"L'envers des autres", de Kaouther Adimi

Publié le par Emmanuelle Caminade

"L'envers des autres", de Kaouther Adimi

 

Premier roman de Kaouther Adimi, jeune auteure algérienne déjà remarquée pour ses nouvelles, L'envers des autres – publié l'année précédente en Algérie sous le titre Des ballerines de papicha – a reçu le prix littéraire de la vocation en 2011. A travers le portrait d'une famille résidant dans la promiscuité d'un même appartement dans un quartier populaire d'Alger, ce court mais complexe roman se déroulant en un temps très resserré donne un aperçu saisissant des rapports entre les générations, les individus et les sexes dans cette capitale reflétant l'Algérie. Des individus enfermés dans un pays sans perspectives, écartelés entre tradition et modernité, contrôlés, étouffés sous le poids des convenances, poussés à l'hypocrisie et même à la schizophrénie.

 

Grâce à une habile structure narrative polyphonique, neuf personnages qui se réfugient dans le mensonge et les rêves, la drogue ou l'alcool, s'adonnent à une sincère introspection, livrant de manière très touchante leur «vraie voix», celle occupée à «hurler dans le silence». D'une écriture vive et légère, ironique et même caustique, à la fois percutante et suggestive, une écriture poétique surtout qui laisse place au mystère et parfois prend de l'ampleur, Kaouther Adimi rend ainsi compte avec beaucoup de sensibilité et de finesse du mal-être algérien. Mais si son livre peut se lire comme une sombre tragédie annoncée dès l'ouverture et confirmée, semble-t-il, par l'épilogue, il n'est pas pour autant désespéré. L'auteure met en effet visiblement tout son espoir dans la nouvelle génération – et notamment dans les jeunes filles -, ce que nous indiquent non seulement le titre originel mais les couleurs rimbaldiennes de son écriture qui viennent en renforcer la portée. Un espoir incarné par une écolière insouciante et joyeuse, pleine de vitalité, dont le prénom signifie "désir" : on n'est pas sérieux quand on a dix ans !

         

 

Réunissant trois générations sous le même toit, cette famille s'avère le miroir révélateur d'une société algérienne qui se fissure et se transforme, avec des hommes absents, vulnérables ou défaillants et des mères, autrefois gardiennes de la transmission de l'ordre social, qui voient leur rôle bafoué. Veuve dont le mari a été fauché par une balle il y a quinze ans, «la mère» se lamente ainsi d'avoir raté son éducation, vitupérant contre ses enfants «anormaux» qui n'entrent pas dans le moule. Même l'aînée Sarah, artiste ratée piégée dans un beau mariage, préférant ses tubes de couleurs à son mari Hamza, l'a rendu fou, bon à interner !

Aucun des trois pourtant ne se montre capable de prendre en charge son destin. Adel, homosexuel, n'assume pas sa différence et se «vomit» lui-même, Yasmine, brillante étudiante indépendante et rebelle, lucide et cynique, se moque sans pitié de ses compagnons, incrimine cette «saleté de ville», mais n'arrive pas à envisager un avenir différent. Quant à Sarah, elle ne quitte pas la chambre qu'elle partage avec un mari en proie aux hallucinations. Seule leur fille Mouna a foi en ses rêveries de gamine : elle épousera le beau Kamel quand elle sera grande et portera toujours de jolies ballerines de papicha ("midinette" en argot algérois) !

Et les voisins n'ont rien à leur envier. Le vieux Hadj Youssef, amateur de chair fraîche, ne peut réaliser ses rêves qu'en noir et blanc, achetant les baisers aveugles de jolies étudiantes pauvres. Kamel, le vendeur de frites, rêve de filles pulpeuses en s'identifiant aux héros des séries télévisées américaines, et le jeune Tarek dont le père est parti, même s'il veut croire encore à son retour, a déjà des cheveux blancs à douze ans.

 

Dans une sorte de huis-clos s'élargissant à l'université de Bouzaréah et à la ville entière, «un tout petit monde, une tasse de café» où on s'observe, se juge, se croise mais ne communique pas vraiment, les voix des six membres de la famille et de trois de leurs voisins donnent ainsi chacune leur propre perception d'eux-mêmes, des autres et du monde. Et si elles se complètent, elles ne coïncident pas forcément, l'auteure ménageant toujours subtilement un certain flou, une incertitude.

