Finir les restes, de Frédéric Fiolof

Publié le par Emmanuelle Caminade

Finir les restes, de Frédéric Fiolof

En juin 2018, Frédéric Fiolof ouvrit en tant qu'invité le numéro 3 de la revue de création littéraire l'Artichaut (consacré au thème "Point" (1)) avec un texte inédit intitulé "Instant T" (2). Et Finir les restes s'avère «le déploiement ultérieur de ce projet d'écriture».

1) http://www.artichaut-revue.com/

2) Texte, repris en partie dans l'incipit, dont on peut avoir le retour critique d'Hugues Robert pour la librairie Charybde : ICI

 

 

Peinture de William Blake

 

L'instant T, c'est celui du choc de la mort. Et ici d'abord de celle de la mère de l'auteur, «la dernière à partir» qui «a tiré si fort la couverture à elle (…) que tous les autres ont reparu», à commencer par son père, laissant  l'enfant aimé de cinquante ans avec une «immense colère», inextinguible : une colère qui «pègue», qui «s'accroche à [son] cœur comme le morceau de scotch au doigt du capitaine Haddock». Une colère s'apparentant à celle de Job contre son Dieu grand ordonnateur de l'univers, en ce qu'elle est aussi une demande de sens :

«Il ne comprend pas comment quelqu'un qui a ri, qui a parlé, qui s'est fait du souci pour son fils, qui a caressé les chats et cuisiné de la blanquette de veau au citron  peut se retrouver du jour au lendemain à ce point diminué, réduit à tenir en totalité dans un objet rouge plus petit qu'un ballon de hand ball». (p.81)

Et, plus largement, c'est contre cette fin d'un monde décrétée en «un claquement de doigts» que se révolte cet «orphelin tardif» «d'une immaturité inconsolable» : contre la fin d'une enfance choyée qui n'a pas tenu ses promesses d'éternité.

 

Ce cri de souffrance, cette virulente plainte (résultant d'une mise à l'épreuve chez Job) mettra du temps à dessiner chez l'auteur, qui a grandi et vieilli «sans Seigneur», une trajectoire vers la sagesse. Mais avec une ironique amertume, il finira par se secouer : «Prends tes morts sous le bras et va jouer ailleurs. Ton instant T se délitera tout seul. Que tu le veuilles ou non, il est biodégradable.»

Il sait bien en effet que :

«Bientôt un enfant seul se tiendra sagement tapi au fond de sa cage.

Muet.

Patient.

Quelque part dans [son] ventre d'homme. » (p. 108)

 

En attendant de se résigner à ce deuil pour l'instant impossible, l'auteur-narrateur préfère faire un «esclandre», sa langue puisant sa dynamique dans une douloureuse colère que transcende souvent la dérision : une langue simple (au-delà des références érudites), souvent haletante, et très imagée qui frappe fort. Car il n'est pas de ceux qui ont «la douleur sage», comme «ces poissons, qui arrachés à l'eau appellent l'air en silence». Et il refuse dans un premier temps de porter «sur les événements tragiques», irréversibles et inéluctables, «un regard lucide et adulte et responsable».

 

 

Tu te rappelles, petite mère ? Tu disais : il faut finir les restes.
Nourrir aura été la grande affaire de ta vie. (…)
La dialectique du vide et du plein.
Croire, peut-être, que nourrir c'est pour toujours être aimée.
Un réflexe autant qu'une morale.
(p.41)

S'il a pris conscience que les êtres chers deviennent «des personnages de papier» et que lui-même n'est que «le fruit blet d'une fiction», l'auteur, s'inscrivant dans cette «dialectique du vide et du plein» qu'illustra toute sa vie sa mère, s'entête néanmoins à raconter des histoires pour nourrir ce vide. A déployer ses mots malgré leur impuissance à réparer sa souffrance et faire revivre ses morts : «Rien ne se lève de mes mots. Les cadavres sont scellés.»

