Les Alouettes, de Perrine Le Querrec

Publié le par Emmanuelle Caminade

Les Alouettes, de Perrine Le Querrec

Ecrivaine engagée, Perrine Le Querrec mène "bec et ongle" (1), et avec beaucoup d'empathie, un combat poétique et politique contre le silence, se faisant la porte-parole de ceux qu'on ne voit pas. De ceux qui, enfermés dans leur solitude, n'ont pas les mots pour dire les violences subies. Et elle donne particulièrement voix aux femmes que nos institutions protègent si mal dans une société encore patriarcale.

Elle met ainsi en forme ces souffrances tues, redonnant leur dignité à ces victimes niées et leur construisant de livre en livre un abri : "Devant les violences et les mépris du monde, j'élève mes barricades de mots, je construis, de livre en livre, des abris." (Diacritik, entretien avec Véronique Bergen, 2019)

 

Si, archiviste de formation, son travail s'appuie souvent sur des témoignages documentaires (2) ou des archives historiques (3), il résulte aussi de rencontres : d'une écoute directe.

Rouge Pute (La Contre Allée, 2020) fut ainsi le fruit de sa rencontre, dans un foyer pour femmes battues, de neuf femmes qui lui confièrent leur vie. Et ce dernier recueil fut initié, au sein d'une association genevoise d'aide aux victimes de violences en couple (AVVEC), par celle de six femmes victimes de tortures psychologiques et/ou physiques : six "rescapées" ayant vécu un quotidien de peur, d'humiliations et de violences qui trouvèrent la force d'échapper à leur prison physique et mentale, et d'entreprendre de se reconstruire.

L'auteure s'est ainsi investie dans un travail patient et respectueux d'écoute, puis de restitution et de mise en forme poétique d'une parole longtemps confisquée.

 

1) Cf son pamphlet poétique Bec et ongles (Les Carnets du dessert de Lune, 2011) où elle nous livre sa colère

2) Elle inventa ainsi une langue pour une jeune fille victime d'une tournante, s'inspirant du procès de ses agresseurs, dans Le prénom a été modifié (Les doigts dans la prose, 2014) - un texte qui fut porté à la scène en 2019 par Antea Tomicic dans le cadre du Festival les Créatives

3) Dans son roman Jeanne L'étang (Bruit blanc, 2013), remanié sous le titre Les trois maisons (Editions d'en bas, 2021), elle explore ainsi l'enfermement des femmes rejetées par leur famille et mise à l'écart par la société à l'hospice de la Salpêtrière, dans le Paris de la deuxième moitié du XIXème

 

 

Le titre de ce nouvel ouvrage, Les Alouettes, s'avère très pertinemment choisi. Il nous renvoie en effet ostensiblement à la célèbre chanson répétitive et récapitulative québecoise appartenant désormais curieusement au répertoire traditionnel enfantin.

Anéantissement et confiscation de la parole, tel est ainsi le sort cruel de cette gentille alouette, animal innocent sans défense sur lequel on s'acharne dans LE DESENCHANTEMENT :

 

Alouette, je te plumerai

Alouette, gentille alouette

Je te plumerai la tête je te plumerai la tête

et la tête, et le bec, et le cou, et les ailes

Alouette, gentille alouette

        entièrement plumée

        ailes mutilées

        bec cloué

 

Un poème auquel font écho deux autres textes. On retrouve ainsi cette violente dépossession physique pièce à pièce dans EROSION :

(...)

Je lui donne encore un bras

                            mes yeux

                            une jambe

                            mon vagin

                            un poumon

                            mon tympan

(...)

Et cette déconstruction systématique, si bien rendue par la répétition d'une formule cumulant des verbes au même préfixe privatif dans DECONSTRUCTION :

 

Il me décervelle

Il me déstructure

Il me déteste

Il me détruit

(...)

 

Tout en dressant une sorte de PORTRAIT-ROBOT du pervers-narcissique les ayant séduites et détruites avant qu'elles ne s'enfuient et s'emploient à se reconstruire (peu aidées en cela par les instances judiciaires), ces textes poétiques font apparaître quatre étapes essentielles dans les parcours singuliers de ces femmes qui, se ressemblant beaucoup, touchent à l'universel :

 ET COMBIEN D'AUTRES COMME NOUS ?  

Comment tout d'abord ont-elles pu être piégées et tomber sous l'emprise de leur bourreau ? Ce dernier, d'une grande duplicité, ne leur a pas montré tout de suite sa part d'ombre et, confiantes, naïves, elles n'ont pas vu le danger, «un danger dissimulé sous tant de bonnes manières» (LA BONNE EDUCATION).

Elles sont «tombée[s] sous le charme - tombée[s] dans le panneau » (DANS LE PANNEAU).

