Les petits de Décembre, de Kaouther Adimi

Publié le par Emmanuelle Caminade

 

 

 

 

 

 

 

 

Dans son quatrième roman Les petits de Décembre, la jeune écrivaine algérienne Kaouther Adimi s'empare d'un fait divers de son pays datant de 2016, le détournant (1) et l'enrichissant pour construire une fable dont les héros sont trois enfants d'une dizaine d'années. Elle explore ainsi avec acuité les rouages et les maux de la société algérienne actuelle, soulignant le poids de l'histoire, notamment de la décennie noire, et dénonçant avec fantaisie et humour l'emprise d'une gérontocratie militaire arrogante et corrompue sur des Algériens asservis, résignés et timorés s'en faisant les complices. Et elle met tout son espoir dans la soif de justice de cette jeune génération affranchie de la peur qui n'a pas connu la terreur islamiste, dans ses capacités de révolte et de résistance.

1) Ce sont en fait les adultes de la cité qui, loin de la résignation de la grande majorité de ceux du roman, se sont révoltés contre les généraux pour défendre les intérêts de la communauté, et notamment des enfants : ici .

Quant aux jeunes, ce n'est que plusieurs mois après qu'ils se révoltèrent en manifestant sur la route de Cheraga, quand la plainte des habitants de la cité fut rejetée : ici

 

 

L'histoire se déroule à Dely Brahim dans la banlieue ouest d'Alger, dans cette "cité du 11 décembre 1960" appartenant à l'armée et réservée à des familles de militaires ou d'anciens "moudjahidine", dont le nom rappelle ces gigantesques manifestations (2) qui se levèrent à Alger et dans les grandes villes du pays pour réclamer l'indépendance, véritable soulèvement populaire contre le colonialisme.

Au centre de ce lotissement : un terrain vague jamais aménagé initialement destiné à devenir une aire de loisirs pour ses habitants, et dont les jeunes de la cité et des alentours se sont emparés depuis longtemps, en faisant leur terrain de football. Mais, un matin pluvieux de février, deux généraux débarquent avec leurs plans, prétendant en être les propriétaires et y faire construire deux villas voisines. S'en suit alors une bagarre avec les jeunes présents qui très vite dégénère quand les militaires sortent leur arme (3), l'ancienne "moudjahida" Adila (4) n'hésitant pas à défendre ce terrain appartenant à leur communauté à coups de canne !

Et, dans ce pays où l'on se soucie moins de l'intérêt général que de celui des généraux, ce scandale est largement repris dans la presse et sur les réseaux sociaux.

2) https://www.elwatan.com/a-la-une/11-decembre-1960-il-etait-une-fois-14-12-2018

3) Dans les faits ayant inspiré cette histoire, ce fut contre les adultes et non les jeunes qu'ils sortirent leur arme

4) La vieille moudjahida ayant inspiré le personnage d'Adila s'appelant en fait Mme Ouared (cf 1)

Cité du 11 décembre 1960

 

Furieux et humiliés, les généraux qui ont dû battre en retraite se croient victimes d'un complot et portent plainte contre Youcef, le meneur arrêté par les gendarmes se révélant être le fils d'un colonel à la retraite ayant fondé un parti d'opposition. Et ils tentent d'intimider sa famille qui, apeurée, ne le soutient guère.

Pendant ce temps, les jeunes Jamyl et Mahdi ainsi que leur compagne de jeu Inès, petite-fille d'Adila, s'organisent. Ils convainquent et rassemblent leurs camarades d'école et les enfants des environs, filles comme garçons, pour occuper les lieux nuit et jour : des petits bien décidés à défendre leur terrain de foot et à lutter contre l'injustice comme «une minuscule armée».

 

 

Kaouther Adimi prend plaisir dans cette fable humoristique à ridiculiser les généraux. Des généraux paranoïaques engoncés dans leurs certitudes et leur impunité qui accaparent les richesses et méprisent le peuple, ne réalisant pas que «les temps ont changé» : «Les Algériens font ce qu'on leur dit de faire et ils ne sortent plus dans la rue depuis bien longtemps», affirme ainsi l'un d'entre eux. Une réplique dont la saveur est décuplée par l'actualité de ces derniers mois !

 

Tout en rendant hommage au travers de sa vieille héroïne, à ces femmes qui luttèrent courageusement pour l'indépendance sans que cette émancipation ne se soit reflétée pour autant sur leur statut social actuel, l'auteure fait aussi la radioscopie d'une génération intermédiaire défaillante qui «a appris à fermer les yeux sur les petits arrangements et renoncé à [ses] idéaux», et n'a peut-être été qu'un «simple maillon entre deux grandes générations».

Et elle porte à nouveau son espérance sur cette nouvelle génération qui «ne cède pas aux adultes, (…) aux peurs des grands», semblant ainsi renouer avec son premier roman paru en France sous le titre L'envers des autres (Barzakh, 2010 / Actes Sud, 2011) dont la jeune "papicha" brandissait joyeusement les couleurs de la vie, et alors que cet espoir s'était manifestement émoussé dans le suivant, Des pierres dans ma poche (Barzakh, 2015 / Seuil, 2016).

 

 

Dans ce pays friand d'histoires où les rumeurs les plus folles se répandent et où l'humour permet de supporter bien des choses, les événements, repris et complétés par de nombreux témoins de première ou de seconde main confinent vite à la légende. Et Kaouther Adimi, bien qu'elle opte pour un narrateur omniscient à la troisième personne, nous offre judicieusement un récit choral intégrant ces multiples versions ainsi que celle de la presse, y ajoutant quelques petites histoires secondaires (blagues ou légendes), tandis qu'elle donne en parallèle à sa vieille "moudjahida" l'occasion d'écrire ses mémoires dans son cahier noir. Un récit de plus vivifié par de nombreux dialogues et mêlant sans cesse passé, présent et futur, trois temps indissociablement liés pour aborder l'Algérie.

