Città sommersa/ Cité engloutie, de Marta Barone

Publié le par Emmanuelle Caminade

Città sommersa/ Cité engloutie, de Marta Barone

Après trois publications pour enfants, Città sommersa (Cité engloutie), le premier livre pour adulte de Marta Barone, eut un retentissement important en Italie où il fut finaliste du prix Strega 2020 et reçut le prix Vittorini et le prix Fiesole narrativa.

Dans ce dense roman de nature hybride dont elle est la narratrice, l'auteure mène une enquête rigoureuse et douloureuse tant historico-politique qu'intimiste pour tenter de rendre vie à un passé ignoré et de donner chair à la figure insaisissable de son père qui fut un militant d'extrême-gauche durant les années de plomb (1) : des années sombres, violentes mais aussi un temps exaltantes car nourries par la croyance en un idéal. Elle remémore ainsi cette époque troublée qui, des affrontements étudiants de 1968 aux durs combats sociaux et au développement de la lutte armée et du terrorisme, eut en Italie une intensité et une durée exceptionnelle en raison de la puissance du parti communiste et de l'expérience fasciste du pays.

Cette quête du père s'avère aussi un roman de formation : l'histoire d'un sujet d'écriture dont la nécessité s'impose à une fille écrivaine pour construire sa propre identité et donner sens à sa vie d'adulte. Et l'on peut rapprocher ce riche roman à la construction complexe et à l'écriture soignée de L'invention de la solitude de Paul Auster comme d'Un père étranger d'Eduardo Berti.

 

1) https://fr.wikipedia.org/wiki/Ann%C3%A9es_de_plomb_(Italie)

 

«Cette histoire a deux commencements, au moins deux (...)» : celui de la vie turinoise de Marta Barone depuis sa naissance en 1987 et celui de sa nouvelle vie d'adulte quand elle quitte sa ville natale et la maison de sa mère l'été de ses vingt-six ans pour s'installer à Milan en 2013, dans le «premier endroit seulement à [elle]».

Ses parents s'étant séparés quand elle avait trois ans, l'auteure n'a pas bien connu Leonardo Barone et elle eut des relations plutôt difficiles avec lui. Aussi la mort en 2011, deux ans auparavant, de ce père pour lequel elle éprouvait peu d'intérêt et une «tendresse conventionnelle» n'avait-elle pas été véritablement un choc, aucune fissure ne courant encore sous la surface lisse des événements «malgré la colère qui grondait en-dessous comme l'eau l'hiver dans un fleuve glacé » : «Le déchiffrer ne m'intéressait pas, et je ne pensais pas qu'il y ait la moindre chose à déchiffrer. Lui, puis sa mort faisaient partie du champ évident des faits de ma vie ».

 

Ce n'est que peu après son installation à Milan, suite à la découverte d'un mémoire en défense devant la Cour de Cassation lui ayant appris que son père avait été condamné à la prison pour délit de participation à une bande armée avant d'être innocenté, qu'elle conçut un intérêt inattendu pour ce passé englouti dont il ne lui avait jamais parlé : «un moment important, irréversible» qui scinda sa propre vie en «un avant et un après» tout en éclairant brutalement l'abysse séparant l'homme qu'elle croyait avoir connu de ce qu'il devait avoir été.

Au-delà de tous ses silences, ses masques et ses mensonges, «quelque chose de vrai» émergeait, «quelque chose à suivre», et il lui fallait absolument savoir qui était son père sans qu'elle réussisse pour autant à comprendre pourquoi ceci revêtait soudain pour elle une telle importance.

 

 

 

Tout en poursuivant ses activités littéraires, lisant des tapuscrits à des fins de traduction pour une maison d'édition et pensant à son prochain roman, elle se lance alors dans une longue et minutieuse enquête pour tenter de mettre les choses au clair, de reconstruire, malgré le peu de traces laissées, les activités politiques et la vie privée de ce père compliqué et contradictoire. De comprendre ce qui l'animait, ce qu'il pensait et ressentait, comment il percevait le monde. Et sa nouvelle vie milanaise semble alors se dédoubler  : «C’était comme s’il y avait une vie souterraine parallèle à la vie visible : l’attente de la prochaine rencontre avec quelqu’un qui m’aurait raconté un autre fragment de L.B. ; la recherche lente et patiente des noms, des visages et des circonstances dans les documentaires, dans les livres, les photographies, les archives des journaux »...

