Les étoiles les plus filantes, de Estelle-Sarah Bulle

Publié le par Emmanuelle Caminade

Les étoiles les plus filantes, de Estelle-Sarah Bulle

 

Après son mémorable Là où les chiens aboient par la queue (Liana Levi, 2018), on attendait avec impatience le deuxième roman d'Estelle-Sarah Bulle. Une auteure qui revient aujourd'hui sur la scène littéraire avec Les étoiles les plus filantes, fiction documentaire s'articulant autour d'Orfeu Negro (1), ce film musical de l'obscur réalisateur français Marcel Camus dont tous les acteurs étaient des Noirs pour la plupart totalement inconnus, et qui obtint à l'unanimité la Palme d'or au festival de Cannes de 1959.

Adapté d'une pièce du poète et personnage-clé de la musique contemporaine brésilienne Vinícius de Moraes - qui transposa le mythe d'Orphée et d'Eurydice dans une favela sur fond de carnaval -, le film fut tourné en 1958 à Rio à l'époque où Pelé fit remporter la coupe du monde de football au Brésil ; et où ce pays voyait naître une bossa nova langoureuse et mélancolique venant côtoyer la samba populaire aux rythmes percutants.

Tandis que dans la puissante et moderne Amérique régnait encore la ségrégation raciale, et que la doctrine d'endiguement du communisme battait son plein devant la menace d'avènement de Fidel Castro à Cuba, la France étant, elle, empêtrée dans une guerre coloniale ne voulant pas dire son nom.

 

 

Brodant sur nombre d'éléments véridiques, l'auteure revisite l'histoire de la réalisation du film, de sa conception à la réception de sa prestigieuse récompense en passant par son casting et son tournage, sans oublier le financement, l'accompagnement musical ni la promotion. Ceci tout en brossant un portrait contrasté de ce Brésil émergeant sous influence américaine. Pénétrant le monde des puissants comme celui des pauvres habitants des favelas, mais aussi ces milieux culturels bohème où soufflait un vent de liberté, elle fait ainsi revivre avec une grande vivacité l'époque dans laquelle se déroula cette aventure artistique.

Et, dans un roman tout du long traversé par la profonde aspiration à l'égalité et au respect des femmes et des hommes noirs comme des nations anciennement colonisées, elle exalte ainsi cette «parenthèse heureuse» incarnant le rêve d'«un pays plus tendre, plus juste, où l'on regarde en face en dansant la tragédie qu'est la vie».

1)https://fr.wikipedia.org/wiki/Orfeu_Negro

2)https://www.francemusique.fr/emissions/l-autre-bout-du-casque/aux-origines-de-la-bossa-nova-19537

 

Lorsque nous sommes blottis dans l'obscurité bienfaisante de la nuit et que nous regardons le spectacle du ciel, même les étoiles les plus filantes laissent une trace sur nos rétines émerveillées. 
(p.429)

Une histoire de cinéma

 

Estelle Sarah Bulle nous parle de sujets graves en partant d'un film résolument optimiste. Et lire Les étoiles les plus filantes, c'est comme assister, blottis dans une salle obscure, à un spectacle nous contant une histoire éphémère qui laissera néanmoins «une trace sur nos rétines émerveillées».

Le roman s'avère d'abord le "making of" de cette «histoire d'amour entre Noirs pauvres dans une favela idyllique» qui avait tant touché la critique et le public. L'auteure y orchestre dans les moindres détails cet interlude enchanté ayant réuni ses participants dans une grisante euphorie, malgré les problèmes rencontrés. Mais elle aborde aussi en contre-point la vraie vie des favelas, tout en rendant visibles les humiliations, les peurs, les ambitions et les désillusions des différents protagonistes. Et elle nous berce ainsi d'une sorte de saudade brésilienne (3).

3)https://blog.courrierinternational.com/mon-bresil-carioca/2021/03/18/la-saudade-version-bresilienne/

 

Bâti sur le plan d'une tragédie en quatre actes (encadrés d'un prologue et d'un épilogue) qui retracent les étapes décisives de cette aventure cinématographique et musicale en nous portant jusqu'à l'acmé et sa résolution, le roman est narré dans un élégant passé simple : le temps du passé révolu. Et il est monté un peu comme un film en une succession de quarante-cinq courts chapitres (4) ménageant en leur sein quelques  flashes-back.

