Madeleine lit, de Benoît Artige

Publié le par Emmanuelle Caminade

Madeleine lit, de Benoît Artige

D'une grande sensibilité et justesse, et d'une écriture exigeante mais aisée qui nous entraîne avec fluidité et profondeur dans son élan, ce petit ouvrage enchanteur d'à peine soixante-dix pages s'avère d'une perfection formelle et stylistique digne des plus grands.

Son auteur a surtout publié jusqu'ici de petits textes dans des revues, s'amusant notamment à écrire des "divagations biographiques" autour de personnages réels célèbres dont il explore le "potentiel romanesque" (1). Et c'est maintenant aux "vies minuscules" de sa famille qu'il semble s'intéresser, enquêtant sur leurs secrets et réinventant sa propre généalogie.

1) https://remue.net/artige

 

Winslow Homer, Girl reading under an oak

Dans Madeleine lit, revivifiant l'histoire de ses ancêtres figée par le récit familial, Benoît Artige croise ainsi fort habilement la thématique de la mémoire et de la transmission intergénérationnelle avec un fiévreux et subtil éloge de la lecture et de l'imagination, s'interrogeant sur le rôle du vécu, des souvenirs, et de la fiction pour approcher la vérité cachée de ceux qui nous ont précédés. Des secrets qui ne pourront jamais être tout à fait dévoilés «comme ces retables d'église qu'extirpent momentanément de la pénombre des éclairages payants à minuterie qui s'éteignent au bout de quelques instants une fois la pièce engloutie ».

 

L'argument est simple. Après la mort de Joseph et Madeleine, ses parents, et la vente de ce qui fut sa maison d'enfance limousine, un homme hérite des meubles et objets divers - et notamment d'une immense bibliothèque  - qui peuplaient cette dernière : mémoire familiale dont, fils unique, il est désormais le seul dépositaire.

Que faire de cette «masse de souvenirs», de ces traces d'un temps perdu ? Comment leur donner sens ? Ce «capharnaüm invraisemblable» envahissant brusquement son foyer déclenche des tensions avec sa femme tandis que leur fils y puise de quoi nourrir son imaginaire...

 

 

Benoît Artige introduit judicieusement une forte distanciation dans ce récit dédié à la mémoire de ses parents (on le suppose), dont le jeune héros s'avère, on le devine aisément, un double.

Le choix de la troisième personne permet à son narrateur de varier les points de vue et de confronter ceux des trois protagonistes - confrontation d'autant plus enrichissante que le lecteur adhère à la fois sans problème à ces trois points de vue différents : passif et mélancolique, curieux et rageur ou aventurier et ludique. Et l'adoption d'un terme générique (le père, la mère, l'enfant) pour désigner les trois composants du noyau familial, neutralisant en quelque sorte la famille proche contrairement aux morts de la troisième génération qui eux sont nommés, lui offre plus de liberté tout en conférant à son récit plus d'universalité.

 

Terrassé par ce deuil soudain, le père ne peut réagir autrement qu'en conservant tout en l'état, n'hésitant que sur l'ordre de rangement de la bibliothèque, qu'il soit «alphabétique, thématique, par couleur et par taille» ou épouse la «classification Dewey» ! Non exempte de rancoeur - justifiée - envers sa belle-mère défunte, la mère ne cherche qu'à survivre : «Elle étouffait, elle ; elle avait besoin de ranger, de jeter, pour se sentir de nouveau chez elle, pour pouvoir, de nouveau, respirer». Mais pour l'enfant, ce «bric à brac de salle de vente (…) constituait une réserve inestimable dans laquelle son imagination pouvait piocher à loisir, d'autant plus qu'il n'y rattachait aucun souvenir, au contraire du père et de la mère pour qui la vision de ces objets provoquait encore des accès de douleur, d'agacement ou de mélancolie».

 

(…) il ne voulait pas voir les images qu'il s'était faites de ses grands-parents épinglées comme papillons morts au beau milieu d'un cabinet de curiosité et préférait les imaginer virevoltant au gré de ses humeurs et de ses rêveries.
(p.69)

La recherche de la vérité n'intéresse pas l'enfant lecteur – que ses parents croient avoir hérité de la passion de sa grand-mère même si elle ne s'exprime pas du tout dans les mêmes termes. La lecture lui ouvrant des horizons pour appréhender la vie dans une dimension plus riche, il possède ainsi le privilège de pouvoir faire se rencontrer les ombres et les silences et les faire «participer à l'existence que les vivants mènent ». Et, durant cette enquête alimentée par l'intrusion de ces objets, livres et souvenirs dans leur vie, il apparaîtra finalement qu'il se trouve «bien plus de vérités» dans la bibliothèque que dans les «témoignages tous sujets à caution car encore chauffés à blanc».

