Mahmoud ou la montée des eaux, de Antoine Wauters
Tout comme dans son premier roman Nos mères, Antoine Wauters nous entraîne dans un pays ayant sombré dans l'enfer de la guerre.
«L'histoire est la même.
Toujours.»
Et c'est peut-être en raison de la dimension malheureusement universelle de toutes les violences que l'auteur n'a jamais cherché jusqu'ici à situer ses histoires dans un cadre spatio-temporel précis (1) ni à faire très ostensiblement référence à des faits ou des personnages réels. Aussi Mahmoud ou la montée des eaux fait-il exception.
Il se déroule en effet sur les bords du lac artificiel el-Assad, dans ce bassin de l'Euphrate berceau de la civilisation, à l'époque où les Forces Démocratiques Syriennes et celles de la coalition tentaient de reprendre le barrage de Tabqa (ouvrage voulu par Hafez al-Assad, le père de Bachar) aux djihadistes de DAECH qui en avaient fait leur fief sur la route menant à Raqqa. La virulence des combats dans cette zone sensible faisait alors craindre à la population une montée des eaux aux allures de déluge biblique (2) - cette eau qui monte et «bientôt (…) emportera tout» s'avérant pour l'auteur la métaphore de l'engloutissement à venir de nos vies.
1) Même si on pouvait aisément deviner le Liban dans ce pays du Proche orient en proie aux guerres civiles dans Nos mères’
2)https://www.liberation.fr/planete/2017/03/28/syrie-au-barrage-de-tabqa-la-menace-du-deluge_1559001/
On peut voir dans ce parti-pris d'ancrer si précisément son récit une volonté d'Antoine Wauters de témoigner de l'histoire de la Syrie, de ce pays qui «a vécu et (…) n'existe plus». Une histoire qui doit être contée «pour ne pas oublier». Et il le fait au travers d'un vieux héros dont le profond désespoir génère une création poétique intense et bouleversante : celle d'un poète qui «a dans le sang» son beau et malheureux pays et chante sa terre disparue en écrivant dans «le huis clos» de sa pensée. Il donne de plus à son roman la forme de ces poèmes en vers libres «privés du mètre et de la rime traditionnels» composés par ce héros dont le prénom Mahmoud semble un hommage au grand poète de la Palestine (3).
Et, célébrant la lumière engloutie de la vie et de l’amour grâce au pouvoir de l’écriture, l'auteur innove aussi en ne creusant pas directement ce territoire de l'enfance qu'il affectionne (4) mais en s'attachant cette fois-ci à la vieillesse : «vieillir, c'est devenir l'enfant que plus personne ne voit».
3) Mahmoud Darwich
4) Comme dans Nos mères ou Pense aux pierres sous tes pas
«Je suis seul et perdu de ce côté du jour.»
Mahmoud est un vieillard solitaire en profonde souffrance depuis la mort de son épouse Sarah. Un homme brisé sans nouvelles de ses enfants partis au combat, qu'il culpabilise de ne pouvoir protéger. Il n'a plus la force de se battre car pour lui «il n'y a plus d'espace» mais seulement «du temps et du souvenir».
Chaque jour, tandis que gronde la guerre dans un monde désormais vide, il rame sur les eaux de ce lac ayant englouti les arbres, les champs, le village et la maison où il vivait autrefois heureux avec ses parents. Et il soliloque comme un fou sur sa barque «à mi-chemin entre les mondes».
Mahmoud ou la montée des eaux nous fait ainsi entendre «juste la parole d'un vieillard sur une barque» que personne ne semble écouter, excepté ce lac qui le comprend, témoigne de ce qui fut et le console. Parole d'un poète qui échappe ainsi à sa douleur :
«Quand je rame je n'y pense plus.
Je ne sens rien.
Je revois mon enfance.»