L'auteure y met en scène les coulisses du film, les incidents et les intrigues amoureuses qui se nouent ou se dénouent au cours du tournage, soulignant cette adhésion de tous à ce beau projet devenu commun, et nous faisant ressentir cette fascination pour le cinéma que François Truffaut avait si bien célébrée dans son film La nuit américaine.

Elle éclaire ainsi ce petit monde de faux-semblants plus harmonieux que la vraie vie, que cette vie trop souvent boiteuse, braquant aussi ses projecteurs sur tous ces acteurs novateurs de la musique brésilienne qui gravitaient joyeusement autour. Et elle se focalise particulièrement sur son trio attachant d'actrices, qu'il s'agisse de l'épouse douce et déterminée du réalisateur, cette «starlette photogénique» issue des quartiers pauvres de Pittsburg qu'auréole sa nationalité américaine ; de la voluptueuse coiffeuse brésilienne issue d'une favela, ou de la talentueuse actrice franco-brésilienne (née à la Martinique) venant du Teatro Experimental do Negro. Trois actrices qui partagent finalement beaucoup en tant que femmes noires malgré leurs différences ou leurs rivalités.

4) On regrettera néanmoins, seul bémol, que le quarante-cinquième et dernier chapitre s'apparente plus à un fastidieux épilogue passant en revue les destinées individuelles des principaux protagonistes de cette aventure collective, l'épilogue en titre n'en étant que la courte conclusion

 

 

Estelle-Sarah Bulle possède un indéniable talent de conteuse. Elle sait toujours maintenir un certain suspense et donne chair et complexité à une riche palette de personnages dont elle révèle les espoirs intimes et les fêlures, témoignant d'empathie pour la plupart d'entre eux et se gardant de tout manichéisme. Et le choix judicieux d'une narration à la troisième personne lui permet d'adopter tour à tour le point de vue de chacun d'entre eux, tout en donnant à son récit un rythme dansant et tourbillonnant.

Elle est capable d'esquisser rapidement un portrait, de décrire les corps et les paysages en quelques touches évocatrices (5), comme de nous dépayser totalement avec une écriture sensitive très visuelle et colorée reprenant nombre de termes brésiliens. Et ses images inventives ne sombrent jamais dans un exotisme de pacotille (6).

5) Ex :"une bouche d'enfant sage contredite par un menton volontaire", "les villages étagés sur les pics, raturés de fils à linge et de fils électriques"»

6) Ex : "Norma s'était affaissée intérieurement, comme la tige d'une digitale sous le poids des fleurs", "Le gros baiser de Norma sur sa joue rappela à Augusto le choc ferme et doux des ailes de chauves-souris sur son visage quand il grimpait tout gosse dans le goyavier de sa grand-mère"

 

 

Fin de la parenthèse

La parenthèse heureuse, dorée, frémissante, qu'avait connue le Brésil pendant moins d'une dizaine d'années se referma brutalement, et personne n'en fut vraiment étonné. (p.422)

Estelle Sarah Bulle s'est attachée à recréer le contexte international de cet interlude artistique, le Brésil en étant une sorte de caisse de résonance. Et, tout comme la gloire des différents participants ayant oeuvré à ce film fut des plus éphémères, le coup d'état militaire de 1964, soutenu en sous-main par les Etats-Unis, mit fin à la période effervescente de relative liberté que connut ce pays rêvant de modernité et croyant en son avenir.

 

Après la seconde guerre mondiale les Etats-Unis, promus défenseurs du monde libre, accrurent leur puissance sur le monde. La doctrine Truman élaborée en 1947 avait en effet instauré une stratégie d'endiguement de la progression du communisme - dont le plan Marshall était le volet économique - qui n'épargnait pas la vie artistique : «Dans ce combat du bien américain contre l'horreur soviétique […], le divertissement avait un rôle important à jouer», «les premiers symptômes du communisme» pointant «en particulier chez les artistes».

Et ce contexte de guerre froide permet à l'auteure de donner à son récit une petite touche de roman d'espionnage n'ayant rien d'irréel.

