Rien ne t'appartient, de Nathacha Appanah

Publié le par Emmanuelle Caminade

Rien ne t'appartient, de Nathacha Appanah

Après Tropique de la violence qui nous transportait dans une Mayotte infernale bien loin des clichés exotiques et Le ciel par-dessus le toit, petit conte consolateur se passant en France, l'écrivaine mauricienne et française d'adoption, qui est aussi journaliste, nous ramène dans une île de l'océan indien. L'essentiel de son dixième roman se déroule en effet dans un pays jamais nommé dans lequel on reconnaît aisément ce violent Sri-Lanka où la situation des femmes est particulièrement difficile.

 

 

 Et encore et encore, le cœur – enfoui aussi profondément que jamais dans la poitrine humaine, ses quatre cavités exposées à l'amour, à la joie, à la douleur, et aux petits puits de désespoir qui les séparent. »
(Epigraphe de Jamaica KINCAID, "Au fond de la rivière")

​​Rien ne t'appartient  traite de la vie et de la mort, des ténèbres et de la lumière : de cette vie éphémère contrastée faite d'horreur et de beauté, de joie et de douleur. Une vie à laquelle on s'accroche le plus souvent, sauf quand le désespoir fait lâcher prise. Et Nathacha Appanah y pénètre avec grande empathie le cœur d'une héroïne en plein désarroi, enfermée dans sa douleur et sa solitude.

Dans ce court et singulier roman l'auteure reprend de plus nombre de thèmes qui lui sont chers : ceux de l'appartenance et de l'identité, de la mémoire et de l'oubli, de la résilience, comme de la vérité et du mensonge … Et, une quinzaine d'années après une longue enquête (effectuée pour le magazine Géo) auprès d'une population srilankaise éprouvée par un cataclysme meurtrier, elle y réinvestit cette expérience journalistique qui l'avait bouleversée, montrant combien le temps de la fiction, nécessitant rêverie et flânerie, n'est pas celui du reportage (1).

1) Cf l'interview de Annie Lebot du 24/08/17 pour La gazette mag : ici

 

 

Le roman démarre trois mois après la mort d'Emmanuel, le mari de l'héroïne. Un homme merveilleux qui, il y a plus de quinze ans, a ramené «d'un pays ravagé» cette jeune femme discrète : le seul capable de la «maintenir debout», entière, de «faire barrage» à la remontée de sa «vie d'avant». Et depuis sa disparition, la «vie fabriquée» de celle qu'il appelait Tara s'est écroulée. Hantée par «une autre moi», cette dernière perd en effet pied, semblant se dédoubler : «Depuis qu'Emmanuel est mort, elle ne se contente plus d'habiter mes rêves, cette fille. Elle pousse en moi.»

Tara ne se sent «pas assez forte pour résister à la remontée, à la vague». Recroquevillée dans son appartement laissé à l'abandon, elle attend son beau-fils Eli en soliloquant, emportée à la dérive dans ses rêveries et en proie aux hallucinations et à la peur. Des bribes de son passé occulté surgissent pêle-mêle : des images, des odeurs, des gestes et des bruits, des «syllabes» sur lesquelles il lui semble qu'elle a déjà dansé. Mais, émettant des sons «comme un petit enfant», elle ne réussit pas à réapprendre à les déchiffrer, à les relier en leur donnant un sens : «Il y a un mur entre certains mots et moi, entre certains événements et moi. Je tente désespérément de les atteindre mais c'est comme s'ils n'existaient plus.»

Après la visite d'Eli - qui seul la rattache encore au réel - elle comprend que «c'est le début de la fin» pour elle, qu'il est trop tard pour «éviter l'inéluctable» : «Il est temps que ça s'arrête». Tout son esprit, retrouvant soudain sa clarté, se tend désormais vers cette issue fatale qu'elle planifie avec précision. Préférant emporter son secret avec elle, car raconter la vérité à Eli lui serait insupportable, elle sort alors de son appartement après avoir entrevu une dernière fois son reflet dans le miroir, sans vraiment savoir s'il s'agit de celui de Tara ou de Vijaya. Et, son corps semblant «s'extirper d'elle», elle s'élance au devant de la mort.

«En équilibre au dessus de l'eau, au-dessus de [soi]-même», elle aurait cependant aimé arracher l'infime partie d'elle-même «qui refusait ce geste» et «l'écouter raconter son histoire». Un ultime souhait que l'auteure va exaucer.

