Un père étranger, de Eduardo Berti
Journaliste culturel, traducteur et écrivain de langue espagnole (1), l'Argentin Eduardo Berti a choisi de s'exiler en Europe et notamment en France où son dernier roman, sorti en 2016 dans son pays natal puis en Espagne sous le titre Un padre extranjero, vient d'être publié dans sa version française. Une version qui, selon le traducteur Jean-Marie Saint-Lu, s'avère aussi "un original", le texte ayant été fortement remodelé par son auteur à cette occasion (2).
1) A l'exception d'une nouvelle, Terrils, publiée dans le recueil Lectures Nomades saison 4 (La Contre Allée, 2015) et d'un roman écrit directement en français, Une présence idéale (Flammarion, mars 2017)
2)http://www.lacontreallee.com/sites/default/files/relation-auteur-traducteur-jm-saint-lu.pdf
Pour la première fois l'auteur s'expose en tant que "je" dans un roman complexe dédié à son père (qui en est l'âme), et dont le titre combine le familier et l'étrange. Un père étranger mêle en effet autobiographie, biographie paternelle et fiction, tout en reconstituant un épisode de la vie de Joseph Conrad, de sa famille et de ses proches en Angleterre.
Avant d'écrire sur ce père d'origine et de langue roumaine qui, contraint à l'exil en 1937, avait occulté nombre de secrets tenant à son passé, sur un père à la fois proche et inconnu, Eduardo Berti avait commencé un texte sur ce Polonais né en Ukraine devenu marin puis écrivain de langue anglaise, et considéré comme un des plus grand stylistes de la littérature britannique. Il réalisa que si cette anecdote de la vie de Conrad le fascinait, c'est qu'elle le renvoyait à bien des éléments partagés avec son propre père (3) : à un étranger au fort accent marié à une femme autochtone plus jeune qui, tentant de changer de vie, s'était «réinventé dans une autre terre et une autre langue» (4). Sans compter que son père, après avoir lu son premier livre (Agua /Désordre Electrique (5)) se mit à l'écriture d'un roman, laissant à lire à son fils en mourant un manuscrit inachevé.
Quête d'identité d'un fils revisitant le parcours mystérieux d'un père au prisme d'un dernier secret découvert seulement après sa mort, Un père étranger interroge la condition d'étranger, notamment du point de vue de la langue : de cette nouvelle gestuelle et même vision du monde incluse dans les sonorités et la syntaxe-même d'une autre langue acquise, comme de cette irrémédiable incommunicabilité et solitude résultant de l'amputation de sa langue d'origine.
En parallèle, le roman aborde également la condition de l'écrivain (et notamment la relation entre langue littéraire d'écriture et «langue fantôme») mais aussi du lecteur, dans une perception fascinante de la littérature, de la fiction, et de son rapport au réel, au passé comme au futur.
3) http://www.lacontreallee.com/sites/default/files/note-intention-e.berti-upe.pdf
4) Il découvrira d'ailleurs d'autres éléments par la suite dans un jeu de miroirs et de doubles en cascade.
5) Un roman publié sous le titre original Agua qui s'intéressait déjà aux figures de l'étranger
Joseph Conrad, sa femme Jessie et son fils Borys
Eduardo Berti - qui rejoignit l'OULIPO (6) en 2014 - s'intéresse avant tout à ses dires "aux formes, aux structures et aux stratégies narratives". Et ce roman changeant d'époques, de pays et de points de vue dans lequel l'auteur navigue d'une écriture fluide et digressive au travers des remous de la mémoire, de l'imagination et de la pensée, se présente comme une imbrication de plusieurs récits eux-mêmes tissés de multiples histoires, façon Mille et Une Nuits. Un enchevêtrement de récits directs ou rapportés (le narrateur en ayant d'abord été l'auditeur) évoquant ce «style oriental» (7) de Conrad qui expérimenta de manière assez moderne ces décalages chronologiques et montages de points de vue chers à l'auteur.
Copieux roman de plus de quatre cents pages mélangeant diverses strates temporelles en des lieux identiques ou divers, Un père étranger se divise en neuf parties et on peut voir dans les deux extrêmes puisant dans les souvenirs de l'auteur et se déroulant entre Buenos Aires et Paris une sorte de récit venant encadrer deux romans de taille très inégale : celui du fils et celui du père.
Le plus important, tissé de nombreux fils narratifs annexes, s'avère celui que l'auteur est en train d'écrire sur Józef, sa femme Jessie et leur fils Borys lorsqu'ils habitaient "Pent Farm" dans le Kent, tandis que viennent s'ajouter des extraits du court roman - intitulé La Dérroute - que son père essaya d'écrire situé, lui, en Roumanie.
