L'enfant dans le taxi, de Sylvain Prudhomme

Publié le par Emmanuelle Caminade

 

J'ai lu avec bonheur l'essentiel de l'oeuvre fictionnelle de Sylvain Prudhomme, aussi ne m'attendais-je pas à être ainsi déçue par son dernier roman L'enfant dans le taxi.

D'inspiration autobiographique, il s'insère pourtant dans la continuité du magnifique Là avait dit Bahi (L'Arbalète, 2012) où, dans le souffle d'une unique phrase, l'auteur partait en Algérie sur les traces de son grand-père viticulteur, son ancien ouvrier et complice évoquant ses souvenirs d'avant l'indépendance et la figure haute en couleur de son patron. Et ce n'est qu'après la mort du patriarche qu'il découvrit ce lourd secret si longtemps occulté par sa famille méditerranéenne : l'existence d'un fils bâtard abandonné fruit de ses amours avec une jeune Allemande (1), à l'époque où il était soldat d'occupation au bord du lac de Constance. Une révélation qui initia ce nouveau roman.

L'enfant dans le taxi s'inscrit de plus pleinement dans la thématique creusée par Par les routes (L'Arbalète, 2019) dans lequel l'auteur s'interrogeait avec mélancolie sur la vie, sur le temps et les amours qui passent, via un héros autostoppeur traversant la crise de la quarantaine. Et il s'y émerveillait déjà de cet élan qui pousse toujours l'homme vers l'avant : un thème majeur de son œuvre repris également dans les très courtes histoires composant son recueil Les orages (L'Arbalète 2021) dont la vie ordinaire des héros reprenait son cours après des bouleversements intimes, le ciel s'essuyant toujours après l'orage.

 

Imaginer, faire revivre ce qui fut et n'a pas été raconté par ceux qui l'ont vécu pour que cela ne tombe pas dans l'oubli est l'un des pouvoirs de la fiction, et c'est ce que commence à faire Sylvain Prudhomme de manière convaincante dans une sorte de prologue mettant en scène à la troisième personne l'histoire débutante des amours de l'Allemande avec Luciano Malusci. Malheureusement il s'interrompt très vite, déplaçant le curseur de son récit pour privilégier le point de vue du petit-fils écrivain. Un héros-narrateur peinant à survivre à sa récente séparation à l'amiable d'avec sa compagne, après vingt ans de vie commune heureuse et alors qu'ils ont encore deux garçons à élever. Un héros qui voit dans cet «esseulé majuscule» un écho bouleversant à sa propre solitude et à son sentiment d'abandon.

Peut-être, ce fils rejeté étant encore en vie, l'auteur ne s'est-il pas autorisé à continuer de réinventer cette histoire et a-t-il voulu établir avec elle une certaine distance mais, celle-ci n'étant pas unique («400 000 enfants allemands [sont] nés de soldats alliés»), il aurait pu la transposer suffisamment pour qu'elle ne lèse l'intimité de personne.

Bien que le prénom de M. soit connu de son héros dès le départ, l'auteur préfère ainsi nommer de sa seule initiale ce fils abandonné qu'il ne connaît pas et il tient à montrer que l'oncle par alliance lui ayant révélé le secret est une invention romanesque : «appelons-le Franz». Soucieux d'établir également une distance avec sa vie privée, il nomme Simon son double romanesque et A. la compagne s'effaçant de sa vie, ne nous disant quasiment rien d'elle. Tandis que ses parents sont désignés sous le terme générique «le père» et «la mère»...

 

1) Bahi évoquait  déjà dans ce roman, durant 2 pages et demie, cette jeune Suissesse (et non Allemande) inoubliable du Lac de Constance dont Malusci lui parlait avec enthousiasme


 

https://www.senscritique.com/film/Les_enfants_de_la_honte/22826678

 

Pourquoi L'enfant dans le taxi, malgré la fluidité si caractéristique du style de Sylvain Prudhomme (2) et sa maîtrise habituelle de la valeur des temps du récit comme d'une construction signifiante, ne m'a-t-il pas emportée ? Pourquoi ce roman m'est-il apparu bancal, parfois lourd et souvent insipide et ennuyeux ?

Cela tient largement à mon sens aux partis-pris narratifs de l'auteur qui, comme dans Les Orages, se focalise sur son héros en crise. Un héros pour lequel retrouver et rencontrer le fils de Malusci devient une obsession : «un os à ronger» pour aller de l'avant et faire le deuil de sa propre histoire. L'enquête qu'il mène pour trouver le nom et l'adresse de M. et lui rendre visite devient ainsi le moteur de l'intrigue. Un moteur défaillant car cette enquête s'avère totalement inutile !

Sylvain Prudhomme commence par déployer une fausse piste peu cohérente. L'oncle Franz, qui avait appris à Simon le prénom de ce fils bâtard et la petite ville allemande où il habitait, lui avait en effet immédiatement proposé de lui fournir «l'adresse exacte» (et donc également le nom de M. qu'il connaissait) : «Je te retrouverai l'adresse exacte mais c'est très facile, une petite rue sur la droite quand tu arrives dans la ville, tu verras il n'y a qu'à tourner au feu.» Il aurait donc suffi au héros de le relancer, et toutes ses «circonvolutions», ses recherches sur internet déclinées en temps réel et sa vaine expédition au domicile présumé de M. retracée dans les moindres détails, n'ont ainsi aucune logique, faisant d'emblée sonner faux le récit. On ne leur voit malheureusement pas d'autre intérêt que d'étoffer artificiellement un roman qui manque sérieusement de matière et de chair, l'auteur ayant renoncé à sonder les raisons de l'abandon de son fils par Malusci, comme à imaginer la manière dont cet enfant y a survécu et a construit sa vie, tout en ne jugeant pas bon non plus d'approfondir les motifs de l'abandon de Simon par sa compagne.