 

L'auteure montre bien par ailleurs que les Etats-Unis trouvèrent leurs meilleurs appuis chez les gros propriétaires terriens (7) et les généraux brésiliens (8), sans compter les mafieux saisissant l'aubaine. Et que, dès 1958, le Président du Brésil Juscelino Kubitschek - dont les services secrets étaient gangrenés par un «cabinet fantôme» et le Ministre de la guerre hostile a toute réforme agraire et dévoué aux méthodes brutales de "pacification" - redoutait ce coup d'état qu'il voyait se profiler.

 

7) Ces derniers furent convertis à la doctrine de l'endiguement via les bases militaires américaines qui furent installées sur le territoire brésilien à la fin de la guerre

8) Les producteurs de sucre et de cafés rêvant "d'un destin international similaire à celui de la Banana Product"

 

 

Une profonde aspiration à l'égalité et au respect

 

Les étoiles les plus filantes  est aussi un roman sur la condition des Noirs, et leur aspiration légitime à l'égalité et au respect. 

Au travers de son héroïne américaine, Estelle Sarah-Bulle rappelle ainsi la réalité de ce qu'était la ségrégation raciale aux Etats-Unis (9), pays refusant même de reconnaître comme siens «les jeunes noirs enrôlés pour prouver leur valeur» ; et où «Les Noirs qui jouaient sur scène à Carnegie Hall devaient entrer par les coulisses», le combat à mener à Holywood en tant que femme noire étant «presque insurmontable».

Et elle a de plus le grand mérite de faire une sorte d'état des lieux des discriminations raciales dans le Brésil de l'époque, remettant en cause le mythe de la "démocratie raciale" (10), prétexte à un «métissage organisé à sens unique : toujours plus pâle et toujours s'éloigner du primitif».

 

Le Brésil, pays au monde qui accueillit de loin le plus d'esclaves et où l'abolition définitive de l'esclavage fut très tardive, comptait «une population majoritairement noire jusqu'au siècle dernier que l'Etat avait blanchie» en favorisant une immigration européenne. Et dans ce Brésil des années 1950 qui «du Président au cireur de chaussures, se proclamait métis», les discriminations raciales restaient fortes.

Il y avait «des bals réservés à l'oligarchie blanche» et il était très difficile pour un Noir de se faire servir dans les boutiques réservées aux touristes. Dans l'appartement de luxe de la jeune Nara où se réunit toute une jeunesse bohème, un musicien noir même invité ne peut passer seul «la barrière des portiers» pourtant «plus nègres que lui». Et il est tout aussi impossible pour une actrice talentueuse de faire carrière et d'ambitionner plus qu'un rôle de servante. Même dans le football, malgré la victoire de Pelé, il reste difficile «d'être respecté en tant qu'être humain».

La société ne voit en effet dans les Noirs que «des inférieurs négligeables» destinés à des emplois subalternes.

9) Où cette dernière ne fut juridiquement totalement abolie qu'en 1968

10) L’usage de cette expression dans la littérature académique spécialisée semble revenir en premier à Charles Wagley. "Le Brésil est renommé mondialement pour sa démocratie raciale", affirme-t-il en 1952 dans l’introduction au premier tome d’une série d’études sur les relations raciales au Brésil parrainée et financée par l’UNESCO

 

Illustration de Tiffet

L'auteure illustre de plus très concrètement le "complexe du colonisé" décrit en 1952 par Franz Fanon dans Peau noire, masques blancs (11), tant au niveau des individus que de ce pays qui cherchait à «dissimuler sa part africaine», rêvant d'être considéré comme «une nation blanche et moderne» pouvant traiter d'égal à égal avec les autres nations.

Dans un processus quasi schizophrénique, Gipsy, cette même actrice américaine «qui se tenait toujours sur ses gardes, comme lorsqu'un Blanc approchait de la ferme» aurait «voulu se fondre dans les valeurs américaines comme dans un bain mousseux au fond d'une baignoire immaculée». Une héroïne qui est reconnaissante à son mari blanc de «partager avec elle ses émotions d'égal à égal», d'être un homme manifestant du respect envers les autres, quelle que soit leur couleur de peau, leur richesse ou leur pauvreté.

