Avant que j'oublie, de Anne Pauly

Publié le par Emmanuelle Caminade

Avant que j'oublie, de Anne Pauly

Même si l'histoire a été recomposée et modifiée et son écriture travaillée, ce qui permet de la qualifier de roman, Avant que j'oublie est un récit très largement autobiographique et peu distancié qui mêle le tragique et le comique en nous plongeant dans la "vraie vie", au ras des situations et des ressentis comme des corps et des objets. Et Anne Pauly mène ostensiblement à la première personne ce récit de deuil, hommage d'une fille à son père Jean-Pierre Pauly, ancien alcoolique unijambiste et insuffisant respiratoire au corps déchu qui, un jour d'octobre, mourut seul à l'hôpital d'un cancer.

C'est un premier roman dont on peut trouver a priori le sujet impudique, voire indécent car, s'adressant à un père singulier et non au lecteur, il fait de ce dernier un voyeur s'immisçant dans l'intimité de ce père et de sa fille. D'une fille pleine de tendresse pour ce «gros déglingo» anticonformiste et «punk avant l'heure» que fut son père. Et les motivations de l'écriture d'Anne Pauly s'avèrent de surcroît plus thérapeutiques que littéraires, de son aveu-même.

 

«Catapultée rapido dans le monde des vrais adultes» et dépassée par la rapidité de cette mort dont elle ne peut se relever «aussi vite que d'une grippe», Anne n'arrive pas à se débarrasser du chagrin et surtout de la culpabilité qui l'assaille :

«j'aurais pu faire mieux, j'aurais pu faire plus. PARDON, JE SUIS DESOLEE.» (p.86)

Elle a en effet tardé à se rendre à l'hôpital après l'ultime appel de son père et est arrivée trop tard :

«Ce souvenir-là me torturait plus encore que le reste. Comment est-ce qu'on avait pu arriver en retard pour une histoire de porte à fermer, de volets à tirer, de lentilles à compter, de girafe à peigner alors que le compte à rebours avait déjà commencé ? J'en étais malade.» (p.87)

Il lui faut donc parler à son père mort pour être pardonnée :

«Bonsoir, j'aimerais qu'avec une de ces phrases bien senties dont tu as le secret, tu m'absolves de la culpabilité qui continue de m'assaillir.»(p.92)

Avant que j'oublie s'affirme ainsi comme un roman cathartique, ce que réalise pleinement l'auteure à l'écoute d'une chanson de Céline Dion d'une «platitude abyssale» dont le refrain soudain lui «saute à la figure comme un animal enragé» : «Mais avant tout, je voudrais parler à mon père». (p.134)

Un père dont l'auteure brosse en fait trois portraits.

Partant de celui qu'il fut sur la fin de sa vie, ses souvenirs la renvoient en effet aussi au père éthylique de son enfance pour découvrir sur la fin «l'adolescent amoureux avant que la vie, la violence et l'alcool ne viennent s'en mêler», au travers d'une longue lettre envoyée par son amie Juliette.

 

 

"Le sujet d'un roman, c'est l'écriture", disait Claude Simon dans un entretien (1), et Anne Pauly s'affirme incontestablement comme une écrivaine travaillant son langage. Un langage et un ton original semblant faire intimement partie de l'hommage au père auquel ils reprennent notamment l'humour un peu trash et «le sens de la formule», l'auteure redonnant de plus dignité à son parler populaire imagé et n'hésitant pas à citer en italique ses expressions habituelles (2).

Elle se moque de plus «des mots sortis du Trésor de la langue française» employés par son frère et adopte avec allant un langage jeune parsemé d'anglicismes (3) et émaillé d'onomatopées, du mouip-mouip de la télécommande de la voiture au vzzzt de la visseuse du cercueil en passant par le tuut du répondeur téléphonique. Et l'on apprécie un certain nombre de trouvailles comme ce «couloir lino-néon» ou ce «parapluie mental», la scène très drôle où elle prend le bras de sa fiancée pour entrer dans l'église au son de la marche funèbre sous l'oeil du père dans son cercueil, ou ce joli passage poétique sur le ratissage des feuilles mortes...

Mais cette écriture plutôt resserrée nous noie paradoxalement dans la précision de détails et de références faisant lourdement populaire (sacs Leclerc, achats chez Darty, sur Le bon coin ou chez Kiabi...), déployant à tout propos d'interminables listes et inventaires. L'auteure en effet a du mal à faire «table rase» et n'est pas pressée de «tourner la page».

