textes inédits recueillis par Jean-Pierre Castellani et Leïla Sebbar

 

2) A l'exception d'un seul, déjà présent dans le précédent recueil, Jean-Pierre Santini né en Corse et ayant eu une enfance double, corse avant d'être tunisienne


Les individus comme les hasards de la vie ne se ressemblant guère, ces textes au ton et au style variés relatent des expériences diverses , évoquant des incidents ou des événements marquants, des atmosphères fugaces, et il se dégage de cette mosaïque attachante une unité certaine liée à l'importance revêtue par l'enfance mais aussi à l'éveil à la littérature -  au pouvoir des mots - chez la plupart de ces enfants devenus écrivains. Le tout étant éclairé par une terre méditerranéenne de mer et de soleil mêlés.

Les auteurs, des hommes et des femmes exerçant ou ayant exercé pour beaucoup des métiers liés à l'écrit et à la parole ( enseignants en lettres, journalistes , avocats ...) sont essayistes, romanciers ou poètes de langue française – ou arabe pour trois d'entre eux dont les textes ont été traduits – et  certains ont publié  de nombreux livres. Il n'est donc pas étonnant que ces textes soient bien écrits , d'une plume facile et avec un soin manifeste accordé aux incipits qui, en lettres capitales, introduisent chaque récit.

 


Nous portons tous la marque indélébile et mystérieuse de notre enfance  mais écrire sur son enfance est chose difficile car on pénètre moins le domaine des souvenirs que celui de l'oubli d'un monde antérieur. En faire resurgir quelques bribes  résulte d'une création de l'adulte, de l' artiste ou du poète qui puise dans cette source disparue des  images, des couleurs, des odeurs et des sons...

Ces récits semblent des tentatives de mise en forme d'un paysage d'enfance à partir d'éléments sensoriels et deux d'entre eux  se démarquent à mon sens par leur écriture : le magnifique texte très poétique d'Hubert Haddad et celui plein de vivacité et d'humour d'Azza Filali qui restitue avec brio une perception enfantine de l'absurdité du monde.



Curieusement, ces récits reflètent essentiellement , et souvent avec une certaine nostalgie, des enfances heureuses, comme une sorte de carte postale idyllique dont seuls deux textes viendraient rompre le charme : le texte douloureux d'Abdeljebba El Euch, brutal coup de poing d'un auteur à l'enfance volée qui rappelle à la réalité et celui tout en demi-teintes de Jean-Pierre Santini exprimant la souffrance d'une enfance traumatisée par l'abandon provisoire d'une mère et placée sous le sceau d'une "éducation" traçant une voie unique. Deux textes montrant que l'enfance constitue bien souvent un handicap.

Il émane par ailleurs de ce recueil une vision fragmentaire hégémonique toute entière résumée dans la dernière phrase de la quatrième de couverture qui, pour être en partie réelle,  ne m'en paraît pas moins trompeuse :

"Ce sont des histoires qui font le portrait d'un pays, de ses cultures, de ses révolutions".

Une vision qui me semble entretenir sans nuance le mythe d'une Tunisie plurielle.


Ce recueil dont les histoires se déroulent  pour la plupart dans des villes et des régions ouvertes sur l'extérieur ne montre pas en effet la diversité géographique des situations, à l'exception du texte de Guy Sitbon et il ne rend pas bien compte non plus de la diversité sociale de la Tunisie dont il semble ignorer la pauvreté (3).

Seul Le Chrétien de Damas évoque le fossé existant entre ces villes et ces régions où se côtoyaient des religions et des nationalités multiples et le «total aveuglement au monde» des régions reculées :

«Dans les campagnes et les petits villages , il y a à peine plus de soixante ans, 80 à 90% des Tunisiens étaient toujours assez proches de ce que nous étions vers le treizième siècle».

Dans l'enfance de Guy Sitbon, dans sa petite ville de Monastir, «on était [même] incapable d'imaginer l'existence de chrétiens orientaux ou de juifs européens»...

Et quasiment tous les auteurs de ces textes appartiennent à des classes aisées et cultivées ou, pour une minorité, à des classes moyennes instruites , ce qui me semble considérablement fausser ce portrait tunisien .

 

 

En acceptant ce deuxième livre offert en échange d'une chronique dans le cadre du partenariat entre le site littéraire Libfly.com et les deux jeunes et dynamiques maisons d'édition du Maghreb Elyzad et Barzakh, j'ai saisi, comme pour le premier (4),  une aubaine. Il était en effet dans mon intention de me procurer Enfances tunisiennes, en ayant reçu de très bons échos et ayant eu l'occasion de feuilleter le précédent recueil initié par Leïla Sebbar.

Et c'est toujours sans la moindre complaisance que je vous livre mes impressions suite à cette lecture.

 

3) Seul le texte de Jean-Pierre Santini l'évoque rapidement au travers d'un petit cireur de chaussures ...

 

4) Le Minotaure 504 de Kamel Daoud



Enfances tunisiennes, collectif, textes inédits recueillis par Sophie Bessis et Leïla Sebbar, Elyzad, 3ème trimestre 2010


 

 

EXTRAITS :



 

UN HOTE INATTENDU ( Abdeljabbar El Euch)


Traduit de l'arabe par Béchir Garbouj


p.79

 

 

Comment décrire une enfance volée et se saisir d'une durée trompeuse, dans une mémoire en éclats ?

Et comment pourrais-je, une fois de plus, donner un nom à ce qui fut mirage ou reconstituer ce que je ne fus guère et ce qui ne fut pas moi ?

Mon enfance ! Comme si d'écrire sur elle était une séduisante punition à laquelle je cède avec crainte et ardeur.