 

Et, déclinant d'intenses variations poétiques emplies d'humour et de désarroi, de rage et de tendresse sur la thématique de la mort et du deuil en vingt-trois fragments (3), Frédéric Fiolof semble envoyer un clin d'oeil à cette rêverie de toute puissance un peu enfantine de Stendhal obtenant des privilèges de ce "God" dont il se moquait tant (4). Tout en conjurant sa peur de se découvrir mortel en aboyant «comme le font les chiens minuscules de leur voix de crécelle quand surgit un molosse».

3) 23 fragments (dont un épilogue en italique) en clin d'oeil aux 23 privilèges de Stendhal

4)https://www.huffingtonpost.fr/pierre-menard/quand-stendhal-pete-les-plombs_b_6281682.html

Raconter des histoires, le privilège de l'écrivain

Je volerai à Stendhal son dieu anglais si arrangeant. Il lui suffisait de manipuler un anneau porté à son doigt et God lui donnait brevet.
A moi aussi les privilèges.
Je vais me servir. Plonger mes mains dans la grotte sombre et prendre brevet. Me vautrer dans la caverne d'Ali Baba de ma langue aux miracles.
(p.20)

 

Que faire face à l'injustice de la mort et à la souffrance qu'elle génère ?

Trouver consolation dans la littérature, dans tous ces «livres qui (...) ramènent à cette zone de disparition» ?

Nombre sont les auteurs en effet dont les histoires creusent ce sillon (4). Et dans ces livres-là, dans «ces deuils emphatiques, douloureux, salvateurs», l'auteur-narrateur cherche «une toute petite place dans un coin» pour «être accompagné dans sa douleur». Mais, malgré l'universalité de la mort et du deuil, il n'y trouve pas réconfort : «Dans aucune de ces histoires, je ne retrouve la mienne et pourtant, toutes la contiennent et elle les contient toutes».

 

De l'histoire de la vie de ses morts, restent «à peine quelques déliés qui flottent comme des branches de bois mort à la surface d'un fleuve » car le fil qui traversait cette vie «disparaît avec elle». Et il n'a d'autre alternative que d'inventer ses morts à chaque instant.

Il est en effet impossible de faire revivre ces instants «dont la plénitude ne pouvait provenir que de leur avènement unique». Impossible, avec sa «mémoire flageolante», ses pauvres souvenirs, et souvenirs de souvenirs, de reconstituer le film. Mais il a «tant de mots pour (...) réinventer» ces êtres chers qu'il leur imagine même d'autres morts, rembobine le film, utilise «les chutes, les scènes coupées au montage»...

 

«Mes morts, quelle langue parlez-vous ? Comprenez-vous encore la mienne ?»

Si la communication est rompue, s'il est «coupé de la voix vive des [siens] » (5), les mots sombrant dans l'oubli avec la disparition de «ceux qui les ont portés», «l'orphelin tardif et maladroit» insiste néanmoins. Il raconte des histoires à ses morts comme on en raconte aux vivants et aux enfants, manière aussi pour l'écrivain de rester un enfant immortel.

Et les rôles finiront un jour par s'inverser entre l'enfant aimé et l'adulte aimant :

«Je vous dirai un jour : dormez mes petits morts, dormez, c'est vous qui êtes mes enfants à présent».

 

4) Sont ainsi évoqués Stendhal, Barthes, Christian Bobin, Nimrod, Nanni Moretti, Camus, Kafka, Jean Rouault, Eduardo Galeano, Romain Verger …

5) Même si vers la fin le "tu" s'adressant à son père s'inverse et qu'il entend les conseils de ce dernier

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Finir les restes, Frédéric Fiolof, Quidam, 4 février 2021, 114 p.

 

A propos de l'auteur :

http://www.m-e-l.fr/,ec,1361

 

EXTRAIT :

On peut lire un extrait sur le site de l'éditeur : ICI

 

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Publié dans Poésie, Autobiographie

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