Les trois maisons, de Perrine Le Querrec

Publié le par Emmanuelle Caminade

Les trois maisons, de Perrine Le Querrec

Jeanne l'Etang, deuxième roman de Perrine Le Querrec (Bruit blanc, 2013) depuis longtemps épuisé, vient d'être republié par une maison d'édition vaudoise sous le titre Les trois maisons, dans une nouvelle version remaniée par l'auteure et enrichie d'un important apport documentaire iconographique (1).

L'auteure, que l'on connaît avant tout comme poète (2), exerce le métier de "recherchiste", fréquentant assidûment les archives. Ce sont ainsi ses longues recherches pour une série télévisée sur les bordels du XIXème siècle ainsi que sur la vie quotidienne à l'hospice de la Salpêtrière (3) qui lui donnèrent l'idée de ce roman : deux institutions emprisonnant les femmes, unies par une similitude de langage.

 

Très fortement et précisément inséré dans son contexte historique et imprégné de l'atmosphère d'une époque minutieusement reconstituée, Les trois maisons explore ainsi l'enfermement de toutes ces femmes rejetées par leur famille et mises à l'écart par la société dans le Paris de la deuxième moitié du XIXème siècle. Une période de grands bouleversements des arts et des sciences, marquée notamment par les figures de Degas et de Charcot où, après la guerre de 1870 et les grands travaux d'urbanisme de Hausmann, toutes ces populations marginales vont encore être fragilisées. Sous le brutal rouleau compresseur hygiéniste, avec la «gestion étatique des corps» et les «classifications de tous ordres qui se mettent en place», Paris en effet «détruit ses taudis et se reconstruit dans un vocabulaire brutal».

C'est une plongée dans la folie d'un monde excluant, enfermant et étiquetant toutes les femmes indésirables : «la sourde invasion des folles au milieu de la déraison du monde».

1) Enrichi d'une bonne cinquantaine d'illustrations d'époque en noir et blanc et en couleur : photos, reproductions de tableaux, gravures,  plans ...

2) http://l-or-des-livres-blog-de-critique-litteraire.over-blog.com/2020/03/le-querrec-perrine.html

3) L'hospice regroupait à l'époque non seulement les folles à proprement parler, mais les orphelines et les enfants abandonnées, les indigentes et les idiotes, vieillardes, infirmes ou malades...

Travaux  de la percée hausmannienne

Sur cette terrible réalité, Perrine Le Querrec bâtit une fiction tout à fait originale pour sortir de l'oubli toutes ces femmes muselées, exploitées et manipulées comme de simples objets d'expériences ou de plaisir. Elle imagine ainsi la vie d'un personnage mutique, Jeanne l'Etang, «mille-feuilles de mille femmes» concentrant symboliquement leurs destins. Une enfant puis une femme s'échappant dans le silence abritant ses rêves et brodant ses mots de fils colorés : «La marque de Jeanne, c'est le silence. C'est lui qui a sculpté son corps son esprit, sa langue. C'est lui qui pousse l'aiguille dans le tissu, tire le fil et dessine les broderies».

Et, en se projetant dans le corps et l'esprit de son héroïne, dans sa façon de ressentir et de se représenter les mondes clos dans lesquels elle évolue, mais aussi dans le regard que portent l'autre et la société sur elle (4), elle invente une langue poétique puissante donnant voix à toutes celles que personne n'a voulu entendre.

4) La narration à la troisième personne (avec quelques rares exception à la seconde personne où elle s'adresse a l'héroïne) permettant d'appréhender Jeanne tant de l'intérieur que de l'extérieur

 

Corps nu, Edgard Degas, monotype

Toute l'écriture de l'auteure, profondément empathique et politique, s'intéresse à ceux qu'on ne voit pas ou dont on se détourne, aux simples et aux vulnérables enfermés dans leur terrifiante solitude (5). A ceux qui n'ont pas de mots pour dire leur souffrance. Une écriture compatissante qui vise à reconstruire leur univers, à élever des architectures de mots pour briser "l'horrible silence du réel" (6).

Perrine Le Querrec déploie ainsi une prose poétique morcelée riche de phrases nominales et à la ponctuation ou la syntaxe souvent surprenantes, qui joue des retours à la ligne et de la mise en page comme de la typographie, tandis que de nombreuses illustrations d'époque viennent appuyer son texte. Une prose tant visuelle que sonore, rythmée par des énumérations et des répétitions, et comportant de nombreuses ruptures de cadence.