Très vite ses recherches vont s'étendre en amont et en aval des années de plomb, de son enfance dans les Pouilles dont il ne lui raconta rien jusqu'à ses derniers jours dont elle se tint éloignée, l'écrivaine cherchant une trajectoire cohérente. Visiter cette cité engloutie que fut la vie de son père - à l'instar de la Kitège de la légende (2) continuant à vivre sous le lac l'ayant engloutie - devient pour elle obsessionnel.

"De tout l’homme il ne reste qu’une partie du discours"(3), et ce père fuyant se mue (sous l'appellation de L.B.) en un personnage, en une figure autonome de son imagination, écrire un roman sur lui devenant pour elle une nécessité impérieuse : «Je n'avais pas encore idée de la forme qu'il aurait, mais la pensée se construisait devant moi comme un pont suspendu dans l'air et j'étais aussi excitée qu'épouvantée.»

 

Et au bout de quatre années de travail, c'est une autre Kitège, celle de son propre passé englouti qui se révélera également à elle tandis que son livre prendra forme : «L'histoire de son père lui apparaissait comme une grande coquille nacrée qui sous sa valve contenait aussi la sienne». Une révélation lui donnant une appréhension plus apaisée de son père et apportant un nouveau commencement à sa propre vie.

2) Légende russe de la ville de Kitège  qui, devant la menace des Tatares et grâce aux prières de la sainte Fevronia, devint invisible et échappa aux envahisseurs : ici

3) Cf l'épigraphe de Joseph Brodskij

 

 

 

Ponctuée de nombreuses données historiques, et s'inscrivant essentiellement dans un espace turinois oublié, dans cette «ville des usines» dont FIAT était l'emblème qui devint «Turin la terreur», le roman développe en parallèle avec beaucoup de compassion toute une exploration intime et fragmentaire des multiples facettes du parcours du père.

Nous y découvrons avec stupéfaction ce Parti communiste marxiste-léniniste italien d'inspiration maoïste (4) dirigé par Aldo Brandirali et la prose de son journal Servire il popolo, ainsi que Prima Linea, groupe armé d'extrême-gauche (moins connu en France que les Brigades rouges) ayant basculé dans une violence inouïe. Un autre monde difficile à concevoir à notre époque et un autre langage désormais vidé de son sens, comme «l'exuvie d'un insecte laissée sur un mur au soleil». Un monde que l'auteure s'abstient de juger : «Ils croyaient à ce qu’ils faisaient et ils n’ont, pour la plupart, fait de mal qu’à eux-mêmes. Ils ont été dévorés par l’Histoire. Ne te moque pas trop d’eux, ne fais pas de sarcasmes. Aie pitié.»

Mais au-delà de ces événements historiques dont il subsiste des preuves matérielles, la narratrice se heurte à l'impossibilité de reconstituer le passé de son père grâce à la mémoire. Outre que les lieux changent et ne portent pas cette mémoire (aucun indice ne rappelant les faits sanglants dont ils furent le théâtre), beaucoup de détails ont disparu de ses souvenirs déjà minimes, tandis que certains pourtant futiles subsistent étrangement. La mémoire des êtres se révèle «une zone d'ombre où faits et imagination se rejoignent» et elle ne peut se fier aux récits de ceux qui ont connu ou croisé L.B. car on oublie et on déforme, l'invention l'emportant sur le réel. Il s'avère ainsi illusoire d'appréhender la vie de ce dernier en rassemblant tous ces fragments et de connaître son ressenti.