Beaucoup d'épisodes de plus ne semblent pas vraisemblables. A commencer par les menaces de la grand-mère pour empêcher son petit-fils de rechercher M. : «Si tu t'obstines je te bannis Simon c'est compris». Imma a beau avoir quatre-vingt-quinze ans, ses propos ne relèvent aucunement de son époque, prenant de ce fait pour le lecteur une dimension comique non voulue, mais laissant Simon «aussi impressionné que perplexe». Et ce voyage du héros en Allemagne avec ses deux fils, façon "le club des cinq (des trois) et le mystère de M.", s'avère peu crédible ...

On a sans cesse une impression de remplissage, l'auteur délayant son récit en y ajoutant moult épisodes insignifiants ou sans grand rapport avec son sujet, s'appesantissant notamment sur les relations du héros avec ses enfants - auxquels, dans sa solitude, il se raccroche - et ne nous épargnant aucun de leurs jeux (2 pages par exemple pour décrire leur partie de poker !), aucune de leurs activités communes. Sans compter le repas chez les parents et la fête de famille annuelle inévitable (décrits par le menu) qu'il faut endurer dans leur banalité...

Et le récit, dont on voit toutes les ficelles, s'avère très démonstratif. La jeune Suissesse dont parlait Bahi est ici devenue allemande, ce qui accentue l'interdit balayé par la force du désir, l'auteur mettant également l'accent sur le contraste entre le froid nordique et la chaleur méditerranéenne. Et l'oncle Franz se révèle lui aussi (étrange coïncidence !) un enfant bâtard né des amours d'une Allemande et d'un soldat allié néo-zélandais. Quant à Louis, le grand-oncle également disposé à parler de M., il est issu de la prestigieuse lignée d'un bâtard au destin heureux : CQFD !

2) Fluidité entretenue notamment par la suppression des tirets ou guillemets du discours direct, par celle des points d'interrogation ou d'exclamation et par l'économie des virgules. Tandis que certaines très longues phrases, supprimant le heurt des majuscules et jouant de longues parenthèses et des retours à la ligne, occupent plusieurs pages, à l'instar de ce qu'il avait fait, à l'échelle du roman tout entier, dans Là avait dit Bahi

Winter am Bodensee

 

On n'arrive pas par ailleurs à vraiment s'intéresser aux propos introspectifs de ce héros-narrateur falot qui s'attache à se convaincre que lui et A. se sont séparés d'un commun accord, tout en laissant subrepticement échapper qu'il a été quitté, abandonné. Et cette prétendue liberté retrouvée, cette plus grande intensité de la vie s'offrant désormais à lui dont il cherche à s'enthousiasmer font sourire. De quelle liberté jouit-il en effet avec ses deux enfants à charge en garde alternée ! Ressassant surtout des généralités comme une leçon bien apprise, notre héros s'émerveille à la pensée qu'il peut partir tous les quinze jours s'il le veut, et il passe une soirée à boire et jouir d'une aventure sans lendemain lors d'un festival littéraire : rien de très exaltant pourtant pour un homme de son âge !

«Je voudrais vivre dans un monde où les choses puissent se dire en face, la vérité s'affronter», déclare Simon dans le dernier chapitre, ce velléitaire se leurrant sur son propre compte en semblant bien loin...

 

"La vie qui passe. Le temps qui s'en va. C'est tout simple, il n'y a jamais rien de spectaculaire. Simplement les hommes et les femmes qui naissent, grandissent, désirent, deviennent adultes, aiment, n'aiment plus, renoncent à leurs rêves ou au contraire s'y accrochent, vieillissent. S'en vont peu à peu, remplacés par d'autres", affirmait dans Par les routes l'alter ego de Sylvain Prudhomme, un auteur dont la mélancolie est transcendée par sa foi en la force de résilience de la vie.

Et ce roman se déroulant de juillet à la fin juin de l'année suivante souligne ainsi ce temps qui passe presque insensiblement d'une année à l'autre, avec de petites remarques sur le vieillissement disséminées tout du long. Narré au présent dans son prologue, puis très vite au passé composé, le temps de l'accompli, L'enfant dans le taxi embrasse ainsi la vie comme une succession de moments écoulés qui dessinent une ligne horizontale défilant à la vitesse du temps.

Quant à cette résilience, cette renaissance après les épreuves vécues, elle s'inscrit jusque dans la construction du livre. Au premier chapitre nous présentant la famille au complet au retour du cimetière répond ainsi le dix-septième faisant résonner Morgen (Demain), le lied de Richard Strauss (3) empli de la certitude que "demain le soleil brillera de nouveau". Et c'est en reprenant un vivifiant présent que le dernier chapitre offre une conclusion ouverte.

3) sur un poème de John Henry Mackay

 

 

 

 

 

 

 

 

 

© photo : Mathieu Zazzo

L'enfant dans le taxi, Sylvain Prudhomme, éditions de Minuit,  août 2023, 220 p.

 

A propos de l'auteur :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Sylvain_Prudhomme

http://l-or-des-livres-blog-de-critique-litteraire.over-blog.com/prudhomme-sylvain.html

 

EXTRAIT :

On peut feuilleter un extrait sur le site de l'éditeur (p.9/21): ici

 

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Publié dans Autobiographie, Fiction

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R
J'ai été séduit moi aussi t par la scène inaugurale. Malheureusement ça s'est arrêté là.
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