Mon enfance! Comme si j'avais entendu ce mot auparavant !

Lorsque j'écoute les autres parler de leur enfance, il me vient le sentiment très fort qu'ils sont tombés d'une autre planète. Et je me vois comme un être qui serait né déjà circoncis, doué de parole, un être qui, à peine sorti du ventre de sa mère, se serait rué sur la place du village pour jouer avec ses camarades.

Telle fut ma prime enfance, celle d'un enfant non désiré.

Un enfant né plus âgé que sa mère, elle-même enfant d'à peine quatorze automnes, accouchant au creux d'un mur. Souffrance tue, douleurs muettes de l'enfantement afin que soit évité le scandale.

(...)

 


 

 

QUATRE-VINGT-DIX JOURS ( Azza Filali)


p.96/97

 


(...)

Pendant de longues semaines, une colère froide m'a habitée. Immobile dans mon lit, je fixais sans lassitude le bout de mur qui me faisait face, imperméable aux questions ayant trait à mon humeur. J'en voulais au Cortancyl, à Si Béchir, aux valves, au monde entier! Une arithmétique infernale s'était emparée de mon cerveau... D'effarantes additions, des multiplications insensées déroulaient leurs opérations : dix comprimés de Cortancyl multipliés par quatre-vingt-dix jours, plus dix kilos de poids supplémentaires, plus trois mois de lit, plus quatre-vingt-dix repas sans sel, multipliés par trois... une telle compilation de catastrophes ne pouvait égaler deux valves , à peine plus grosses qu'une phalange! Ma foi en l'arithmétique, haïe mais bien apprise, s'écroulait telle un château de cartes : des causes minuscules ne pouvaient accoucher d'effets d'une telle ampleur. Une seule explication me venait à l'esprit : le calcul n'était qu'une vaste tromperie. Une révolte insensée fourmillait le long de mes jambes : s'il m'avait trompée, c'est qu'il pouvait être déraisonnable, balancer règles et tables par-dessus bord et faire n'importe quoi ! Sous mon faciès lunaire mûrit une décision sans appel : j'allais faire l'impasse sur le calcul... Plus question que je perde mon temps à des occupations d'une telle hypocrisie !

(...)

 

 

 

L'ETE D'UN LOIR ( Hubert Haddad)


p.117/118

 

 


(...) Un carreau de sucre mouillé d'eau de fleur d'oranger ne suffit pas davantage à retrouver la source des sensations. Il s'agit d'un autre ordre, d'une autre dimension de la mémoire : comme à vif du mystère de toute surrection . Seul un poème m'aiderait, accompagné du malouf comme on le pratique depuis Séville, à Constantine ou Kairouan, avec les neuf rythmes du tar et des naqarat. Vibration fossile à l'échelle d'une vie, la musique du oud tient le fil jusqu'à moi. Dans les jardins du Belvédère, des senteurs de cyclamens et d'orangers montent au plus haut de la mémoire. Cette impression décalée, dans la serre tropicale du Jardin des Plantes, c'est, plutôt que la touffeur, l'effet de jungle sage avec ses ogives de feuilles et de branches. La mémoire visuelle du premier âge appartient aux peintres ivres de couleurs. Tache de naissance du paysage, le faux cratère du Bou Kormine n'aura cessé de m'apparaître, à Naples ou en Provence, comme depuis les terrasses de Sidi Bou Saïd. Il y a aussi la mer, la mer et le sable des plages balisées de pieux autour de Tunis et de sa lagune.C'est d'ailleurs la toute première image de l'album mnésique : l'enfançon pataugeant dans la lumière cendreuse, presque à hauteur de dunes et de vagues. Un brouhaha de voix chantantes concurrence le bruit des flots : pour moi, la mer parle arabe avec cet accent pierreux du faubourg juif. (...)

 

 


 

RENAITRE D'AILLEURS ( Jean-Pierre Santini)


p.197

 


(...)

J'ai passé cinq ans à l'école de garçons où j'ai redoublé le CM2pour ne pas avoir réussi du premier coup l'examen d'entrée en sixième. Les maîtres du corps expéditionnaire français y exerçaient leur mission sans états d'âme pour conditionner l'enfance aux dures réalités d'un monde où le partage entre les puissants et les faibles était communément admis. On éduquait comme il se doit, et souvent avec brutalité, sans rien dire de la justification du devoir. On acquiert ainsi le beau geste mécanique qui assure la domesticité de l'âme.

 

Des heures durant, j'étais condamné à rêver assis, muet, bras croisés, et quand mes rêves cognaient sur le mur d'en face, une bourrade ou un cri m'éveillait. Quelqu'un parlait en permanence au-dessus de moi, avec une tête énorme et des yeux collés en haut qui cherchaient partout la faute. Alors, mes doigts d'écoliers écornaient les pages, glissant dans les pliures machinales le message obscur du désir d'être ailleurs.

'...)

 



Publié dans Ouvrage collectif

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E
<br /> On ne voit pas trop sur ce fond noir :<br /> <br /> <br /> Isula<br /> blues  et L'exil en soi !<br />
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R
<br /> De beaux extraits, ma préférence allant à celui de JP Santini, dont  l'image"<br /> <br /> <br /> le beau geste mécanique qui<br /> assure la domesticité de<br /> <br /> <br /> l'âme." n'a pas fini de me transporter.<br />
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E
<br /> <br /> Une de ces formules imagées dont Jean-Pierre Santini, un écrivain d'une grande sensibilité, a le don.<br /> <br /> <br /> Tu devrais aimer ses romans, notamment  Isula blues et, surtout,  L'exil en<br /> soi, à mon sens le plus beau.<br /> <br /> <br /> <br />