 

The bookworm, John Watkings Chapman

Tout est merveilleusement peaufiné dans ce petit livre auquel l'auteur a travaillé à ses dires pendant deux ans et demi. Et l'on peut commencer par s'attarder sur sa composition s'articulant autour de deux images entrecroisant leur symbolique en mêlant de manière cyclique l'arbre de vie ou l'arbre généalogique à la bibliothèque, ce «cercueil hors normes» dont les vitres semblent renvoyer les reflets des morts.

D'emblée en effet la photo d'arbre en couverture (2) avec son échelle apposée sur le tronc invitant à remonter vers les branches de la généalogie se déployant vers le ciel, vers un au-delà unissant le sensoriel au spirituel, nous renvoie en effet à la bibliothèque. Et l'incipit se focalise sur cette dernière arrivant au foyer du jeune lecteur (3) qui, dans l'excipit, rejoint sa grand-mère lectrice sous son arbre :

«(…) peut-être en avait-elle lus la plupart à l'ombre du grand arbre qui s'élève au milieu de la prairie en face de la ferme, une ombre dentelée et douce sous laquelle l'enfant, lui aussi, aimait s'asseoir, un arbre d'une incroyable beauté qui donne au paysage alentour toute son indéniable force, ou sous l'orbe lunaire de la lampe, au fond de la bergère dans laquelle, à son tour, l'enfant s'installait pour lire avec la même avidité, en pensant constamment à Madeleine, l'imaginant exactement à la même place que lui, plongée dans la lecture, immobile, impassible, sans que les bruits du monde ne la perturbent car elle les contient déjà en elle, elle est traversée de toute parts par des sanglots et des rires, des idées et des colères, tournant les pages sans s'arrêter, et désirant que cela n'ait pas de fin, dans une stupéfaction sans cesse renouvelée du pouvoir des mots (...)» (p.71)

Et, avec une suprême élégance, les tous derniers mots du livre, bouclant la boucle, nous renvoient au titre.

2) Photo de Cécile A. Holdban, poétesse, peintre et traductrice

3) Cf l'extrait en fin d'article

 

 

On est par ailleurs impressionné par la beauté de la langue et son adéquation profonde au propos.

Benoît Artige joue d'abord de la luxuriance des champs lexicaux. La pléthore des  «objets accumulés durant toute une vie» s'illustre ainsi dans un «foutoir», un «capharnaüm», «un bric à brac de salle de vente» ou «un fatras dépôt-vente» mais aussi dans un «bazar de tombe égyptienne» ou un «mausolée» - le champ mortuaire étant plus particulièrement destiné à la bibliothèque ( «cercueil/ tombeau/ dépouilles...»).

Tandis qu'au père prisonnier de son mutisme et de sa douleur est réservé le champ de l'enfermement, et à la mère luttant pour exister, pour respirer, celui de l'étouffement - la phrase se faisant de plus volontiers haletante -, le champ du jeu et de l'aventure est associé à l'enfant, les titres et les lettres gravées sur les livres hérités provoquant chez lui «le même émerveillement que celui des Indiens devant la verroterie exhibée comme bijoux précieux par les premiers explorateurs». Un enfant capable de rester des heures sur un tapis d'orient (comme sur un tapis volant) à parcourir ses «arabesques florales» du doigt en «rêvant à l'impossible épuisement de tous les chemins entremêlés de cet interminable labyrinthe et en projetant au plafond blanc toutes les images que ses lectures produisaient en lui

 

 

Et la figure de l'arabesque trouve à mon sens également pertinence pour qualifier ces longues phrases somptueuses riches d'incises qui embrassent l'ampleur du monde avec souplesse, enrichissant sa perception en la fragmentant et l'affinant dans un langage clair multipliant les précisions et les hypothèses.

Et c'est surtout cet usage poétique de la métaphore - au sens large - dans lequel l'auteur excelle qui séduit, cette dernière, loin d'être un simple artifice décoratif, venant creuser en profondeur et éclairer notamment avec justesse des mondes intérieurs, en donnant une puissante et bouleversante beauté au texte.

 

Madeleine lit est ainsi un tout petit livre dont il y a beaucoup à dire - sa richesse n'étant nullement proportionnelle à sa taille. Un livre magnifique qui a beaucoup touché la lectrice que je suis, et dont je recommande vivement la lecture aux amateurs de littérature.

 

 

 

 

 

Madeleine lit, Benoît Artige, postface d'Anthony Dufraisse, La part commune, 9 juin 2020, 80 p.

 

A propos de l'auteur :

Né en 1983, Benoît Artige travaille dans la communication.

Au quotidien, il entremêle à sa pratique de l’écriture celles du dessin et du chant.
 

EXTRAIT :

On peut lire les premières pages (p.11/18) sur le site de l'éditeur : ICI

 

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Publié dans Micro-fiction

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A
Très belle chronique pour un roman qui semble effectivement plein de promesses.
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