1) Cf les entretiens accordés par C. Simon à M. Joguet diffusés le 12/04/76 sur France Culture

2) "on a plié les gaules, comme il disait / l'hôpital de Poissy – tadaaa ! - tellement magnifique ..."

3) "Wedding March/ random books /ce nowhere/ l'église sold out/ la win du rangement..."

 

Aussi, malgré une langue vive et désinvolte et une faculté à rebondir du détail trivial à l'humour pour éviter tout pathos, ce roman s'avère-t-il profondément ennuyeux.

Outre que, si on a déjà vécu cette épreuve, on ne tient pas forcément à la revivre et s'en consoler en la voyant infligée à d'autres, il se dégage en effet de la lecture d'Avant que j'oublie une impression de déjà lu et de déjà vu, jusque dans la perception du ridicule, du grotesque et de l'absurde des situations.

De quoi sommes-nous donc coupables pour qu'Anne Pauly nous inflige les soins de fin de vie à domicile et l'hôpital et ne nous épargne aucune des étapes obligées après la mort d'un père (ou d'une mère) ?

Du rangement de la chambre hospitalière du défunt à l'inévitable tri des affaires de la maison familiale à vider - qui bien sûr fait surgir moult souvenirs... -, on passe ainsi par la morgue et se charge des papiers et formalités, du choix du cercueil et de l'envoi des faire-part, de la préparation de la cérémonie religieuse (avec difficile choix des textes et de la musique), on assiste à  la mise en bière et à l'interminable messe avant que ne s'ébranle le corbillard pour atteindre le cimetière, sans oublier d'endurer l'enterrement et les condoléances ni de conclure par le repas de funérailles !

 

Et l'auteure, de manière un peu provocatrice, se vautre sans fards et avec une certaine délectation dans le sordide, s'appesantissant sur «la couverture polaire verte tachée de soupe et de sang» et «le rasoir électrique plein de restes de barbe», épongeant «le seau de pipi sur la moquette» et décrivant son père «en caleçon sur son fauteuil roulant» et «son moignon façon dinde recousue», ou évoquant le staphylocoque ayant infecté sa jambe coupée parce qu'il ne se lavait pas...

Une impudeur tentant d'imiter, d'honorer ce père et «son absence de gêne physique dans sa façon de se présenter au monde» qui fait doublement de ce roman une écriture du père, mais aussi une écriture revancharde et désinhibante.

L'auteure nous avoue en effet sa lâcheté et sa peur de «l'esclandre», son envie pour les gens «capables de se lever et de partir sans un mot quand la conversation leur déplaît ou qu'ils sont pris au piège d'une situation qu'ils dénoncent». Sa manière d'«avaler son gâteau en silence» par incapacité à s'exposer à des regards désapprobateurs.

Et il semble bien qu'elle prenne sa revanche avec l'écriture qui enfin lui apporte l'audace qui lui manquait. Une audace un peu provocatrice que l'on retrouve également dans sa manière militante d'affirmer son homosexualité.

 

On a ainsi bien du mal à élargir cette revanche d'un "je" singulier à la dimension (revendiquée par l'auteure dans un entretien sur Diakritik (4)) d'une revanche universelle des sans-voix qui meurent dans un hôpital de banlieue en laissant derrière eux une vie qui n'intéresse personne.

Reste que, une fois fait le deuil du père, on peut beaucoup espérer de l'écriture d'Anne Pauly si elle délaisse les sujets trop directement autobiographiques.

4) Cf ici

 

 

 

 

 

 

 

Avant que j'oublie, Anne Pauly, Verdier, 22 août 2019, 144 p.

 

A propos de l'auteure :

Née en 1974 dans la banlieue parisienne, Anne Pauly vit et travaille à Paris.

 

EXTRAIT :

 

On peut lire les premières pages (p. 7/15) sur le site de l'éditeur : ICI

 

Retour Page d'Accueil

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
L
Merci pour cette analyse critique. Je commençais à me demander si j'étais la seule à trouver ce "roman" insipide et inutile,écrit dans un style parfois vulgaire, souvent relâché. Qui n'apporte rien, n'apprend rien, n'émeut jamais.
Répondre
E
Merci de votre passage. La langue est néanmoins travaillée - pour bousculer la langue classique, certes - et on n'est pas forcé d'aimer. Il y a un ton original, mais ça ne suffit pas à cacher un sujet des plus convenus, et surtout une grande indécence. A donner de l'universalité à un texte profondément égocentré... Mais visiblement, ça plaît au plus grand nombre !