MURmur, de Caroline Deyns

Publié le par Emmanuelle Caminade

MURmur, de Caroline Deyns

 

S'engageant aux côtés des femmes et partageant leurs luttes passées et à venir, Caroline Deyns nous offre pour cette rentrée littéraire un roman atypique aussi explosif qu'empathique d'une inventivité formelle et stylistique percutante.

L'auteure appartient à la génération postérieure à la grande épopée féministe du début des années 1970 qui, du Manifeste des 343 (1) au marquant discours de Simone Veil à l'Assemblée nationale en passant par le procès de Bobigny dont le rôle fut décisif, aboutira au vote de la loi du 17 janvier 1975 dépénalisant l'avortement et autorisant l'IVG pour toutes (2). Et elle tient à rappeler ce combat ayant permis aux femmes d'arracher aux législateurs la reconnaissance de leur droit de disposer de leur corps et «de choisir ce qui peut en éclore».

MURmur est ainsi un roman centré sur le corps des femmes et sur le vent forcissant de leur révolte collective, seule à même de les extraire de la noirceur de leur condition - ce que souligne pertinemment la couverture (3).

 

1) Pétition signée de 343 femmes déclarant avoir avorté, parue dans Le Nouvel Observateur du 5 avril 1971 et souvent appelée "Manifeste des 343 Salopes" en référence à la Une qu'en fit Charlie Hebdo

2) Dans un délai de 10 semaines de grossesse qui passera à 14 semaines en 2001

3) Au-delà du critère esthétique, la conception graphique de la couverture réalisée par Hugues Vollant se centre sur une photographie de nu signifiante (Blanc plié, de Natacha Nikouline) et joue habilement de la symbolique du rouge et du noir, épousant ainsi parfaitement les enjeux du texte

 

 

Hommage reconnaissant d'une femme à celles l'ayant précédée qui, des plus humbles aux plus célèbres, ont rendu possible cette avancée réparant des siècles et des décennies d'injustice (4), MURmur est aussi un appel à la vigilance car, malgré l'évolution des mœurs, une loi peut toujours être abrogée (5), ainsi qu'à la solidarité universelle. La lutte n'est en effet pas terminée et nombreuses sont les régions du monde où le sort des femmes en ce domaine reste peu enviable, à commencer par ce petit état catholique du Salvador (6) où toute interruption de grossesse (de l'avortement à la fausse couche) fait encourir à ces dernières jusqu'à cinquante ans de prison pour homicide aggravé !
C'est un appel «pour continuer. Ensemble. A déMURer. DéMURmurer.»

Ce roman d'une grande qualité littéraire est de plus une célébration, une exaltation du pouvoir des mots à «ébruiter» le murmure des résistances clandestines et à dynamiter les murs qui enferment. Et, au-delà du jeu de mots, son titre nous permet, jouant également sur la taille des caractères, de visualiser l'écho émancipateur de l'écriture, de cette «éCRIture» rendant audible et propageant le cri étouffé des femmes : «éCRIre. Rendre aux voix basses leur poids d'encre.»

 

4) L'interdiction de l'avortement inscrite dans l'article 317 du code pénal (trouvant son origine dans le Code Napoléon de 1810) punissait de peines de prison et d'amende le fait de subir, de pratiquer ou d'aider un avortement. Et la répression de l’avortement fut ponctuellement accrue à plusieurs périodes : en 1920 dans le contexte de la politique nataliste d'après guerre et en 1942, sous le régime de Vichy, où avorter devint passible de la peine de mort : ici

5) La Cour suprême des Etats-Unis a abrogé le droit constitutionnel à l'avortement en juin 2022, laissant les Etats libres de légiférer. Plusieurs États ont ainsi entièrement supprimé le droit à l'avortement, sans même d'exceptions pour les femmes victimes de viol ou d'inceste

6) Cf : ici

 

MURmur est composé de deux récits imbriqués de genre différent, le plus court enchâssant le plus long et refermant sa dernière page sur cette précieuse «histoire effacée» qu'il convient de remémorer pour que «toutes les captives, les muselées et les ignorantes, puissent enfin entendre». Et Caroline Deyns y utilise toutes les ressources rythmiques et sonores, typographiques, lexicales et syntaxiques pour traduire au plus près le ressenti de ses héroïnes.