Dans une construction circulaire habile, nous suivons en quatre parties le parcours enclos de Jeanne qui, d'une maison, d'une prison à l'autre, mettra près de quarante ans pour enfin naître au monde. Et l'auteure, avec beaucoup d'à propos, scande ces parties de différents abécédaires reflétant l'enfermement langagier de ces mondes (7). Des abécédaires spécialisés, techniques, incapables de dire le monde dans son ensemble, et dont son héroïne n'aura plus besoin dans la cinquième et ultime partie quand elle commencera à déchiffrer ce dernier.

5) Et ses livres postérieurs l'ont confirmé

6) Cf Vers Valparaiso 

7) Sur le modèle de l'abécédaire scolaire de sa mère, aussi fascinant qu'incompréhensible, Jeanne composera ainsi quatre abécédaires, reflets des quatre mondes dans lesquels elle est successivement enfermée

Seule, Léon Spilliaert (1909)

Fille bâtarde de la jeune Dora qui dès sa naissance la cache dans une soupente de la maison maternelle, Jeanne, qui ne doit jamais crier ni parler, est condamnée à l'attente silencieuse et solitaire. Elle ne perçoit le monde extérieur que par les cris inquiétants qui en parviennent, ne communiquant avec sa mère qu'au travers de travaux d'aiguilles - le fil opérant symboliquement la liaison entre son monde intérieur et l'extérieur.

Très réussie, cette première partie intitulée "Maison mère" est vue étrangement à hauteur d'enfant, l'auteure nous plongeant d'emblée dans une sorte d'univers lilliputien proche du conte de fées. L'univers de l'héroïne s'y ordonne ainsi autour du «sein de Maman» : «Le sein de Maman est le point de départ et le point d'arrivée de chaque geste de Jeanne. Autour du sein, il y a Dora, il y a la chambre, encore plus loin il y a le grand dehors. Dans le sein de Maman, il y a l'univers de Jeanne, son suc et son sang, sa sève et son éternité.» Un univers semblant tenir «dans la poche» d'une mère apparaissant comme une géante se faufilant à quatre pattes dans la minuscule chambre de sa «poupée».

«Neuf mois de Maman, huit ans dans la pièce, et maintenant Jeanne est grande, Jeanne veut sortir» de cette maison, prolongation du ventre maternel. Mais, sans comprendre, elle sera brutalement arrachée à sa mère et embarquée vers un autre monde : celui du quartier des orphelines de la Salpêtrière.

 

La seconde partie, "Maison des folles", fourmillant de détails véridiques, a une teneur beaucoup plus réaliste et nous y collectons moult informations sur l'organisation de la vie quotidienne dans cette véritable «ville fortifiée» abritant près de quatre mille pensionnaires. Jeanne y restera huit ans avant de s'enfuir à seize ans pour se retrouver de nouveau enfermée, sans transition, dans une maison de haute tolérance.

 

Peinture de Toulouse Lautrec (1890)

 

Dans une troisième partie également très documentée, "Maison close", l'auteure prend la pertinente liberté d'introduire Edgard Degas qui, fasciné par son silence et captant ses gestes, ses mouvements, fera de Jeanne son «obsessionnel objet d'études». Mais à vingt-huit ans, ayant attrapé la syphilis, elle sera chassée et retournera à la Salpêtrière, cette fois au quartier des aliénées.

 

André Bouillet, Leçon clinique du mardi

 

Dans cette quatrième partie nous ramenant à la "Maison des folles", l'auteure fait judicieusement prendre en charge Jeanne par Charcot. Elle y éclaire ainsi les expériences de cette célébrité médicale internationale de l'époque pour laquelle «l'exercice clinique se passe en silence » dans «l'absolu langage des corps».

 

Ce n'est qu'à trente-huit ans que, naissant à la parole et au monde comme sujet, Jeanne retrouvera la "Maison mère" pour un nouveau départ (8) : une maison désormais ouverte où elle sera enfin «chez elle». Et l'on appréciera dans cette fin heureuse inattendue toute la dimension consolatrice de l'écriture de Perrine Le Querrec.

8)  On notera que, dans cette dernière partie n'excédant pas trois pages et ouvrant le récit plus qu'elle ne le ferme, l'auteure n'a pas mis de point final à sa dernière phrase

 

 

 

 

 

Les trois maisons, Perrine Le Querrec, Editions d'en bas, Mars 2021, 208 p.

 

A propos de l'auteure :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Perrine_Le_Querrec

 

EXTRAIT :

On peut feuilleter ICI les premières pages de Jeanne l'Etang (édition de 2013)

 

Publié dans Fiction, Poésie

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