En nous donnant accès aux mondes parallèles que s'inventent ses héros dans la solitude de leur âme, Kaouther Adimi éclaire ainsi cette schizophrénie et cet enfermement en eux-mêmes auxquels font écho leur prison familiale et cet «asile à ciel ouvert» qu'est devenu Alger. Une ville dont les habitants ont peur d'affronter le jour comme ces «automobilistes [qui] klaxonnent fiévreusement, stressés par la nuit qui vient de mourir», et qui «foncent vers leur travail, ahuris par l'immense soleil».

 

Alger, Belouizdad (Belcourt)

Ce roman s'inscrivant dans une ville aux pierres grises et à la chaussée défoncée où il n'y a plus ni joie de vivre ni beauté peut se lire comme la tragédie d'Adel (le juste), héros maudit qui dès le premier chapitre passe une nuit blanche à sangloter sous son drap, recroquevillé en position foetale, ses membres glacés se raidissant. Une sorte de «zombie» semblant déjà détaché de ce monde dans lequel «il n'y a plus rien à espérer». Vieilli avant l'âge, blessé par la condamnation qu'il lit dans le regard dur de sa mère, par les mots de ses jeunes voisins qui «[l]'atteignent comme des cailloux», et même par sa soeur Yasmine - autrefois si proche - qui n'ose plus le regarder, il n'attend plus que l'ouverture de l'Eden, un café où, s'échappant de l'enfer, il se cache pour «s'inventer une nouvelle vie».

Les voix de ses soeurs confirmeront ensuite l'issue inéluctable. Sarah s'accroche en effet désespérément à ce petit carré de soie blanche qu'il lui offrit autrefois, à cette «petite chose si précieuse», cette innocence, cette douceur de vivre perdue. Et ce mouchoir évoquant aussi la couleur d'un linceul ne semble plus destiné qu'à essuyer les larmes. Tandis que Yasmine, dans sa seconde intervention succédant à l'humiliante et douloureuse mésaventure d'Adel chassé de son paradis artificiel, s'abandonne à «une explosion d'amour et de peine» prémonitoire.

 

L'envers des autres  possède le grand mérite de n'être pas univoque, entretenant constamment la tension entre la mort et la vie, entre explosion de douleur et de couleur, comme l'entrevoit très bien Hamza - pas si fou - en parlant de sa femme : «Les sanglots noirs de sa couleur, euh ... douleur». Et l'écriture poétique de Kaouther Adimi ne nous réjouit pas seulement de la beauté et de la simplicité de ses nombreuses images neuves, notamment en évoquant ce «présent interminable qui s’étire comme un chewing-gum à cinq dinars» pour rendre compte de l'ennui de cette jeunesse sans avenir pour laquelle «les cris sont comme un protège-cahier» recouvrant l'angoisse du silence. Elle nous fait aussi vibrer aux couleurs vives de son imagination tout au long de son récit : des couleurs intenses qui balayent la grisaille et dont les contrastes semblent réveiller ce monde mort.

Comme Rimbaud à qui elle semble rendre discrètement hommage, elle recourt en effet à toute une symbolique de couleurs qui en s'entrechoquant donnent l'impression d'un monde éclatant, d'un monde nouveau possible. Et ce monde nouveau dans lequel elle nous introduit, c'est celui de Mouna et de ses «ballerines colorées, rose, rouge, fushia, turquoise, anis, citron ... pas sombre. Le sombre c'est pour les vieilles». Une explosion de couleur pour «se libérer des traits, des contraintes», mais ouverte sur l'extérieur «au milieu des fleurs et du gazon, au soleil», dépassant la pauvre tentative de sa mère peignant les murs de bleu, jaune et  rouge pour que sa «chambre semble libre».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L'envers des autres, Kaouther Adimi, Actes Sud, mai 2011, 110 p.

 

A propos de l'auteure :

Née en 1986 à Alger, Kaouther Adimi a fait des études de lettres en Algérie avant de venir à Paris pour les poursuivre. Ses premières nouvelles ont été distinguées par le prix du jeune écrivain francophone de Muret ( 2006 et 2008) et elle a écrit une très belle nouvelle, Le sixième oeuf, pour le recueil collectif Alger, quand la ville dort (Barzakh,décembre 2010). Des ballerines de papicha (Barzakh, juin 2010) / L'envers des autres (Actes sud, mai 2011) est son premier roman.

 

EXTRAITS :

 

ADEL

p.13

(...)

