Mississippi, de Sophie G. Lucas

Publié le par Emmanuelle Caminade

 

 

Mississippi (sous-titré La geste des ordinaires), ce tumultueux et foisonnant premier roman d'une magistrale écriture qui d'emblée nous emporte sur son fleuve allégorique, n'est pas l'oeuvre d'une débutante. Depuis 2005, Sophie G. Lucas a en effet publié nombre d'ouvrages divers s'inscrivant dans une veine poétique, sociale et documentaire et activant parfois un fil intime plus autobiographique.

Frottant son écriture poétique à la réalité, l'auteure accorde une place importante aux luttes collectives, mais elle aime aussi explorer l'inconnu en imaginant des histoires qui se font et se défont comme autant de vérités possibles. Et cette incursion romanesque lui offrant un champ plus large et un souffle plus long en s'étalant sur deux siècles traversés par la grande Histoire, ses guerres et ses insurrections, ses évolutions techniques, économiques et culturelles et ses mouvements sociaux, confine à la légende.

 

 

Mississippi, c'est un fleuve mythique mais aussi un arbre symbolique, comme le suggèrent à la fois la couverture et le tableau généalogique placé en exergue : un arbre debout (quoique en reflet inversé) déployant ses ramifications souterraines et une lignée familiale s'écoulant de manière horizontale et descendante avec ses adjonctions d'affluents.

Sophie G. Lucas a fixé la source de son roman à Ormoy, "village des ormes" situé sur la rive de la Saône, après que la Révolution a infusé, ayant appris «à ne plus rester homme penché, homme à genoux entre les vignes» et ayant amené «à désirer d'autres mondes» et «vouloir autre chose pour soi et ses enfants». Et Mississippi commence en ce début du XIXème siècle où le très réel Nicolas Lumière, vigneron marié à la sage-femme Louise, engendra deux obscures filles et un enfant tardif dont les inventions des deux fils Auguste et Louis (1) illustreront le nom.

Mais l'auteure a délaissé la glorieuse lignée patronymique issue de ce Claude-Antoine devenu peintre d'enseignes puis photographe qui incarne «le tournant du destin familial et d'une époque». Préférant se situer à la marge, elle a en effet privilégié celle de sa soeur Françoise non transmettrice de ce nom (qu'elle n'a même jamais dû savoir écrire correctement) et que les registres d'état-civil mentionnent avoir épousé un certain Alexis Lansard en 1839. Car ce qui l'intéresse, ce sont surtout ces «corps taillés dans la pauvreté et le labeur» que le sort n'a pas distingués, la manière dont ils bougent et épousent le paysage et leur époque ainsi que les rêves qui les animent : c'est «la geste des ordinaires», de ceux qu'on ne voit pas, dont on ne se souvient pas. L'odyssée des sans nom pris dans le flot de la vie et de la mort et d'une Histoire tourmentée.

 

S'appuyant sur des archives textuelles et iconographiques ainsi que sur son imagination nourrie de ses lectures et parfois de sa biographie personnelle, et greffant sur cet Alexis vigneron puis garde-barrière mort en 1864 dans les Vosges un Impatient fictif (2), elle s'attache alors à suivre une descendance essentiellement féminine aux paternités souvent inconnues, brossant une galerie de portraits, de «vies bout à bout» qui se rompent et renaissent ailleurs, déboulant comme un fleuve jusqu'à son embouchure. Et pour révéler les "vies minuscules" de ces petites gens se déroulant comme à l'envers d'une «tapisserie» héroïque, elle recourt comme Pierre Michon à la fiction, témoignant ainsi de "leurs éclatants désirs au sein du réel terne" (3), de ces mille romans que l'avenir a défait.

1) https://fr.wikipedia.org/wiki/Auguste_et_Louis_Lumi%C3%A8re

2) Impatient mais aussi l'homme en guerre semblent inspirés parfois de la figure paternelle marginale et chaotique déjà évoquée par l'auteure dans Témoin (La Contre Allée, 2016)

3) Vies minuscules, Pierre Michon, Gallimard, 1984

 

 

Fils de vignerons pauvres «étranger parmi les siens», Impatient étouffe à Ormay et aspire à partir et se faire un nom. Après avoir pris sa chance -  l'argent gagné «pour aller tuer et mourir à la place d'un de ces fils de nantis» -, il revient détruit par la guerre y ayant vu ce dont pouvait être capable l'homme. Il repart alors, traversant l'Océan pour renaître, et découvre ce Mississippi à la mesure de ses rêves. Jusqu'à ce qu'ayant senti la mort monter du fleuve, il songe à rentrer.