Après avoir ainsi attisé la curiosité du lecteur, Nathacha Appanah s'attache en effet à replacer les morceaux du puzzle et à révéler cette autre partie de son héroïne, ravivant les souvenirs de sa vie dans son pays natal avant qu'elle ne devienne Tara : une vie merveilleuse de douceur qui brutalement sombra dans l'horreur.

 

 

Le livre comporte seize chapitres se répartissant de manière très inégale en deux parties. «Tara», qui se déroule "ici" (non précisé) et "maintenant" sur une quinzaine d'heures, fait ainsi l'objet de quatre chapitres couvrant une quarantaine de pages, et «Vijaya», long flash-back de près de cent pages, nous entraîne très «loin d'ici», dans l'île de son héroïne-narratrice, pour reconstituer sa vie jusqu'à sa rencontre avec Emmanuel à l'âge de vingt ans. Et la fin du quatorzième chapitre fait habilement écho à celle de la première partie : une fin suspendue au-dessus de l'eau (2) où l'héroïne, affrontant déjà la mort, choisit au contraire de s'accrocher à la vie. Tandis que, après la disparition de ce double "je", le dernier chapitre ménage un épilogue intitulé «Eli» raconté à la troisième personne du point de vue de ce personnage. Un personnage qui, contrairement au lecteur, ne saura rien de Vijaya, n'aura jamais connu la vraie Tara.

Rien ne t'appartient, roman très intériorisé, nous fait pénétrer le ressenti de son héroïne-narratrice Tara/Vijaya, Nathacha Appanah ayant choisi de plus une narration au présent nous la rendant encore plus proche. Et, dans la seconde partie remontant le temps, qui constitue le cœur du livre, le souvenir encore vibrant du ressenti de l'enfant ou de l'adolescente qu'elle était se double du recul de l'adulte connaissant la suite des événements.

On retrouve avec plaisir la belle écriture poétique et sensuelle aux images simples mais puissamment évocatrice de l'auteure. Une écriture sensorielle et suggestive passant essentiellement par le corps, qui est à la fois très visuelle et musicale. Une écriture dansante, rythmée et contrastée qui épouse les perceptions et les émotions ou les rêves de son héroïne en jouant sur la longueur des phrases et leur ponctuation (ou leur absence de ponctuation), sur les répétitions et les anaphores, les énumérations et les inventaires, recourant parfois aux mots agglutinés et aux onomatopées.

2) Avec reprise d'une même formule, d'une présentation typographique suggestive et d'une absence de point final

La grande vague au large de Kanagawa, K. Hokusai (détail)

Quant au titre de ce roman dur et lumineux, intense et mélancolique, il semble ambivalent. S'il reprend précisément une phrase adressée à l'héroïne dans ce refuge où, à l'instar de ses compagnes, elle fut dépossédée de ses objets personnels, de sa longue natte et même de son nom : de sa singularité et de son identité, il renvoie plus largement à la vanité de ce monde où disparaissent les personnes et les choses qui nous sont chères. Où «tout ce qui est beau nous est arraché» : «Tout glisse, écrasé ou balayé. Rien ne reste».

«Les gens passent, ils ressemblent à des jouets en plastique qui flottent dans l'eau» et, emportés par la vague inéluctable du temps, ils finiront tous sous le même linceul : «Sous leur linceul blanc, elles sont toutes les mêmes ».

Si les individus croient que leurs souvenirs sont «des choses qui [leur]appartiennent à jamais», ils verront, comme Tara, ces derniers s'effriter et s'effacer et ne sauront plus toujours «nommer les choses». Ils verront leur vie d'avant se réduire à une sorte de répertoire hétéroclite et chaotique auquel ils tenteront  de se raccrocher : à «un fauteuil, un problème de mathématiques, une alcôve, un garçon qui danse, une lumière jaune»...

fleurs de frangipaniers

Et, tout comme Marie-Hélène Lafon dans Histoire du fils, Nathacha Appanah exalte avec nostalgie dans ce roman le paradis perdu de l'enfance, de cette enfance qui perçoit la vie comme éternelle. Une perception morcelée, innocente et gourmande qui, dans un assemblage d'images, de sensations ou de petits faits, capte le monde dans la plénitude virevoltante de l'instant, conjuguant ainsi "la joie brutale de l'appartenance" :

«Pendant longtemps, je suis persuadée que la vie est ainsi découpée en plusieurs bouchées. Les bougainvilliers et les hibiscus, les iris d'eau, l'écho de ma voix dans le puits, les fleurs de frangipaniers, le rire de mes parents, la lune qui ensorcelle ma mère, les bananiers et les palmiers, le coassement des grenouilles et le chant des oiseaux, les fourmis en file indienne, les devoirs et les leçons à n'en plus finir, les crêpes fines d'Aya que j'engloutis alors qu'elles sont brûlantes, les noix de coco qui tombent lourdement au sol, le nid d'abeilles à l'arrière de la maison, les nuages noirs qui naissent toujours au-dessus du bois, la pluie que j'attends parce que j'aime entendre les premières gouttes sur le toit, la voix de mon père qui ne vacille pas à la radio, les claves de Rada, tât taï taam dîth taï taam. Pendant longtemps je crois que ceux que j'aime et ceux qui m'entourent sont éternels.»