Aussi cède-t-elle au découragement avant de finir par comprendre que son entreprise ne fut pas inutile. Que cette totalité lacunaire et fuyante aux multiples possibles, aux diverses interprétations, reflète l'essence énigmatique d'une vie humaine. Que partir à la rencontre de ce père l'a contrainte à se demander qui elle était en se retournant sur son propre passé qui lui apparaissait auparavant comme une étendue uniforme : «Je voyais le temps derrière moi comme une sorte d'unique longue journée dans la lumière claire et unie de laquelle tout ce qui avait été auparavant ma vie semblait venir d'arriver et totalement évident». Et au fur et à mesure qu'elle imagine ce père plus jeune qu'elle et à différents âges de la vie, elle prend ainsi conscience du passage du temps.

4) Avec une idéologie prônant la bonté intrinsèque des masses laborieuses et forgeant un concept d'homme abstrait, ce parti était une sorte l'église pratiquant un dogmatisme rigide et imposant à ses membres une stricte discipline, y compris dans leur vie privée, l'amour et la politique devant aller ensemble ...

 

Si le roman est structuré en trois grandes parties (La première Kitège, Lacune et Coquille) marquant les étapes de la marche vers soi de la protagoniste-narratrice au travers de sa quête du père, il n'a rien de linéaire, entremêlant les temps et les fils narratifs et superposant passé et présent (5). Il se divise en effet en de nombreux chapitres, à l'instar de ces multiples fragments dépourvus de liens entre eux arrachés au parcours du père ou de ces bribes de souvenirs surgissant soudain de manière irrationnelle. Et, naviguant dans un va-et-vient entre retour en arrière et anticipation au hasard de l'enquête et de ces réminiscences, la narration procède selon la stratégie de la martingale, jeu de hasard où l'on avance en redoublant toujours la mise perdue dans le coup précédent (6).

Impossible pour l'auteure de retracer la totalité concrète de l'histoire de son père, cette dernière s'avérant un puzzle plein de trous, inachevable. Elle réussit néanmoins à mettre en images les paroles lues et entendues à son sujet, à visualiser les scènes et les lieux dans lesquelles elles se déroulent et à ressusciter les sentiments, imaginant diverses possibilités à défaut de pouvoir approcher la vérité : «peut-être se sentait-il perdu et sans défense, ou éprouvait-il la sensation électrisante d'un nouveau départ, ou tout ceci ensemble lui courait-il dans le corps, ou peut-être était-il seulement épuisé par le voyage»...

Sa belle écriture associe harmonieusement deux veines différentes, l'une précise et documentaire et l'autre poétique, métaphorique, avec un art très évocateur de la description. Se saisissant des paysages actuels Marta Barone cultive habilement le flou, les dédoublements et les reflets, brisant l'image figée de ces lieux habituels n'ayant pas gardé trace du passé. Elle revoit ainsi sa ville natale de Turin avec d'autres yeux, comme cette place Arbarello, emplacement de sa vie prenant soudain une autre signification. Et elle fait preuve de finesse dans ses observations et ses réflexions, comme d'une grande fluidité dans son style, recourant beaucoup aux "et" et aux points-virgules qui relient les idées et donnent du rythme à la phrase sans la couper.

 

Un étrange mimétisme, une certaine confusion, s'établit par ailleurs entre l'enquête qu'elle mène et le roman qu'elle écrit. Dès le deuxième et court chapitre de la première partie, le sujet de ce roman semble ainsi s'imposer de manière prémonitoire, bien avant qu'elle n'envisage d'écrire un livre sur son père, son incipit se profilant de manière incongrue, un peu comme dans un rêve (7). Et au cinquième chapitre, l'histoire véridique de la protagoniste-narratrice se déroule selon la stratégie dramatique dite du "fusil de Tchekhov" (8). Soulignant un détail capital négligé à l'été 2013 qui ne révèlera son importance qu'en décembre, l'auteure montre bien ainsi que nous sommes dans un roman, s'y adressant au lecteur féru de technique narrative qui sans doute a remarqué «le fusil accroché à la paroi dans le premier acte du drame» alors qu'elle, au contraire, ne l'a pas vu, «ignorant le simple fait qu'il puisse y avoir un fusil quelque part». Un fusil qui soudain va lui «exploser à la figure», bouleversant sa vie. Et par la suite elle entretiendra habilement le suspense au cours du livre en évoquant brièvement nombre de faits qui ne seront développés et ne révèleront leur importance que bien plus tard, comme notamment ces «mariages communistes» et les événements de la via degli Artisti...