Revenu à Ormay où il espère prendre racine en épousant Françoise, sa lumière, et intégrant sa nouvelle famille, il se battra pour faire reconnaître son nom curieusement absent des registres. Mais ce retour se muera très vite en une longue suite de malheurs et Impatient n'aura plus que le flot de sa colère rentrée pour compenser le bouillonnement de ses rêves trahis...

Ce flot «mississippien» exubérant portant les rêves d'une vie meilleure comme le mouvement de la révolte irriguera cependant toute la descendance d'Impatient/Alexis et de Françoise comme une sorte de voix du sang souterraine. Et cette geste familiale initiée au XIXe siècle sous l'égide du Mississipi renverra Odessa, la dernière de la lignée, sur les pas de son aïeul dans une Louisiane dévastée par l'ouragan Katrina : «le Mississipi débordé», la désolation et le désespoir. «Des siècles pour en arriver là, encore là, simplement là, encore là»!

 

 

Sophie G. Lucas enchaîne sur un rythme soutenu et désordonné douze chapitres datés dont la narration s'avère paradoxalement à la fois elliptique et répétitive, avançant avec sauts en avant, retours en arrière et recoupements. Et elle regroupe ces chapitres au sein de quatre grandes parties thématiques d'inégale longueur (4) semblant résumer la condition des hommes - du moins celle de ceux qui n'ont pu réaliser leurs rêves et ne trouvent pas le repos.

Nous faisons ainsi, à des moments divers, un petit bout de chemin tant avec Impatient/Alexis puis sa femme Françoise (et Antoine,le frère tardif de cette dernière auquel le destin sourira) qu'avec leur descendance courant de Marie, Edouard, Marthe, Anna, Rebecca à Odessa, et nous passons aussi par la sève nouvelle apportée par Elie (le père de cet Albert ayant engendré Rebecca) ou par Joséphine (et parfois Julien) et leur fils  "l'homme en guerre" (le père d'Odessa). Une descendance que «ni le nom ni la mémoire» ne semblent  rattacher à son origine, mais seulement  le corps : ce corps qui ne tient pas en place, ce corps soulevé par le feu, par un Mississippi inconnu.

 

Ces douze portraits déploient ainsi cette geste comme «des images que l'on [coud] au fur et à mesure, sans savoir ce qui les [précède], une sorte de cadavre exquis familial». Variant les points de vue narratifs, l'auteure évite toute lassitude en alternant une narration à la troisième personne dans un vivant présent ou avec le recul du passé, et le "je" d'une Françoise à la voix d'outre tombe, celui du jeune Edouard mué en Gavroche ou de Joséphine (plus éduquée) qui, pénétrée de racisme colonial, écrit des lettres à ses parents depuis l'Afrique. Tandis que, dans la proximité d'un "tu" s'adressant à Antoine - point de rupture des deux lignées dont l'une s'enfonce dans l'obscurité et l'autre prend la lumière -, elle rappelle les nombreuses traces laissées par sa vie.

«A quoi ça ressemble un homme du XIXe siècle ? Comment ça bouge dans son corps ? comment ça épouse le paysage ?» A cet incipit ouvrant Mississippi en 1839 répond en 2006 un excipit semblant insérer ce roman pourtant dansant et tempétueux dans une boucle statique plutôt désespérante : «A quoi ça ressemble un homme, une femme du XXIe siècle ? Comment ça épouse le paysage dévasté ? Comment ça tient une fois le Mississippi disparu ? Comment ça tient debout proche de l'effondrement ?»

