En 20&20, Une lumière particulière suivi de Reliquaire de l'île, de Jean-François Agostini

Publié le par Emmanuelle Caminade

© Jean-François Agostini

 

Jean-François Agostini vit dans le sud-est de la Corse, dans ce paysage de maquis, d'oliviers ou de pins jouxtant la côte tyrrhénienne entre la plage, la presqu'île et l'île de Pinarello avec sa tour génoise et la pointe Capiciolla : «ce doigt de terre (ou baguette de chef d'orchestre figée) défiant le large et son poème musical de vagues et d'écumes, d'oiseaux marins et de nuages, de drames» (1). Depuis nombre d'années, il porte son double regard de poète et de photographe sur ce petit bout de monde : une scène sur laquelle semble se jouer «la valse des univers».

Ses deux dernières publications, En 20 & 20 (Les presses littéraires, 2021) et Une lumière particulière suivi de Reliquaire de l'île (idem, 2022) n'auraient dû à l'origine n'en faire qu'une mais la pandémie bouleversa un projet plus ambitieux. Et ces recueils poétiques et photographiques nous offrent une trace étonnamment rassérénante ou apaisée de cette folle année 2020 : une année marquée par cet angoissant décompte macabre quotidien et ces atteintes insensées portées à nos libertés les plus élémentaires.

1) (En 20 & 20, Jour 54, an 20)

 

de la plage et la presqu'île de Pinarello à la punta Capicciola

Au cours de promenades contemplatives journalières (et parfois même nocturnes), le poète, sensible aux mouvements du ciel et de la mer et frémissant aux voluptés de la nature, errant comme J.-J. Rousseau "nonchalamment d'herbe en herbe", s'est abandonné à ses sensations et ses rêveries - alimentées par ses souvenirs et nourries de sa culture - qui lui font entr'apercevoir des mondes indistincts. Tandis que le photographe, aux aguêts, a continué de collecter ses images, se révélant prompt à saisir la fulgurance de l'instant et suspendant, étirant ainsi le temps.

Jean-François Agostini a entretenu un dialogue journalier avec ce paysage insulaire changeant et ce «petit monde infini» qui l'entoure. Et, dans la monotonie du temps qui passe, la lumière, variant selon la météo, les saisons et les heures de la journée, y a  fait surgir inopinément la beauté : cette mystérieuse beauté du monde qui aide à le supporter, atténuant la désolation du spectacle généré par nos sociétés.

 

 

Dans sa première publication, Jean-François Agostini joue malicieusement de la polysémie et de l'homophonie du titre au-delà de son apparente simplicité.

Si En 20 & 20 renvoie d'abord aux deux parties composant le recueil (20 textes, parfois illustrés, puis 20 photographies), le remplacement de "et" par le signe typographique d'une esperluette ajoute en effet d'autres significations. Il permet d'évoquer le format 20x20 inhabituel des photographies, format numérique très en vogue sur internet et rappelant paradoxalement ces petits clichés argentiques carrés (en 6x6) des années 1950 ; et il facilite également l'alignement des chiffres de l'année 2020 faisant l'objet de cette publication.

Quant à ce "En 20" initial que l'on peut entendre "An 20" comme "En vain", il traduit l'interrogation de l'auteur sur l'aspect salutaire ou dérisoire de son entreprise. Une interrogation dont chaque texte se fera l'écho. Car chacun est daté du rang du jour et de cet an 20, les pages poétiques, semblant arrachées à un carnet, se succédant chronologiquement avec de nombreux trous (de Jour 6, an 20 à Jour 322, an 20).

Le recueil est de plus introduit par trois citations (2) éclairant la richesse insoupçonnée du monde dans lequel le poète va nous faire entrer, ainsi que par une double photographie prise «au plus près des éléments» l'insérant symétriquement et symboliquement entre noir et blanc et couleur.

2) citations des poètes Antoine Graziani et Arthur Rimbaud et de Robert Musil

 

© Jean-François Agostini

Avec en exergue une citation de Bossuet laissant deviner une autre vision du monde, de la vie et de la mort, la première partie poétique (accompagnée de la photographie ci-dessus) s'ouvre sur cette richesse imprévisible que chaque jour peut nous offrir et sur cette lumière qui en est révélatrice :

 

Jamais  je ne  sais  ce que l'aube  m'offrira, dès

l'ouverture des  yeux [que  je  retarde  souvent,

sciemment, dans les fragments, parfois  tessons,

de rêves encore actifs.]

 

Cela influe sur les heures.

 

Ce matin,                        la lumière sépare la

mer en trois nuances vertes cousues par un fil

incolore, sans limite.            Vers dix heures la

brise thermique défera ce graphisme net.

 

Et nous suivons le poète voyant des «lignes nettes» et des paréidolies éphémères (3) dans le mouvement de la lumière et des couleurs, dans ces variations des «pages du ciel» ou des arbres... et approchant ainsi une compréhension plus vaste de l'univers.

 

3) Oiseau ajoutant «un œil au cumulonimbus, Polyphème électrique au coeur des profils bleus», vent sculptant «la volute d'une invisible colonne (étai de l'éphémère architecture du ciel?))» ou, «œil mélancolique fait de branches courbes et d'aiguilles» apparaissant dans la brume...

 

 

La seconde publication, faisant écho à la précédente, est également divisée en deux parties : vingt courtes proses suivies de vint-cinq photographies au format paysage.