6) https://fr.wikipedia.org/wiki/Oulipo
7) Style oriental vanté par H.-G Wells qui craignait que la collaboration de Conrad avec l'écrivain Ford Madox Hueffer ne le gâche
Chaque volet du récit-cadre part de l'enterrement d'un des parents de l'auteur, le premier commençant quelques heures avant celui de sa mère et le second le lendemain de celui de son père, façon peut-être pour lui de tenter d'engendrer de nouveau ses parents pour se réinventer en donnant naissance à ce livre, illustrant ainsi la deuxième épigraphe introduisant ce dernier (8).
Et la tonalité humoristique de cette première partie, intitulée Cimetière Club, 1 et commençant par un véritable éclat de rire dans un cimetière, passe vite de l'ironie et la «plaisanterie rimbaldienne» à un humour macabre, et même à un humour juif avec l'anecdote racontée à l'auteur par son père au sujet de son vieil ami Miguel, rescapé de Solibor.
Eduardo Berti y évoque ensuite les deux attentats anti-sémites très meurtriers qui marquèrent l'Argentine au début des années 1990 (9) et remuèrent fortement son père. Un père qui se mit à écrire son propre roman en 1998, son fils décidant deux mois après de s'exiler à Paris, père et fils s'installant alors dans une double «rivalité» d'écrivain et d'étranger. Un exil volontaire source, avant l'ère d'Internet et du téléphone portable, d'une longue correspondance les amenant à comparer la ville actuelle et celle thésaurisée dans la mémoire paternelle : «Autres yeux, autre temps».
Cimetière Club, 2, la neuvième et dernière partie de tonalité plus grave, se situe une dizaine d'années plus tard, l'auteur étant revenu à Buenos Aires car son père était mourant. Il emportera après sa mort les six cahiers de son manuscrit que, lecteur de son père en quête d'un mystérieux sous-texte, il commencera à lire dans ce café parisien de la rue Arago où il avait lu ses lettres.
Mais ce n'est qu'à l'occasion d'une autre visite en Argentine que Claudia, l'ex-nouvelle compagne de son père, lui révélera le secret confié par un ami qui l'obligera à reconsidérer le parcours antérieur de ce père dont il ne connaissait pas le nom véritable, lui permettant de mieux le comprendre en approchant une vérité influant sur sa propre identité.
8) Cf ce vieux proverbe bengali en deuxième épigraphe du livre : "Tout homme veut engendrer de nouveau ses parents. C'est de cette tentative manquée que naissent des enfants."
9) Attentats de l'ambassade l'Israël en 1992 et de L'AMIA (mutuelle israélite) en 1994
Pent Farm
Pent Farm, long et foisonnant récit comportant une cinquantaine de sections nous est délivré en quatre fois, car il est interrompu par les trois épisodes du roman du père, La Dérroute (avec deux "r") (10), ne dépassant pas chacun trois ou quatre pages : un texte étrange un peu hors du temps se déroulant sur le fleuve Siret où les troncs d'arbres sont acheminés par flottage vers Galatz (ou Galati, ville roumaine dont ce dernier est originaire), et prenant malgré son réalisme initial une tonalité onirique et une portée symbolique.
Pent Farm est d'abord le récit d'un roman en train de s'écrire, de Madrid où l'auteur-narrateur réside alors, à l'Angleterre, ce dernier, après un voyage imaginaire dans l'espace et le temps, ayant multiplié les démarches pour se rendre sur les lieux, s'en imprégner et y recueillir des informations.
S'y confrontent des passages de son roman sur Conrad et sa famille (mais aussi son agent littéraire, ses amis ou son collègue, l'écrivain Ford Hermann Hueffer (11) qui collaborait avec lui à l'écriture d'une nouvelle...) et sa perception présente des lieux, tandis qu'il se livre à moult réflexions et commentaires et prend des notes pour la suite du roman - qu'il terminera lors d'une résidence d'écriture à Béthune en compagnie d'autres écrivains. Et son esprit vagabondant et rebondissant sans cesse, Eduardo Berti y tisse de multiples fils narratifs le concernant tant lui que son père, Conrad ou sa famille (12)...
10) Texte que l'auteur a remanié et complété sans que le lecteur puisse remarquer son apport, à l'exception, semble-t-il, de son changement de point de vue passant à la première personne alors que son père avait «écrit La Dérroute pour ne pas raconter son histoire à la première personne»...
11) Plus connu sous le nom de Ford Madox Ford
12) L'histoire de ses rapports avec son père, celle de l'arrivée de son père en Argentine, son propre départ d'Argentine et son arrivée à Paris, l'histoire de Conrad le Polonais, comme de son séjour à Marseille avant qu'il ne s'embarque pour longtemps dans la marine marchande britannique, l'histoire du mariage de Jessie avec Conrad ou de Jessie après la mort de son mari...