Et l'auteure met en lumière ce "colorisme" (12) faisant des ravages. A force d'être confrontés à des situations humiliantes, les Noirs, ayant intériorisé le regard méprisant porté sur eux, cherchaient en effet à imiter les Blancs pour améliorer leur image et leurs conditions de vie, obsédés par le défrisage et le lissage de leurs cheveux crépus et l'éclaircissement de leur peau.

 

Les étoiles les plus filantes  est ainsi un beau livre riche et complexe, plein de rêve, de vitalité et d'humanité qui aborde sans grandiloquence, par petites touches légères, les difficiles conditions de vie des Noirs il y a soixante ans. Et, sur ce point comme sur l'ingérence dominatrice américaine dans les affaires du monde, il s'avère malheureusement encore d'actualité.

 

Un deuxième roman à la fois tendre, joyeux et mélancolique qui, au-delà de sa valeur littéraire, s'avère un «geste politique», et confirme le grand talent d'écrivaine d'Estelle-Sarah Bulle.

11) https://books.openedition.org/pup/11603?lang=fr

12)Sarah_Bullehttps://www.lemonde.fr/afrique/article/2018/04/26/le-colorisme-et-les-cremes-eclaircissantes-legs-invisibles-de-la-colonisation_5291161_3212.html

 

 

 

 

 

 

 

 

Les étoiles les plus filantes, Sarah-Estelle Bulle, Liana levi, 26 août 2021, 384 p.

 

A propos de l'auteure :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Estelle-Sarah_Bulle

 

EXTRAIT :

I

Un tournage à Rio

Juin 1958

«Nous ne t'aimons pas. Tu n'es pas comme nous. Tu serais plus convaincante en poule, en pute. Tu n'es pas ce que nous voulons. Tu n'es pas ce que veut le studio.»

Joyce Carol Oates, Blonde

1

p.15/16

Adossé à la voiture ouverte, Augusto s'épongeait le front. Avec cette chaleur, l'habitacle du véhicule était un enfer. De retour au garage, il vérifierait le niveau d'eau et démonterait le moteur, histoire de le désencrasser. Il adorait chouchouter cette vieille Willys dont la couleur vert bouteille lui donnait un chic tout à fait approprié à l'accueil de ses deux passagers. Il lui faudrait rouler vite pour espérer gagner un peu d'air et sentir enfin le parfum de l'océan plutôt que celui du cuir en surchauffe. Le jeune homme ne quittait pas des yeux les portes de sortie de l'aéroport, de peur de manquer l'homme et la femme qu'il attendait. Un couple venu de France. De Paris. Il éprouvait une certaine fierté à l'idée d'accueillir deux personnalités du monde du cinéma. Il étudia une nouvelle fois la photo découpée dans un journal que lui avait tendue sa patronne avant de le laisser partir. Sur le portrait, l'homme avait l'air sûr de lui. Bien bâti, la quarantaine, visage avenant pour ce qu'on voyait de son profil, il regardait sa partenaire d'un air ouvert et satisfait. La jeune femme à ses côtés souriait en esquissant un pas de danse. Frange et queue de cheval adolescentes. Très «jeune fille en vogue». La mauvaise qualité du papier ou de la photo ne permettait pas de bien distinguer ses traits. «Elle a quand même l'air pas mal, cette neguinha,», pensa le jeune homme. Il se demanda si la France traitait tous les Noirs de manière correcte. Dans ce cas il y ferait bien un tour.

Augusto n'osait pas déboutonner le haut de sa chemise. Il avait le dos trempé, mais ne voulait pas avoir l'air débraillé. Il songea avec inquiétude qu'ils l'interrogeraient peut-être sur l'histoire de Rio. Il n'en connaissait quasiment rien. Du moins pas des histoires à raconter à des gens venus de Paris. Il portait en lui Rio depuis sa venue sur Terre dix-neuf ans plus tôt. Mais c'était un Rio de boue et d'herbes folles, de saladiers de quentão explosant en gerbes durant les fêtes de fin de semaine. Un copain guyanais lui avait dit que, dans son bourg natal, quand une soirée risquait de mal tourner, les gens s'empressaient de partir en disant que ça finirait comme une fête brésilienne.

(…)

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Publié dans Fiction, Histoire

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