J'ai envie de vomir. Pas seulement de la nourriture ou de la bile, mais de vomir tout ce que contient mon corps, les boyaux, les reins, le coeur. De me vomir. Il faudrait que je me lève, que j'aille dans la salle de bains me rafraîchir le visage, mais je n'en ai pas la force. Pas même celle de fermer la porte-fenêtre afin de ne plus entendre ce que disent mes jeunes voisins juste un étage plus bas. Leurs mots m'atteignent comme des cailloux. Et toc, un sur la tête. Et tac, un autre en pleine gueule. Et paf, sur la cuisse. Je glisse la tête sous le coussin et le plaque sur mes oreilles. Un rideau de fer claque avec force. Dans la seconde, des chats se mettent à hurler et à se disputer. Un rire aigu résonne, suivi d'un éclat de verre. Tout se mélange en un seul son gras, lourd, agressif. Immense ver informe qui jouit dans les remparts de mes tympans. Je m'enfonce plus profondément dans les draps humides, dans mes pensées opaques.

(...)

SARAH

p.33

(...)

C'est comme si, aussi brusquement que Hamza avait perdu l'esprit, le monde avait, lui, perdu de sa régularité, était devenu flou, n'avait plus de contours. Comme si les couleurs avaient réussi à se libérer des traits, des contraintes, du matériel et du solide, pour se déverser de toutes parts. Et c'était merveilleux que d'assister à cette explosion de couleurs. Hamza, excuse-moi de te délaisser, de ne plus avoir envie de m'occuper de toi comme on s'occupe d'une enfant en bas âge, mais voir le rouge de la terre s'élever dans le ciel bleu et éclabousser le blanc des nuages est bien plus intéressant qu'essuyer ta salive qui coule sur ton menton. Et assister à la fusion du vert des feuilles dans le marron des branches m'intéresse bien plus que tes gazouillis de gamin prépubère.

(...)

YASMINE

p.40/41

(...)

Je sors de l'immeuble en poussant des deux mains la lourde porte noire, en fer. La lumière au petit matin est violente, elle éblouit, promet une journée vivante et joyeuse. L'arrêt de bus, lui, est bondé. Dès que l'autocar stationne près du trottoir défoncé, c'est le rush : les portes avant et arrière sont envahies par ceux qui montent et qui descendent. Tant bien que mal, je réussis à me faufiler entre une vieille femme et sa fille, et à atteindre une place libre près de la vitre. Je peux respirer. Ce bruit, cette agitation m 'étourdissent.Le véhicule démarre. Je ferme les yeux pour ne pas voir la ville défiler, pour ne plus voir les rues d'Alger la Blanche. Il n'y a guère que les étrangers pour s'extasier devant sa blancheur. Je suis née ici, j'y ai toujours vécu et j'y mourrai sûrement et de cette ville, je ne vois plus la blancheur, la beauté ou la joie de vivre, mais uniquement les trous qui me font bondir de ma place, les pigeons qui lâchent leur fiente sur ma tête et les jeunes désoeuvrés qui essayent de me tripoter au passage. Ah, et j'oubliais : les vieilles ! Les vieilles connes dans les escaliers qui me conseillent de m'habiller plus chaudement. Les vieilles peaux qui dans le bus me prennent la main et me parlent de leur fils qui fait leur désespoir. Les vieilles teignes à l'odeur de menthe ou de rose qui s'agrippent à votre bras, sans prévenir. Les vieilles acariâtres qui crient leurs ordres, leurs conseils, qui médisent, s'agitent, s'énervent.

Saletés de vieilles. Saleté de ville !

(...)

MOUNA

p. 65

(...)

Dans quelques années, j'aurai des poils sous les aisselles, je m'épilerai les sourcils et je mettrai du khôl. J'aurai toujours des ballerines, parce que lorsqu'on est une papicha, c'est pour la vie. Kamel et moi, on ira le jeudi après-midi dans un jardin discret. On voltigera au milieu des fleurs et du gazon. On s'allongera au soleil pour prendre des couleurs. Il fera toujours très beau, même si une légère brise soufflera, juste un peu, de quoi faire bouffer mes cheveux et leur donner un genre. Je porterai une robe blanche ou rose, et des ballerines roses. Les ballerines d'une bonne papicha, ça doit toujours être coloré. Faut pas mettre du noir ou du blanc, ni même du marron ou du gris. Une ballerine, c'est rose, rouge, fushia, turquoise, anis, citron... pas sombre. Le sombre, c'est pour les vieilles. Comme la maîtresse.

Publié dans Micro-fiction

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L
Kaouther Adimi je suis fière que de si jeunes talons font de grand pas dans le monde littéraire.merci
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