Roman d'un fils se réinventant lui-même au travers d'un père étrange que ses secrets peu à peu dévoilés ont mué en personnage romanesque, Un père étranger nous offre aussi une passionnante biographie romancée de ce Conrad terrien devenu écrivain – l'auteur s'appuyant notamment sur les écrits postérieurs de ses proches (de sa femme, son fils Borys ou son ami Hueffer... ) -, tout en évoquant ses livres publiés ou en cours d'écriture ou sondant avec malice (13) mais aussi gravité les processus de lecture comme d'écriture.
Eduardo Berti s'y interroge non seulement sur le statut d'écrivain étranger mais aussi plus largement sur celui de l'écriture, «ce vaste pays étranger avec sa vaste langue fantôme», et de la lecture. L'écriture ne résulte-t-elle pas en effet par nature d'un regard étranger se méfiant «des lieux communs, des clichés ou des automatismes du langage», et une langue fantôme traduisant à l'insu de l'écrivain ses histoires passées et ses secrets n'affleure-t-elle pas sous sa langue littéraire d'écriture ?
Cette littérature fictionnelle apparaît ainsi comme une sorte de «maillon entre deux mondes». Outre qu'elle peut révéler un passé enfoui, elle semble même revêtir parfois un pouvoir «magique» : un mystérieux pouvoir prémonitoire, anticipateur du réel - les écrivains, comme l'écrivait G. Creen, tirant "leurs symboles autant du futur que du passé".
Et la nouvelle de Joseph Conrad Amy Foster (14) où un mari étranger dans son délire fiévreux se met «à balbutier dans la langue diffuse de son passé : une énigme impossible à résoudre pour sa femme anglaise» s'avère un exemple des plus troublants. Elle annonce en effet l'épreuve que vivront dix ans plus tard son auteur et Jessie (épisode capital narré dès l'incipit de Pent Farm, 1), tout comme une des premières nouvelles d'Eduardo Berti, Les Monstres, semblait pressentir les secrets de son père...
Le livre, dont toutes les pages seraient au fond «un miroir déformant», semble alors le lieu privilégié d'une quête mystérieuse, tant de la part de l'écrivain que du lecteur : quête d'identité ou de vérité.
Transcendant son caractère autobiographique, Un père étranger s'avère ainsi un livre vertigineux et envoûtant qui nous emporte à la dérive dans ses flots tumultueux et résonne comme un triple hommage au père, à Conrad et à la littérature.
13) Cf l'histoire du lecteur fou qui, se reconnaissant dans la nouvelle Falk, voulait tuer Conrad pour se venger, ou l'hypothèse que Conrad aurait choisi l'anglais comme langue littéraire, et non le français, car cela était moins risqué, la France possédant en effet «une quantité de styliste» alors qu'un styliste anglais serait «un fruit vraiment étrange» ! ...
14) Dont une citation trône en exergue du livre : "Il est très dur pour un homme de se trouver dans un pays étranger, sans défense, sans personne qui comprenne sa langue, en provenance d'un mystérieux pays situé dans un coin reculé de la terre."
Un père étranger, Eduardo Berti, traduit de l'espagnol (Argentine) par Jean-Marie Saint-Lu, La Contre Allée, 14 janvier 2021, 448 p.
A propos de l'auteur :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Eduardo_Berti
EXTRAITS :
Cimetière Club, 1
p. 13/14
Quelques heures avant l'enterrement de ma mère, l'après-midi où on la veillait, et alors que l'usage aurait voulu qu'on expose son cadavre, mon père donna l'ordre de laisser le cercueil fermé. Puis, sans demander la permission à personne, il brancha un électrophone dans un coin de la pièce et fit retentir, à un volume considérable mais cependant respectueux, un morceau triste de Gustav Mahler : une musique qu'il continu à écouter – comme dans une sorte de gymnastique autoflagellante – pendant les premiers mois de son veuvage, au cours desquels il se consacra à boire plus que son compte et à battre des records d'insomnie.
Outre qu'il était prévisible, l'enterrement avait quelque chose d'une nouvelle reportée. Ma mère était morte après une longue agonie : une lutte perdue d'avance contre un cancer. Sa ténacité avait remis l'échéance à plusieurs mois au-delà des pronostics les plus optimistes. Mais son long combat avait failli tuer aussi mon père. Un soir, il l'avait admis devant moi : «Je n'en peux plus, cette histoire nous liquidera tous les deux.» Tous les deux : ma mère et lui.