(p.71)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Rien ne t'appartient, Nathacha Appanah, Gallimard, 19 août 2021, 160 p.

 

 

A propos de l'auteure :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Nathacha_Appanah

 

 

EXTRAITS :

TARA

1

p.27/28

(…) Je suis assise sur un lit en fer poussé contre le mur je suis seule dans une case en tôle j'entends un grésillement c'est cette ampoule au plafond qui est nue et qui émet une lumière jaunâtre une lumière sale une lumière floue et ça me donne l'impression d'être sous l'eau. Je vois le devant de ma robe à petites fleurs trembler tant mon cœur s'emballe, pourtant cette peur me maintient en vie, je le sais, c'est un fil électrique qui court le long de ma colonne vertébrale c'est un état où mon corps tout entier est en tension comme si j'étais prête mais à quoi je ne sais plus. J'ai déjà affronté cette peur je la connais c'est un chien méchant que je garde à mes pieds et en qui je n'ai pas tout à fait confiance, peut-être qu'un matin il se retournera contre moi, peut-être qu'il me prendra à la gorge dans mon sommeil, mais pour l'instant il est là calmement assis et si je continue à me tenir tranquille si je continue à faire exactement ce qu'on attend de moi, bientôt viendra le moment où je maîtriserais cette peur, où je dominerai pour toujours ce chien. Soudain dans le jaune brouillé de cette chambre il y a un mouvement dans l'angle le chien se réveille la peur irradie dans tout mon corps je ne suis plus seule.

Ce que je suis par terre, nue, haletante, en sueur, avec cette impression d'être sortie d'un long rêve, ce que je suis maintenant, engourdie par une longue fatigue à laquelle j'aimerais céder, ce que je suis, le corps en chien de fusil, l'esprit embrumé. Je ne sais pas. Peut-être pourrais-je rester ainsi, jusqu'à ce que le jour disparaisse complètement. Jusqu'à ce que l'encre de la nuit recouvre tout ? (…)

 

VIJAYA

6

p.73/74

Jamais personne ne m'a expliqué ce que c'est que d'être une fille dans ce pays. Personne ne m'a dit : attention à la manière dont tu cours dans la rizière en agitant les bras comme si tu voulais t'envoler, ne chante pas comme ça tous les matins quand tu te réveilles, prends garde aux sourires que tu offres à n'importe qui, ne t'allonge pas sur la véranda à côté du chien pour écouter aux portes quand les gens viennent voir ta mère, ne t'assieds pas tous les soirs sur les genoux de ton père, ne te lave pas les cheveux près du puits sans te préoccuper de qui peut te voir, ne vole pas l'huile de groseilles des bois dans l'armoire de ta mère pour t'en enduire la chevelure, ne ris pas à gorge déployée quand tu gagnes à la belote, ne te mets pas à danser quand ta chanson préférée qui parle d'amour et de chagrin passe à la radio, et surtout, ne ramasse jamais, jamais, une fleur de frangipanier fraîchement tombée pour la mettre derrière ton oreille.

(…)

Personne ne m'a jamais dit : écoute bien la radio quand elle parle de ces gens qui sont sortis de leur lit en pleine nuit par des soldats et qu'elle annonce que la mort est brutale, que la mort est violente. Personne ne m'a dit : demande à ton père ce que signifie la mort par pneu enflammé, demande à ta mère ce que c'est qu'une fille gâchée, demande à la cuisinière que tu appelles affectueusement Aya comment elle a fait pour choisir entre ses trois enfants quand l'armée lui en a demandé un pour prouver son allégeance, demande à Roy comment son œil est mort, insiste pour savoir pourquoi il est parti. Personne ne m'a dit : écoute bien la radio, un jour ce sera toi à genoux. Personne ne m'a dit : profite de ce ciel, de cette terre, de cette eau pendant qu'il est encore temps. Vautre-toi dedans, plonge, avale, étouffe-toi avec un peu, bientôt ce sera fini, bientôt tu sauras ce que c'est, une fille de ce pays.

 

Publié dans Fiction

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