Mais, réactivant les braises allumées par Impatient, une sourde révolte prendra néanmoins feu près de deux siècles plus tard chez Odessa. Devenue peintre et photographe par une sorte d'atavisme ignoré réunissant les deux lignées issues de Nicolas Lumière, cette bâtarde bien déterminée à exister ne dispose pas seulement en effet d'images pour raconter mais aussi, comme l'auteure, de mots pour écrire. Et elle tentera de «montrer des visages et des noms», de rendre vie à toutes ces victimes disparues que l'Amérique a oubliées, même s'il n'y a plus de descendants à qui transmettre.

4) Car, si nous passons de 1839 à 2006 de la première à la quatrième partie du livre et si au sein de chacune d'entre elles les chapitres se suivent de manière chronologique, les trois premières parties se recoupent : "Nous désirons le monde" (1839/1872), "Nous désirons la guerre" (1868/1998), "Nous désirons sans fin" (1946/1979), "Nous désirons disparaître" (2006).

 

 

Tout en utilisant à fond les parenthèses et semblant dérouler ainsi une sorte de fil souterrain parallèle, Sophie G. Lucas épouse le rythme du fleuve dans un flux intégrant avec fluidité le discours dans le récit, jouant sans cesse de l'élan des reprises et des anaphores, rebondissant sur les mots et déployant parfois de très longues phrases ininterrompues. Elle se coule dans le flot d'un fleuve puissant et changeant non exempt de quelques ralentissements (5) et accélérations (6), de chocs et de remous se traduisant tant dans la scansion de la ponctuation et la succession de très courtes phrases que dans la déstructuration de ces dernières.

L'auteure nous régale en effet d'une écriture poétique inventive faisant surgir des images et bousculant la syntaxe : «avait senti monter des eaux autre chose que des alligators, avait lagunes saumâtres, avait marécages, avait serpents, avait mangroves, avait traînant, lancinant (….)». Elle joue de plus des couleurs et des sonorités, usant notamment de moult onomatopées : «Boum boum boum, le sol se soulève et Rebecca rouge vole et verte la musique sous ses pieds (talons aiguilles) (le talent de danser en talons) (ça donne une allure), orange et bleu, cordes, cuivres et grosse caisse, tourner, se déhancher, glisser sur la piste, vibre sous le poids des corps (...) ».

Elle use par ailleurs d'une langue métissée et d'une grande diversité de styles pour rendre compte de la singularité de chacun de ses personnages, n'hésitant pas à adopter la langue orale familière et populaire souvent grammaticalement incorrecte de certains. Et elle caractérise aussi les époques et les lieux différents dans lesquels ils évoluent, intégrant par exemple des passages documentaires (en italique)  donnant sa dimension collective à un parcours individuel : «un accouchement sur dix a lieu à la maternité de Port-Royal. Dès l'entrée c'est l'anonymat (…) toutes sont habillées du même linge, marqué des initiales de l'Assistance Publique». Elle insère également des bribes d'anglais pour traduire l'arrivée émerveillée de Marthe prenant un nouveau départ à New-York : «Delicious and refreshing lumières couleurs vitesse dring dring aheuuuu aheuuuu (klaxons) (...)».

L'auteure adapte ainsi sa langue à toutes les situations, recourant même à bon escient au langage judiciaire pour évoquer le recours en justice d'Impatient ou teintant ses histoires du Mississipi d'un parler "petit nègre" : «avait vu des hommes noirs se noyer, avait senti la mort monter du fleuve, avait perdu le fleuve dans la mer, avait perdu Impatient, revenir alors, Ormay.»

Fresque familiale au souffle puissant d'une grande richesse littéraire, Mississippi s'avère ainsi un roman choral de grande envergure où résonne une foule de langages faisant miroiter la diversité de l'humanité, un roman plein de vie faisant chatoyer les multiples reflets du fleuve : «la vie, la vie, la vie, et ça courait comme un fleuve, ça dansait avec les lumières à sa surface».

5) Le chapitre concernant cet homme des ruisseaux et des marais adepte de la marche se consolant avec les paysages ralentit ainsi l'allure. Elie, prénom tout en douceur, est ainsi moult fois répété dans de courtes phrases successives (tandis que se développe entre parenthèse ces souvenirs de guerre que le personnage  veut chasser) : un personnage nous évoquant Elisée avant les ruisseaux et les montagnes de Thomas Giraud

6) Marquées notamment par l'élision des noms ou pronoms sujets et des déterminants ou ces énumérations faisant avancer le récit avec rapidité : «garder, contrôler, tuer, rafler, frapper, tuer, boire, boire, boire, oublier (...) »

 

 

 

 

 

 

Mississippi, Sophie G. Lucas, La Contre Allée, 18 août 2023, 186 p.