Lors de l'enterrement, mon père refusa catégoriquement qu'un prêtre qui se trouvait là, tout sourire, ouvre la bouche, bien que dans «l'offre» fût inclus un bref sermon en plus des services du fossoyeur et autres prestations de rigueur. Cela se passait dans un cimetière privé des environs de Buenos Aires : une sorte de terrain de golf avec des tombes ; une espèce de jardin planté d'arbres aux belles frondaisons, avec des dalles funéraires à fleur de sol. Belle ironie : durant ces douze dernières années, le travail de ma mère avait consisté à vendre des tombes (des «parcelles» dans le jargon qu'on lui faisait répéter) dans ce même cimetière.
A l'enterrement, en fin d'après-midi, je ne remarquai pas ce détail un peu macabre : autour de la «parcelle» ouverte comme un piège pour ma mère s'étendaient d'autres tombes, dans lesquelles reposaient ou reposeraient bientôt certains des plus fidèles amis de ma famille, qu'elle avait convaincus, grâce à sa cordialité et à ses arguments de vente, des avantages supposés d'un cimetière privé.
(…)
Pentfarm, 1
I
p. 37/38
Etranger et mauvais caractère. C'est ce que pensaient certains de son mari et c'est exactement ce que dit Jessie pour expliquer à ce dernier à quoi ressemblait le visiteur, mélange de mendiant et de cycliste, qui était décidé à faire sa connaissance. Tout c'était passé en quelques mois. Un nouveau livre était arrivé au courrier (une réédition en fait), tout juste sorti de l'imprimerie et débordant de cette odeur qui, bien qu'elle l'aimât beaucoup, arrachait à Jessie des éternuements quasi enfantins. Il y avait dans ce livre, au moins, deux récits magistraux. C'était ce que pensait Mr Pinker, l'agent de son mari. Et aussi Mr Hueffer, mais sans être d'accord avec Pinker sur le choix de ces deux récits. Jessie n'avait aucun recul par rapport à l'œuvre de Józef et elle aimait autant toutes ses nouvelles. Ou plutôt presque toutes, car l'une d'elles, Falk, avait sa préférence. Elle ne pouvait expliquer pourquoi.
Une fois le livre à Pent Farm, et passé une brève euphorie, Józef avait subi un blocage sérieux, le cauchemar récurrent de rester des heures et des heures sans écrire d'autre qu'une phrase qui ne sert à rien, et des semaines après, des mois après, il eut une nouvelle crise. Il en avait cinq par an, six tout au plus. Certaines étaient légères. D'autres si violentes que, plié en deux par la douleur, transporté de fièvre – c'étaient des crises de goutte, ou du moins l'affirmait-il – Józef se mettait soudain à parler en polonais. Enfin, c'est ce que croyait Jessie, qui ne parlait qu'anglais. Lui était né en Pologne et il y revenait avec la fièvre, en grimaçant de souffrance. Ou bien était-ce la Pologne qui revenait à lui. Ou simplement la langue de la Pologne. Il y avait des choses que Jessie n'était pas sûre de comprendre.
La Derroute, 1
p. 11/112
De Piatra Neamt, on envoyait des chargements destinés à Galatz. Les troncs n'étaient pas transportés sur des bateaux mais par voie de terre jusqu'à la ville de Roman, acheminés ensuite par flottage au moyen d'un système appelé plutãs. Le coût de ce transport était insignifiant, mais les individus chargés des opérations étaient souvent des arnaqueurs qui livraient à l'acheteur des troncs de pin au lieu de troncs de chêne, de mélèze ou de peuplier blanc. Piatra Neamt était situé presque au sommet d'une montagne, au milieu de forêts profondes. En ce qui concerne la ville de Roman, elle est arrosée par le Siret, qui naît dans les Carpates et dont le cours est d'une incroyable rapidité. Cela est dû au fait que tout son parcours, de sept cents kilomètres environ, est en très forte pente, depuis une altitude d'un peu plus de mille mètres jusqu'à ce qu'il se jette, non loin de Galatz, dans le Danube.
On appelait plutãs tant les dispositifs de navigation que les hommes qui les guidaient. En synthèse, les plutãs ressemblaient à des radeaux : un grand nombre de troncs liés entre eux et à la merci du courant du Siret. Les équipages étaient constitués, sans exception, de Roumains pauvres, gens résignés, personnes exposées à des accidents mortels car ils devaient barrer sur une rivière vertigineuse et encombrée de rochers. Plusieurs plutãs étaient morts en heurtant les rochers dispersés le long du trajet ; d'autres étaient morts noyés ; d'autres s'en étaient tirés par miracle, mais étaient restés à tout jamais invalides. Comme si ce n'était pas assez, une fois leur travail terminé ils devaient rentrer de Galatz par de sombres routes où opéraient des bandits. Presque invariablement, les plutãs arrivaient à Roman morts de faim, exténués.
Parmi ceux que je voyais souvent à Roman se détachait un homme jeune qui attira puissamment mon attention. (...)