L'Amort Fraternel, de Jack Boland
D'emblée le titre, L'Amort Fraternel, annonce la tonalité grinçante de ce petit texte fictionnel de Jack Boland ne dépassant pas une soixantaine de pages effectives.
C'est une nouvelle à la chute savoureuse dans laquelle cet homme de théâtre met en scène avec maîtrise un court et vigoureux récit non dénué de suspense, le poussant vers l'outrance et l'absurde pour sonder les profondeurs de l'âme humaine.
Ayant quitté son frère sans explications après l'enterrement de leur père, Paul, «brisé avant l'âge», revient dans la maison d'enfance après trente ans d'absence. Rongé par la rancune et par la haine, comblé de certitudes maintes fois ressassées, son frère qui le soupçonne d'avoir autrefois précipité la mort de leur père malade tient enfin sa vengeance. Alors il rumine, juge, condamne ce «vieux parricide naïf» osant reparaître devant lui. Il planifie son «scénario meurtrier» en solitaire, étranger à toute pitié, mais quand il devra enfin approcher, affronter son frère, les choses ne sembleront plus si simples :
«Il approche. Je ne peux plus éviter l'affrontement. Mes certitudes élaborées et architecturées au millimètre viennent de s'écrouler, se déglinguent. L'abcès qui me dévorait, chargé de napalm, ce boulet dévastateur qui comprimait ma poitrine maintenant se déballonne au crissement de ses pas.»
Mariant de manière percutante un lexique familier et plus recherché avec quelques néologismes évocateurs (1), la langue, incisive, joue sur les images et les sonorités (2), impulsant un rythme rapide parfois haletant. Et le frère narrateur, passant à mi parcours du monologue au dialogue, livre ses pensées les plus noires sans détours, de manière abrupte, avec causticité et humour.
1) décrapuler, se jocondiser, mosaïquer …
2) Ex : «Trouille. Trac. Tic d'apitoiement devant l'étalage de sa souffrance. Ma lugubre rancune se décompose. Flop.»
Caïn et Abel, Guido Reni
Au travers de ces «deux frangins déchus et dépossédés du moindre atome d'amour», Jack Boland remet d'abord en cause cet amour sensé lier les familles : un amour que supplante bien souvent le ressentiment, l'incompréhension et la haine, les frères se muant facilement en «deux immondes carcasses dégurgitant leur fiel, par perfusion d'offenses. »
Et l'auteur, nous interpelant volontiers, se livre surtout à un véritable réquisitoire contre notre manque de compassion et de bienveillance envers l'autre. Contre cette lâche propension à nous ériger en juge infaillible et condamner l'autre sans procès, sans se donner la peine de l'entendre, de le comprendre. Il dénonce avec force ce «petit monstre sournois» prompt à dresser sa guillotine intérieure qui sévit en chacun de nous : «Vous, moi, tous à chaque instant de notre vie, sommes capables de tuer et celui qui n'osa, souvent en rêve».
Et il éclaire avec justesse ces «monstruosités ordinaires» des humains auxquelles on ne prête pas attention : «La vie continue, on tue et puis voilà. La météo. Une page de pub. Le temps passe. Tranquilos».
L'Amort Fraternel s'avère ainsi un texte de facture assez théâtrale dont les rouages fonctionnent avec économie et efficacité, un texte puissant qui, tout en se parant parfois d'humour noir, revêt une grande profondeur psychologique et invite à «aimer l'Humain, l'Homme, tous les hommes».
L'Amort Fraternel, Jack Boland, éditions La Trace, 14 septembre 2020, 89 p.
Né en 1936, Jack Boland vit dans les Alpes-Maritimes. Artiste peintre et photographe, il est également l'auteur de pièces de théâtre qu'il met en scène et joue avec la troupe qu'il a fondée.
p.9/10
Qu'est devenu ce vieux parricide naïf qui, doutant de ma fragile mémoire ou la supposant clémente, ose reparaître devant moi ?
Il n'est plus loin. A travers les grandes vitres du salon je l'aperçois qui arpente la vieille route. Il marche d'un mauvais pas et dérape dans les pierrailles. Trente années d'absence. Il a oublié le rugueux de l'antique via romaine, damée dans les caillasses. Il peine et trébuche, se rétablit. Il est parvenu au bout de lui-même. Combien est-il devenu vieux. Il pose sa valise, souffle, tousse, se redresse, le dos douloureux. Les mains affourchées à ses hanches, il lève son visage vers les cieux. Qu'espère-t-il ? Sûr qu'il serait déjà là si son corps que je découvre brisé avant l'âge ne l'entravait.
Je tente de deviner en quel individu s'est transformé ce frère qui me revient après tant d'années. Je pioche ma thèse. Que faire de ce criminel en liberté qui va me transformer en juge incorruptible. Comblé de mes certitudes, celles maintes fois ressassées, il ne manque, pour étayer mes convictions, que les sacrales saintes preuves dont un jury se suffirait. Tant pis.
Je le jugerai moi-même, sans témoin. Tout est prêt : le compte-gouttes, le petit flacon, le monologue de bienvenue et l'endormissement des doutes. Souriant petit tour de passe-passe, changement de décor et peine capitale. Le scénario meurtrier qui mijotait dans ma caboche devient goûteux. (...)