Du fond de l'eau il entend des voix qui l'appellent, il entend Sarah murmurer son nom avec tendresse et, saisissant ses palmes et son tuba, il plonge et s'éloigne de tout pour rejoindre son passé enfoui dans cette eau noire. Il tente d'atteindre «toute une galaxie de particules insaisissables composées de millions et de millions de moments, lieux, odeurs, douleurs, visages, mots et silences qui ont rempli [sa] vie». Une vie intimement imbriquée dans l'évolution politique de son pays.
Mais peu à peu il va perdre pied et passer de l'autre côté du jour, n'aspirant plus qu'au néant : «Le vide. / L'accession à l'oubli.». N'aspirant plus qu'à mourir en paix comme Don Alvaro chantant cet air aimé de La force du destin de Verdi qui souvent le berce (5) : "Muio tranquillo" ("Je meurs en paix").
5) Duo Solenne in quest'ora, Acte III, sc. 2 : (…) "Muio tranquillo"
Jonas Kaufmann (Don Alvaro), Ludovic Tézier (Don Carlo)
Le roman est divisé en dix-huit chapitres dotés chacun d'un titre qui ébauchent une sorte de dialogue entre le monde des morts, des disparus et celui des vivants. Il alterne ainsi, d'un «côté du jour» à l'autre, quinze poèmes en vers libres où Mahmoud s'adresse à Sarah et se remémore des scènes de son enfance et toute sa vie avant elle et avec elle, et trois narrés à l'inverse du point de vue de Sarah s'adressant à son mari.
Des poèmes intégrant ça et là des vers (traduits) de poètes syriens, du poète iranien Sahrab Sepheri et de l'Israélien Amos Oz, et où l'on retrouve avec plaisir la très belle écriture simple, concrète et lumineuse aux images surprenantes d'Antoine Wauters. Une écriture musicale, rythmée et parfois haletante, ménageant de nombreuses respirations (en retournant souvent à la ligne après de courtes phrases) et se prêtant magnifiquement à la lecture à voix haute (6), l'auteur étant poète avant même d'être romancier.
6)https://www.youtube.com/watch?v=m1tzmWjb2yQ
Outre qu'il retrace la vie d'un héros faisant écho à l'histoire de la Syrie, ce roman exaltant une écriture poétique «qui demande folie et foi» reprend deux thèmes chers à l'auteur : celui de la mémoire et de l'oubli et du pouvoir des mots.
Le héros, «dévoré par l'écriture», rame sur ce lac du temps recélant en ses profondeurs tout un village, tout un monde englouti, disparu mais néanmoins toujours là. Et «Mahmoud des eaux» en y nageant peut revoir le «Mahmoud des prairies» qu'il était enfant et rejoindre «la mémoire des choses». Il peut plonger dans ce monde étrange du rêve et du souvenir : dans cette «eau noire de la mémoire» qui est «source d'éblouissement» :
« Je suis de l'autre côté.
Dans le monde des souvenirs.
Tout est là et tout est parti.
Qui a dit que vieillir c'est oublier ? »
Tout ce roman semble ainsi une vaste métaphore nous entraînant avec son héros sur la barque de l'écriture, d'une écriture poétique qui, si elle ne ressuscite rien, «nous lie à ce qu'on ne voit pas» et illumine la nuit. Et Antoine Wauters y célèbre la puissance de ces mots, seuls capables d'ouvrir «la double porte du rêve et du souvenir».
Peu importe alors qu'«à la fin tout s'effondre», que les choses et les gens disparaissent, «ils sont toujours là». Et le poète aura toujours «les mots pour les chercher» :
«Les mots comme des filets à papillons
pour nos causes perdues.»
Un roman à l'écriture poétique lumineuse et d'une humanité bouleversante, qui est sans doute le plus beau de l'auteur.
Mahmoud ou la montée des eaux, Antoine Wauters, Verdier, 26 août 2021, 144 p.
A propos de l'auteur :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Antoine_Wauters
On peut lire les premières pages : ICI