Dans le récit-cadre uniquement constitué de proses poétiques en calligramme, l'auteure use de l'espace de la page comme d'une scène, s'attaquant avec virulence à l'enfermement du corps des femmes et répandant «les échos d'une révolte qui n'en finit plus». Un récit s'ouvrant sur un poème labourant le champ lexical de l'enfermement : une déflagration se répercutant grâce au jeu sur les sonorités, à la scansion de la ponctuation et à l'élan des reprises : 

J'écris de chez les emmurées,

les  parquées, les  claustrées,

les  assignées, les  internées,

les  cadenassées, les séques-

trées,les incarcérées.De chez

les captives  et  les  recluses.

D' ici.  De  derrière  les  ver-

rous  et  après l'écrou. De la

geôle qu'est mon corps.Et de

la  prison où  on  l'a enfermé.

 

«J'écris»: dans un présent atemporel (que vient souligner la non-numérotation des pages), ce récit à la première personne donne voix à une femme non nommée (car ce pourrait être n'importe quelle femme) dont la souffrance et la colère, d'abord solitaires et muettes, se feront solidaires de la résistance de toutes les femmes incarcérées. Sa «voix de souterrain», «familière d'avoir été si longtemps hébergée» va en effet jaillir dans l'écriture.

Dans cette dystopie poétique que l'on devine s'appuyer sur l'actualité salvadorienne, Caroline Deyns, avec une fantaisie orwellienne pas si délirante évoquant parfois la situation des femmes roumaines sous la dictature Ceaucescu (7), imagine et décrit l'enfer d'une jeune femme condamnée à la prison pour avoir fait une fausse couche, que l'on a affublée d'un uniforme distinctif rose fuchsia pourvu d'une grande poche ventrale vide. Retraçant l'histoire de son héroïne narratrice, elle dénonce l'aberration de cette condamnation et exprime avec force l'humiliation d'un corps sous surveillance dépourvu de la plus élémentaire intimité  («sous surveillance, mon corps et tout ce qui en sort»). Et elle exalte la révolte de cette femme qui, du trou où on isole les insoumises, «les terroristes», va «(Ac)Coucher sur papier le récit d'un combat d'autrefois tu», s'engageant avec force dans la lutte collective  : «Hier, la sanction a pris fin, les portes rouvertes. Je me suis précipitée. Dissimulant dans ma poche ventrale mes pages de cahier arrachées pour les suspendre partout où je pouvais, comme mes sœurs fuchsia l'avaient fait avant moi, afin que chacune puisse s'en emparer.»

Tout comme Perrine Le Querrec (8) dont elle partage l'engagement, Caroline Deyns se projette ainsi dans l'autre, inventant une langue pour son héroïne et transférant la chair du monde sur le papier. Et elle mène ainsi, avec beaucoup d'empathie, un combat poétique et politique.

7) Dans sa folle politique nataliste, L'Etat s'était approprié le corps des femmes, le fœtus dans leur ventre étant devenu sa propriété ; et les femmes, muées en suspectes potentielles, étaient même soumises à un contrôle gynécologique en entreprise  : une situation magnifiquement décrite par Corina Sabău dans son roman Et on entendait les grillons

8) Perrine Le Querrec inventa ainsi une langue pour une jeune-fille victime d'une tournante (Le prénom a été modifié), pour des femmes victimes de violences conjugales physiques ou/et mentales (Rouge Pute, Les alouettes) ou enfermées (Les trois maisons)...

 

 

Avec le recul du passé et de la troisième personne, le récit enchâssé (intitulé "Pièces") revisite, lui, de manière romanesque la grande épopée féministe des années 1970 en n'en respectant pas forcément l'ordre chronologique des étapes. Caroline Deyns s'y attache surtout au procès de Bobigny (dont elle donne beaucoup d'indices) où Gisèle Halimi, soutenue par la mobilisation des medias et le mouvement de la rue, avait obtenu la relaxe d'une jeune mineure de milieu pauvre ayant avorté à seize ans suite au viol d'un lycéen, ainsi que de sa mère et des trois autres femmes ayant facilité ou pratiqué l'avortement.