 

Cette histoire qu'elle aurait aimé que son père lui raconte est ainsi devenue la matière de son roman, Marta Barone étant bien consciente que «ce livre n'existe que parce que l'homme n'est plus». Un livre instructif et émouvant empli de mélancolie, de cette nostalgie de ce qui aurait pu advenir mais n'est jamais advenu.

 

5) Les récits des nombreuses personnes ayant connu ou croisé L.B. comme les articles et documents divers racontant quelque chose de lui

6) Ce qui donne sens à cette étrange définition de la martingale que l'auteure a placée en exergue de son roman

7) Cf deuxième extrait

8) https://fr.wikipedia.org/wiki/Fusil_de_Tchekhov

 

 

 

 

 

 

 

 

Città sommersa, Marta Barone, Bompiani, janvier 2020, 300 p.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Cité engloutie, traduit de l'italien par Nathalie Bauer, Grasset, mars 2022, 384 p.

Les citations dans l'article ont été traduites (littéralement) par mes soins et ne correspondent aucunement à la version française du livre que je n'ai pas lue

 

A propos de l'auteure :

Marta Barone, née à Turin en 1987, est traductrice, éditrice et autrice de trois livres pour la jeunesse. Avec Cité engloutie, son premier livre pour adultes, elle s'est imposée en Italie comme l'une des voix les plus prometteuses de sa génération.

 

EXTRAITS :

I

La prima Kitez

p.20

Il ragazzo corre nella notte. Corre attraverso la città, corre nella città senza fine. Domani compirà ventotto anni, è in pigiama, ha i piedi scalzi, ed è tutto coperto di sangue non suo. E la notte di Natale. La città dorme sotto la pioggia, ignara, immemore, le serrande abbassate e le imposte chiuse. Tutto è impossibile.

«Forse mi ha preso l'aorta, muoio,» gli ha detto. «Vai a cercare aiuto.»

Il ragazzo corre.

Le maschere di prima sono cadute, le maschere nuove verranno. Per adesso il tempo, e lui, sono sospesi. Ciò che era prima di questa notte – in sgretolamento. E spoglio, spaventosamente libero, di una libertà feroce, inconsulta e non richiesta. E spaventosamente innocente. Il sangue, il sangue, il sangue. L'unica cosa autentica che irradia la notte è il sangue.

(...)

 

p.126/7

(…)

Fu più o meno in quel periodo, in un momento imprecisato dell'estate o dell'autunno, che L.B. arrivò a Torino. Poteva aver preso un treno notturno, di quelli chi partivano da Roma a notte tarda e arrivano alla stazione di Porta Nuova all'alba ; e allora forse aveva visto dal finestrino la campagna piemontese, dapprima collinosa e ondulata e poi piatta nell'ora perlacea che precede il sorgere del sole, e le distese verdeargento umide di rugiada in cui ogni tanto sputava un casolare o un filare di pioppi, e il paesaggio era vuoto di uomini e il cielo immenso e ancora pallido si apriva chiaro e lento come un sipario sopra le montagne sullo sfondo. Oppure aveva preso il treno di giorno, ed era arrivato al crepusculo, e su quegli stessi prati e campi e colline aveva visto posarci la luce gialla e magenta e poi azzurro denso della sera, e dall'erba alzarsi brevi banchi di nebbia, e magari una figura umana su un sentiero, un cane che gli correva avanti. Mi chiedevo cosa potesse aver provato quando il treno era entrato in stazione, quale fosse stato il suo primo sguardo sugli edifici estranei, nella mattina o nella sera fuligginosa, sulla piazza semicircolare di fronte alla stazione con il giardino in mezzo, sulle longhe strade diritte e sulle arcate che io conoscevo a memoria. (...)

 

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