Et une fois prise dans le reflet fallacieux du miroir, l'alouette se voit alors méthodiquement réduite à néant selon un même processus. Noyée sous les insultes et les coups répétés, humiliée, violée, isolée et surveillée, «bouclée dans un labyrinthe», elle «abdique» (LE LABYRINTHE), elle se soumet :

D'abord on renonce à s'opposer

Ensuite on renonce à parler

(BOOMERANG)

Silencieuse à force -

               de force

(LE LABYRINTHE )

Elle ne sait plus qui elle est, n'a plus d'existence propre :

Je n'arrive plus à respirer

Il ne me laisse pas respirer

        pas d'espace

        mon air c'est lui

         je ne peux respirer que lui

(LA FICELLE)

Et c'est alors «l'enterrement de [sa]vie» (LE MARIAGE).

Puis, sortant de sa résignation et de sa sidération, la victime trouve la force de fuir, souvent grâce à l'enfant :

L'été, Je vais tuer quelqu'un !

où il a menacé les enfants, cassé la porte

Cet été-là, je me suis sauvée

(LE DEPART)

Elle arrive alors à reprendre sa vie :

Avec 10-20ans de retard, je reprends ma vie

(ANEANTISSEMENT)

Mais le retour est lent car il est difficile de :

Reconquérir le terrain

                       sa propre vie

(CONQUETE)

Surtout quand au tribunal «les autorités minimisent»(p.63), quand on n'est jamais entendue par LES EXPERTS dont les soupçons vous blessent.

Une fois libérée de la peur, LA MUE peut néanmoins s'opérer, et elle arrive enfin à «dire NON» (BULLSHIT). A exister de nouveau.

 

 

Perrine Le Querrec opère une transmutation poétique de ces histoires qui lui ont été racontées, traduisant ces récits de violences et de souffrances dans une langue simple, expressive et percutante. Elle offre ainsi à ces femmes déstructurées et méprisées un espace propre où se faire entendre et comprendre : un espace réparateur où est reconnu ce qu'elles ont enduré. Un mur de mots leur permettant de se redresser, un rempart derrière lequel respirer.

Dans une langue se prêtant à la lecture à voix haute, à la déclamation, elle joue des rythmes et des sonorités, des ruptures et des contrastes, comme de l'élan cumulatif de la répétition, usant fortement de la ponctuation et surtout de son absence. Elle semble ainsi notamment agencer toute une représentation de la noyade : de l'engloutissement sous l'accumulation incessante des coups secs des insultes, comme sous ce flot compact de mots qui coupe le souffle :

Conne. Connasse. Cruche. Idiote. Nulle. Grosse. Moche. Bonne à rien.

La ponctuation ce sont les insultes.

Tu ne fais pas d'effort Bonne à rien Tu ne fais rien Conasse Tu ne me soutiens pas Cruche Tu n'es pas là pour moi Conne Tu ne sais vraiment rien Idiote Va te soigner Nulle Tu vois on arrive à parler Conne

 

Ca s'arrête quand ?

(LA FICELLE)

 

Ce qui frappe d'emblée dans ce recueil, c'est la mise en espace signifiante de ces poèmes et proses poétiques. L'auteure use en effet de la présentation typographique comme d'une scénographie venant illustrer et appuyer le propos.

Perrine le Querrec érige ainsi toute une architecture de mots dans un savant équilibre, ou plutôt déséquilibre, du texte et des blancs, des pleins et des vides : retours à la ligne et sauts de lignes, double justification à gauche et à droite, ou alignement sur la seule marge gauche et parfois sur la droite, sans compter les nombreux décalages. Elle fait même apparaître des formes : piliers ou colonnes se doublant ou s'affrontant, entonnoir se rétrécissant en vous avalant...

Et, matérialisant ce silence, cette inaudibilité des souffrances dans l'isolement et la solitude (et notamment ces cris qui s'élèvent en lettres capitales, striant le vide d'une page), elle semble introduire aussi parfois des pauses permettant aux victimes des respirations salvatrices.

 

 

Les Alouettes s'avère ainsi un très beau recueil poétique donnant à ces femmes la possibilité de "cracher à la gueule de la réalité" et de reconquérir leurs rêves, ce qui semble nous ramener à certaines injonctions de ce pamphlet poétique Bec et ongles (4) publié par l'auteure il y a plus de dix ans.

 

4)

"Allez, vas-y
Vis-le, ton rêve
Crache-le à la gueule de la réalité
Ouvre les bras, ouvre la bouche, ouvre
les yeux
Tu ne te noies pas : tu respires, peut-être pour la première fois. Ou la
Dernière.
Va arracher ton rêve aux angoisses du
Quotidien, à la misère qui recouvre tout
D’une poussière irritante, grise et acide.
"

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les Alouettes, Perrine Le Querrec, Editions d'en bas, mars 2022, 80 p.

 

A propos de l'auteure :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Perrine_Le_Querrec

http://l-or-des-livres-blog-de-critique-litteraire.over-blog.com/2020/03/le-querrec-perrine.html

 

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Publié dans Poésie, Recueil

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