S'appuyant sur les faits - et notamment sur les paroles effectivement prononcées (9) - et se plaçant du point de vue de la défense des inculpées via son narrateur omniscient, elle imagine aussi tout ce qui n'a pas été dit, apportant des pièces supplémentaires permettant d'emporter la conviction. Remontant en amont, elle s'attarde ainsi sur le traumatisme du viol vécu par sa jeune héroïne, sur son angoisse et son désespoir quand elle s'aperçoit qu'elle est enceinte et sur le calvaire de son avortement, mais aussi sur la difficile vie de sa mère ayant tout fait pour l'aider et sur les motivations des femmes qu'elle a dû contacter...

Et elle ajoute ainsi à cette histoire toute sa dimension psychologique et sociale.

 

«Yeux crevés, c'est ce qu'il avait dit, lui avait promis, Si tu parles je te crève les yeux !» D'emblée l'incipit de ce second récit nous percute, et Caroline Deyns n'y cède rien de son inventivité formelle et langagière. Habilement elle ne mentionne pas l'identité des acteurs de cette geste héroïque qu'elle désigne par des termes génériques archétypaux ("GrandeEnfant", "Garçon", "Mère", "Faiseuse", "MaîtreAvocate"...) car, appartenant désormais à la légende, leur histoire prend une portée universelle. Dans ce drame féminin qui se double d'un drame social, elle adapte de plus sa langue à ses personnages, la rendant plus populaire et parfois enfantine quand la narration se place du point vue de GrandeEnfant. Et la dizaine de pages initiales, construites comme un scénario cinématographique (10) et filant la métaphore du cinéma pour insister sur les images de ce viol hantant à jamais son héroïne, s'avère notamment d'une très grande puissance littéraire :

«Il lui avait laissé ses yeux, et leurs images dedans. Ouverts, fermés, elles s'accrochaient, s'enrochaient à même la rétine. Les vaches ! Le pire, c'était quand la nuit tombait pareil à un noir de cinéma. L'ouvreuse n'avait même pas besoin de la guider jusqu'à sa place, ni de venir lui proposer des friandises à l'entracte : le film jamais ne s'arrêtait, et les bonbecs, elle en avait déjà toute une cargaison qu'elle boulottait sous sa couette en mâchant le plus lentement, le plus discrètement possible, pour que ses sœurs endormies avec qui elle partageait la chambre ne l'entendent pas. Elle finissait par s'assoupir, les dents givrées de sucre et la nausée au bord des lèvres. Arrêt sur image. Pause. Jusqu'au prochain réveil en sursaut, en sueur. Reprise.» (p.66)


Après le beau succès de Trencadis (Quidam, 2020) (qui reparaît en poche dans la collection "Les Nomades") où elle utilisait déjà avec brio toutes les ressources de l'écriture, Caroline Deyns confirme ainsi avec MURmur son immense talent.

 

9) L'auteure avait notamment à sa disposition, outre les journaux de l'époque, les débats des procès dont l'interdiction de publication n'avait pas été respectée, un livre du mouvement Choisir préfacé par Simone de Beauvoir (Avortement. Une loi en procès. L'affaire de Bobigny) étant rapidement sorti en poche chez Gallimard

10) Scénario divisé en six prises de vue, de "SEQ1 - INT JOUR Salle de bains" à "SEQ6 - EXT JOUR (enfilade de rues)"
 

 

 

 

 

MURmur, Caroline Deyns, Quidam éditeur, 22 août 2023, 172 p.


A propos de l'auteure :

Originaire de Valenciennes, Caroline Deyns vit et travaille à Besançon. D’un style inventif, fait de phrases courtes, percutantes d’où rugit la poésie d’une langue révoltée, son travail d’écriture est surtout reconnu depuis la publication et le succès (15000 exemplaires) de Trencadis (Quidam, 2020), un roman sur Niki de Saint Phalle, puissant, féministe et iconoclaste, à reparaître dans la collection poche Les Nomades. Elle est par ailleurs l’auteure aux éditions Philippe Rey de Tour de plume (2011) et de Perdu, le jour où nous n’avons pas dansé (2015). (Quidam éditeur)

 

EXTRAIT :

On peut feuilleter les premières pages : ici

 

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Publié dans Fiction, Histoire

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