Une citation de Marcel Proust en exergue de Une lumière particulière  insiste sur l'importance de cette dernière dans la vision de ce monde mystérieux dans lequel Jean-François Agostini déambule. «De toutes les beautés l'initiale est lumière» affirmait déjà le poète dans son précédent recueil (p.18), et la prose ouvrant le suivant creuse ce lien entre beauté et lumière :

 

Jour 5, an 20

 

Ce fut  un accident de  lumière, inexplicable

Puis,                                        les choses.

Une multitude d'événements         advenus

comme des incidents de beauté.

 

La seconde prose répond, elle, à celle ouvrant le premier recueil (Jour 6), articulant ainsi les deux :

 

Jour 7, an 20 (16h15)

Ce soir des faisceaux de lumière traversent les nuages revenus. L'un d'eux serpente dans la suberaie d'où, ça et là, émergent quelques cimes de pins maritimes. Au loin le graphisme éclairé d'hier s'est inversé, bouleverse les couleurs, le bleu pâle a rejoint l'horizon et plus haut l'à peine mauve gagne en quelques strates la nuée, avant de s'éteindre lentement dans les roseurs du soir.

Puis l'obscur murmure du ciel...

 

 

© Jean-François Agostini

Le poète développe des réflexions déjà engagées dans son opus antérieur :

«Le ciel est-il le lieu propice à l'émergence des choses enfouies ? Une autre question se pose : de quoi parlons nous lorsque l'on évoque le ciel ? De la lumière, d'une ou plusieurs couleurs, de sa profondeur, des formes qui s'y déplacent et brillent de son mystère ? » ( Jour 18, an 20, p.20)

Dans son voyage «hors du temps», il évoque un profil inversé de Chateaubriand «dessiné par un nuage subtilement éclairé» lui rappelant la couverture d'un Classique Hachette lu enfant et s'étonne de ces «associations d'images et de mots qui affluent sans cesse sous l'émotion d'un événement somme toute banal» comme de ce souvenir si vivace.

Et il s'interroge sur ce crâne immédiatement associé à Yorick distingué dans les «nuages oniriques» qui le hantent, ne se résolvant pas «à y voir quelque prémonition mortifère, mais plutôt une constellation d'âmes amies réunies en une seule lumière, une lumière particulière, comme celle qui affleure, vers le bas, le déroulé des monts.» (suite, p.21)

 

Celui qui a «atteint l'âge de la sagesse» s'attache surtout au mystère de la mort dans ces proses poétiques plus sombres (et parfois dédiées à des amis). Beaucoup d'entre elles évoquent en effet son arrivée parfois brutale, «l'ultima verba» et «l'ultime flamboiement de la lumière», la mort se profilant jusque dans la noirceur de l'oiseau compagnon picorant chaque soir un peu de son temps : «la mort se profile en sautillements». Et Jean-François Agostini  y mêle les morts et les vivants : poètes, peintres, écrivains ou musiciens, photographes, connus ou peu connus, disparus ou contemporains qui,  l'accompagnant, dispensent un certain apaisement (4)

4) Cf une interview de l'auteur  : ici

© Jean-François Agostini

Placée malicieusement sous la tutelle de Paul Eluard célébrant la beauté énigmatique de notre terre (5), la seconde partie, intitulée Reliquaire de l'île, réunit des photos insulaires témoignant de ce qui reste de la beauté du monde, sortes de traces sacrées mais profanes : des reliques pouvant aider les vivants à vivre.

Le poète y illustre ainsi «cette addiction à l'angoissante Beauté du monde» qui l'aide «à le supporter tel, qu'inlassablement, il redevient», notamment au travers de «l'énigme des touches de jaune auréolé que diffusent les astéracées», de ces taches jaunes semblant des «feu follets» : «une assemblée d'âmes flottantes».

Et, contrastant avec la photo matinale et colorée clôturant En 20 & 20, où de fragiles personnages arpentaient une vaste plage, sans doute émerveillés par le  lever du soleil, l'ultime photographie (en noir et blanc) de ce reliquaire montre dans un angle éclairé deux petits personnages marchant sur la grève après le coucher du soleil et semblant à la fois fascinés et perdus dans l'immensité de la nuit : d'un monde qui les dépasse.

Deux recueils qui, dans la modestie de leur ancrage, donnent une toute autre dimension à la vie et à la mort.

5) http://www.unjourunpoeme.fr/poeme/la-terre-est-bleue

 

 

 

 

 

En 20 & 20, Jean-François Agostini, éditions Les Presses Littéraires, 2021, 62 p.

Une lumière particulière suivi de Reliquaire de l'île, éditions Les Presses Littéraires, 2022, 66 p.

 

A propos de l'auteur :

 

Né à Paris en 1955 Jean-François Agostini vit à Fiori en Corse du sud entre mer et oliviers. Il quitte à 32 ans les artifices d’une carrière administrative et tient depuis une paillotte poétique saisonnière sur une plage bordant la Tyrrhénienne, il y accueille ses amis poètes, plasticiens, comédiens et passants des sables. Il s’occupe l’hiver de ses oliviers (ou vice versa) ainsi que de poésie au sein de l’association littéraire Entrelignes. Créateur et organisateur de Voyage en vers, manifestation annuelle destinée à faire découvrir la poésie contemporaine aux élèves des écoles primaires de la microrégion lors du Printemps des poètes. Créateur et organisateur des Mots en hiver, rencontres, lectures, conférences, débats avec des poètes de tous les horizons. Créateur et organisateur, en partenariat avec la Cinémathèque de Corse et l’association Cinémotion du festival de courts métrages et poésie Des courts en hiver. (éditions Les Presses Littéraires)

 

Plusieurs autres ouvrages de l'auteur sont présentés sur L'Or des livres : ici

 

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Publié dans Poésie

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