Cet emboîtement de récits fonctionne mais, malheureusement, le narrateur principal se livre en aparté à nombre de commentaires biographiques sur ses personnages et la famille dont ils sont issus, donnant ainsi un aperçu détaillé de la réalité algérienne au risque de rompre l'équilibre de la fable. D'autant plus que l'écriture, souvent drôle mais moins légère, moins poétique et délicieusement décalée que dans les précédents romans de l'auteure, déçoit un peu. Et à force de vouloir tout dire, tout embrasser, le roman finit par s'essouffler.

 

 

Les petits de Décembre se lit néanmoins sans déplaisir et s'avère un roman intéressant pour comprendre l'Algérie actuelle. Ecrit de manière quasi prémonitoire avant l'amorce du "hirak" en février dernier, il entretient l'espoir contre vents et marées dans un pays où les moins de vingt-cinq ans représentent quarante-cinq pour cent de la population.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

@ Photo d'Emmanuelle Caminade

Les Petits de Décembre, Kaouther Adimi, Seuil, 14 août 2019, 256 p.

A propos de l'auteure :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Kaouther_Adimi

 

EXTRAITS :

2

p.19/20

Le 2 février 2016, sur le grand terrain, cité du 11-Décembre-1960, à Dely Brahim, deux garçons d'une dizaine d'années, Jamyl et Mahdi, courent sous la pluie. Ils se font des passes en tentant de ne pas déraper. L'un porte un grand tee-shirt de la Juventus alors que l'autre a enfilé un maillot de l'équipe algérienne sur son gros col roulé qui le démange mais que sa mère l'a forcé à porter. Ils arrivent jusqu'à l'extrémité du terrain où Inès, une fillette âgée de onze ans, vêtue d'un immense tee-shirt blanc marqué d'un logo de l'armée algérienne, garde un but de fortune délimité par des briques et des planches. Un vieux drap a été tendu pour retenir le ballon. Et de loin, avec le vent qui le fait gondoler, on dirait un grand fantôme.
Inès entend vaguement Jamyl et Mahdi crier quelque chose mais elle est trop loin pour comprendre quoi que ce soit et avec le bruit du vent tous les sons sont déformés.

Les trois enfants sont heureux de cette pluie qui tombe sans discontinuer depuis la semaine dernière. Grâce à elle, le terrain s'est vidé des jeunes qui l'accaparent habituellement en organisant d'immenses tournois sur plusieurs jours. La pluie les a momentanément chassés. Ils restent chez eux, au chaud, face à leur écran d'ordinateur. Inès, Jamyl et Mahdi n'ont peur ni de la pluie, ni de la boue.

(…)

3

p.29/30

Comment ça s'est passé ? demanderont les jeunes du quartier qui n'étaient pas présents au moment des faits. Youcef, âgé d'une vingtaine d'années, racontera alors dans les moindres détails la matinée du mercredi 3 février 2016.

C'était à nouveau un jour pluvieux, il était environ 10 heures du matin. Une grande voiture noire aux vitres teintée s'est arrêtée devant le terrain vague de la cité du 11-Décembre à Dely Brahim. La pluie tombait depuis l'aube et formait comme un grillage. Le chauffeur descendit rapidement, deux parapluies ouverts à la main, et les tendit aux occupants qui sortirent du véhicule.

Le premier, le général Saïd, était un homme de petite taille, avec une moustache bien taillée, il portait des lunettes à monture carrée et aux verres fumés. Il avait des cheveux raides, noirs, déjà grisonnant par endroits, coiffés en arrière avec une raie sur le côté. Youcef ajoutera qu'il dégageait quelque chose de froid, de difficile à décrire. Il bredouillera :

- Vous savez, comme quand on voit un serpent, pas un gros, pas un boa ou un truc comme ça, mais un tout petit qui vous fixe d'une telle manière que vous êtes paralysé de peur et que vous avez la chair de poule.
Les autres jeunes présents ce matin-là approuvèrent vivement de la tête.
- Un homme effrayant, ajoutera un jeune.

Le deuxième, le général Athmane, était immense, avec un crâne dégarni et des sourcils broussailleux. Il était rasé de très près.

C'était le premier militaire sans moustache que Youcef voyait. Il affichait un petit sourire narquois et même au milieu de la bagarre, il continuait de sourire. Youcef terminera sa description en ajoutant que les généraux devaient avoir presque soixante-dix ans, qu'ils étaient dans une sacrée forme malgré leur âge, et qu'ils portaient tous deux un costume sombre et un pardessus en laine noire.

(…)

4

p. 35/36

Comment ça s'est passé ? demanderont les militaires retraités, le soir du mardi * 3 février, à leurs amis, les colonels Mohamed et Cherif qui avaient assisté à la bagarre entre les généraux et les jeunes. Tous ces hommes réunis aux abords du stade sont très gradés, lieutenant-colonel ou colonel. La soixantaine, ils se nomment eux-mêmes "de jeunes retraités" et attendent patiemment que leur tour à la tête du pays vienne. L'armée, ils l'ont quittée dès qu'ils ont pu, après y avoir passé une trentaine d'années. La plupart se sont engagés dès le baccalauréat en poche pour pouvoir financer leurs années à l'université et participer à la construction du pays.(…)

* Il semble qu'il s'agisse d'une coquille, reprise un peu plus loin ("en ce mardi soir de février"), et ayant échappé à la vigilance du correcteur. Le 3 février 2016, jour de la bagarre, était en effet un mercredi, comme le précise bien le chapitre précédent …

 

Publié dans Fiction

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