 

A propos de l'auteure :

Sophie G. Lucas est née en 1968 à Saint-Nazaire. Révélée avec son recueil Nègre blanche (Le dé bleu, 2007), elle a reçu le Prix de Poésie de la ville d’Angers présidé par James Sacré. 

Elle a publié de nombreux ouvrages qui révèlent une veine sociale et documentaire remarquable. Mississippi, la Geste des ordinaires, son premier roman, paraît simultanément à On est les gens, un recueil de textes poétiques ou en prose, la sortie de ces deux inédits étant l'occasion pour les éditions de la Contre Allée de rééditer en format poche Assommons les poètes, ainsi que Moujik moujik suivi de Notown.

 

EXTRAIT :

NOUS DESIRONS LE MONDE

1839

(p.15/16)

A quoi ça ressemble un homme du XIXe siècle ? Comment ça bouge dans son corps ? Comment ça épouse le paysage ? Comment il s'arrange, ce paysan, de ses sabots, de son chapeau large bord, de ses vêtements raidis par l'épaisseur des tissus et de la crasse ?

Et celui-là, debout, chapeau à la main, colère rentrée ? Non, pas de colère, pas encore. D'abord de l'incompréhension. Du désarroi.
Impatient (c'est son prénom) est désarmé sur le moment. Impatient a le corps debout, mais immobile dans la moitié du paysage (Parce que à cet instant, une partie de son corps est dans la pièce et l'autre sur le pas de la porte, dehors. Quelque chose comme ça qui se dessine dans le paysage, un homme à demi, où que l'on se place, dehors ou dedans, et comment s'étonner dès lors que la ville porte le nom d'Ormoy).

Impatient en a le souffle coupé. Du proche paysage il ne voit plus rien. Juste un flot de lumière. Pied dehors, pied dedans, le contre-jour, mais qu'importe cette sorte d'aveuglement, il ne voit pas clair de sa vie qui lui échappe, là, en une fraction de seconde, devant l'homme derrière le bureau de la Maison commune, Julien Henriot. Et Julien Henriot a dit Je ne te vois pas et Impatient était bel et bien là, mais Julien Henriot a dit Non. Non Impatient, tu n'existes pas (c'est ce qu'entend alors Impatient. Tu n'existes pas). Je ne te vois pas (c'est ce que prononce exactement Julien Henriot, ce sont ses mots). Alors Impatient a marché vers la porte de la Maison commune, juste prendre l'air et le feu du dehors, s'animer, animer le corps, et surtout s'éloigner de la langue fourchue de Julien Henriot, de la bouche qui lit à voix haute les mots que lui, Impatient, lit à peine. Mais Julien Henriot a tourné les pages et n'a pas lu. N'a pas lu ce qu'Impatient attendait, Impatient Lansard, né le 19 septembre 1808 à Ormoy.

Bel et bien là pourtant.

Un paysan, un homme. Debout. Il est né en ce pays, Impatient. Il le sait. Il l'a porté en lui-même, loin. Ces plaines par cœur. Ces forêts jusqu'à la gueule. Comment il tient, Impatient, dans ce paysage. Par la résistance. Il a résisté à ce pays. A sa famille. Il a résisté aux vignes, aux plaines, aux forêts, à la rivière, à la Grand'Rue. Mais Impatient est revenu. Et à présent c'est tout le pays qui lui résiste. Qui ne cède pas à sa demande d'homme. Exister. Ici.

(...)


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Publié dans Fiction

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R
C'est vrai que je ne suis pas "entré" dans ce livre, dont l'écriture très oralisée du début m'a agacé (j'y vois souvent un effet de mode, j'ai sans doute un peu tort et un peu raison). Il me semble que vous en parlez bien, et juste. Je le relirai peut-être. Bêtement, avant même de le lire, j'avais en tête un autre roman de la Contre Allée "L'arbre de colère", livre magnifique, qui a dû faire écran.
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