"Chaque seconde est un murmure" de Alain Cadéo

Publié le par Emmanuelle Caminade

Chaque seconde est un murmure, dernier roman d'Alain Cadéo à l'écriture miroitante et dansante, à la fois ronde et veloutée, incandescente et crépitante, nous entraîne sur le chemin des mots et de la vie (1) au travers des délires de son jeune héros, sorte d'albatros échoué sur terre ayant «un pied dans la matière et un autre déjà dans le vide». Un poète dont le prénom figure le désir, cette «braise qui clignote» et nous pousse à avancer. A vivre.

Iwill (2), immense rouquin de dix-neuf ans timide et mal dans sa peau, est un adolescent en quête d'absolu aux «sublimes intuitions», aimanté par la richesse des mots, par leur profondeur et «leurs nuances infinies» - ce qui le rendit bègue enfant avant qu'il ne sache apprivoiser ces derniers en les chuchotant. Seule la tonalité apaisante du murmure lui permet en effet de «ne pas effaroucher ce qui vient là, au seuil de [sa] pensée» et d'approcher «la substance des choses». De s'immiscer dans les «veines du monde», de son mystère.

1) Les deux semblant intimement liés chez l'auteur

2) Il faut évidemment lire cet étrange prénom comme le "I will"» anglais

 

 

Après le choc d'un accident de voiture dans lequel il perd Catherine, son amie de coeur, il va devenir un homme «aussi sec», comprenant qu'il lui faut fuir au-delà pour survivre. Marchant ainsi en déroulant des phrases, avançant dans sa tête en rythmant les mots «à la cadence de [ses] pas», il arrive «dans un décor de fin du monde, au milieu d'une nuit saoule d'étoiles» : un lieu hors du temps et de l'espace tenant tant d'un enfer gardé par une meute de cerbères que d'un paradis luxuriant. Il y est accueilli avec bienveillance par un étrange couple qui le contraint à s'arrêter pour «creuser» et raconter sa «petite vie». Il devra ainsi pour repartir et conquérir sa liberté remplir un «cahier de comptes» aux pages vierges, un livre noir aux «allures de cercueil ».

Continuant donc son voyage, immobile, en s'abandonnant aux infinies combinaisons du kaléidoscope de sa mémoire, aux éclats de regards, de sons et de paysages, au «mélange sans nom d'images décousues», comme à la «belle rosace» déployée par ses rêves, il note «tout ce qui vient, comme ça vient, sans réfléchir» dans «une cavalcade d'encre noire». Ecrivant – ou rêvant qu'il écrit -, il fixe ainsi tous ces instants rares et scintillants qui, une fois reliés formeront son destin, «son chef-d'oeuvre bien à lui».

 

 

Grâce à la musique suggestive de ces «mots clefs» dont il exalte avec jubilation la magie tel un «prestidigitateur voleur de temps», Alain Cadéo, qui n'a rien perdu de l'esprit d'enfance et cherche plus loin que l'apparence, libère dans ce petit roman une myriade d'images, nous immergeant avec bonheur dans un univers fabuleux aux multiples références mythiques et poétiques pour célébrer la vie et le monde. Il nous fait ainsi planer dans un univers parallèle apaisant, ne fuyant pas la réalité mais la transcendant – même si sa pirouette finale nous ramène, de manière un peu trop explicite à mon sens, dans une logique très réaliste. Et on s'abandonne avec plaisir à cette belle écriture poétique sensuelle et aérienne, étendant simplement ses ailes pour se laisser porter par la beauté des mots, virant et tournant, décrivant de flamboyantes arabesques dans le sillage d'Iwill, ce poète prenant son envol.

 

Chaque seconde est un murmure, Alain Cadéo, Mercure de France, 8 avril 2016, 144 p.

A propos de l'auteur :

http://www.parolesdauteurs.com/interview-alain-cadeo/

 

EXTRAITS :

p.11

Ne rien attendre... C'est difficile, pour nous qui avons un pied dans la matière et un autre déjà dans le vide.
Il reste si peu de choses dans le creux de notre dernier lit. Ca ne pèse pas bien lourd, un crâne et ses millions d'images sur l'oreiller d'une agonie.
Et dans chaque être, aussi petit soit-il, il y a pourtant, je vous le jure, ce qui ressemble à l'infini.

 

p. 13/14

(...)

Depuis deux ans, ou un peu moins, ou une éternité, je marche, je prends des trains, des bus, je fais du stop, je m'agrippe à la route comme un scarabée vert ayant replié ses élytres. Comme lui, je fais le dos rond partout où je passe. Je croise les humains, parle à peine avec eux, je ne suis pas très liant. Il m'arrive parfois de rester en leur compagnie, mais, c'est plus fort que moii, je repars assez vite.

C'est curieux, je n'ai aucune mémoire. Ou plutôt j'ai des trous, grands et veloutés comme des ailes de phalènes. La route est une gomme noire. J'avance et tout s'efface derrière moi. Ce qui me tire devant, ce sont les yeux de Catherine, deux gros phares de Plymouth. Et puis il y a sa voix toujours, chaude, un peu éraillée, qui m'encourage, par tous les temps, dans tous les vents, basse sourdine dans mon coeur raviné d'obsessions. Neuf lettres au singulier.

(...)

 

p.19/20

Luzimbapar est un lieu abandonné au milieu d'un plateau désert. C'est rien, au milieu de nulle part. Ne cherchez pas, c'est très exactement entre Valparaiso, la Crète et les Ardennes, sur le flanc droit de l'Everest, à mi-chemin des contreforts de la cordillière des Andes, au sommet du Colorado, à la lisière du Kamtchatka, au coeur de l'Oural, sur l'échine mauve de la Terre de Feu, là, dans le nombril sacré du Monde.

Il ne me viendrait même pas à l'idée de le situer. J'aurais bien trop peur que l'un d'entre vous n'en fasse un circuit touristique. Bon, quand je dis l'un d'entre vous, je m'adresse à l'improbable lecteur qui tomberait un jour sur ce cahier de comptes me servant de grimoire, qui sera enfoui, perdu dans le foutoir de Laston et Sarah, eux-mêmes perdus dans ce fouillis de verdure au milieu du désert. Luzimbapar, c'est une oasis, un oeil bruissant d'eucalyptus et d'oliviers, tout plein de sources glougloutantes, au pied d'une montagne rouge comme un volcan et au bout d'un chemin de sable noir.

(...)

 

p.115

(...)

Ce qui très tôt me donna l'idée de la beauté des mots, ce sont deux objets emblématiques de l'enfance : les billes et les marrons. Les billes, les agates, pour la richesse de leurs filaments colorés s'étiolant parfois comme de vrais nuages dans ma main. Les marrons pour leur bogues vertes, hérissons à la pulpe blanche et douce, enrobant ces boules de soie luisante que je glissais dans mes poches, toujours bourrées de trésors. Et puis, quand je marchais, j'aimais les jeter et les faire rouler devant moi, du bout du pied, c'était comme s'ils m'ouvraient la route, je les suivais.

Les mots, je les voyais ainsi, à la fois durs, tendres, rouleurs et palpables, pleins de nuances infinies. Tellement riches et purs que pour les approcher on ne pouvait que balbutier.

(...)

 

 

Publié dans Fiction, Poésie

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