Mangeurs de monde, de Jean-Michel Neri
Arboriste-élagueur aimant la nature et l'histoire et fasciné par la culture japonaise, Jean-Michel Neri est aussi écrivain. Et ses deux romans, La peau de l'olivier donnant la parole à un arbre millénaire et Minoru faisant se rencontrer au XVIIIème siècle un samouraï japonais en exil et une famille corse fuyant la justice paolienne, témoignaient déjà de ces passions qui nourrissent également ce recueil bilingue français/corse.
Mangeurs de monde / Manghjamondi regroupe neuf courtes nouvelles traduites en corse essentiellement par l'auteur lui-même (1), dont quatre ont été écrites en 2019/2020 dans le cadre de l'atelier littéraire Zia Peppa animé par Marc Biancarelli (2) et publiées sur le blog Fulgurance & Cie (3)- Centu passi, la version corse de Cent pas ayant de plus remporté le prix Tonu è Timpesta 2020.
1) On doit cependant la traduction corse de Mirabilis à Jean-Yves Acquaviva, et celle de Un matin, la fin / Una mani, a fini à Marcu Biancarelli
2) Freeman Island, Cent pas, Un matin, la fin, Villa Grimaldi
3) https://fulgurancescie.blogspot.com/
L'auteur nous fait voyager dans le monde et les époques.
Trois nouvelles se focalisent sur les Indiens durant la conquête de l'Ouest américain. American river s'attache ainsi aux ravages des terres et à la déchéance des hommes consécutifs à l'installation des Blancs, tandis que Cent pas décrit la cruelle poursuite d'un Indien dans la plaine et que Un matin, la fin nous conte la fuite d'un enfant, seul rescapé d'un massacre.
Trois autres nouvelles évoquent l'Afrique. Dans Freeman Island, suite au naufrage d'un bateau négrier, un esclave échappe à ses chaînes et se retrouve seul sur un îlot désert avec son ancien bourreau. Dans Mirabilis, un jeune botaniste autrichien envoyé dans la colonie portugaise angolaise part à la recherche d'une mystérieuse plante indigène qui rendrait immortel. Et dans Sahara, un Corse lui-même victime de la colonisation et n'ayant eu d'autre issue que de s'engager dans l'armée d'Afrique se retrouve paradoxalement à participer à la sanglante conquête de l'Algérie.
Aotearoa confronte des guerriers maoris aux envahisseurs étrangers débarquant sur leur rivage océanien et Villa Grimaldi met en présence un vieux Corse sédentaire «ultime recéleur des valeurs d'antan» et une jeune et belle femme aux mœurs libres en villégiature dans l'île. Et dans Ogushi-san - qui se déroule au Japon et s'inscrit dans ce recueil comme une sorte de parenthèse apaisée -, l'auteur semble vouloir initier le lecteur à une vision plus harmonieuse du monde, lui décrivant le parcours d'un héros suivant les préceptes d'un vieux moine boudhiste jardinier devenu son mentor.
Dans ces nouvelles, Jean-Michel Neri s'intéresse ainsi essentiellement à l'histoire des nations ayant bâti leur empire sur les conquêtes coloniales et l'esclavage. Mettant en scène les peuples vaincus (4) et la violence prédatrice dont ils furent victimes au travers de ses héros, il y éclaire le choc de la confrontation des cultures, des modes de vie et de pensée, magnifiant une autre représentation du monde et de la place qu'y occupe l'homme.
4) Comme nombre d'écrivains corses particulièrement sensibles à une vision différente de l'histoire qui ne soit pas écrite par les vainqueurs
Le choc de la confrontation des cultures
La thématique principale de Mangeurs de monde est celle de la confrontation des cultures, Jean-Michel Neri insistant sur l'incompréhension (5) résultant certes de la langue mais plus encore des différences de structures mentales et de représentation du monde.
Au-delà de la violence des conquêtes illustrée par ces nouvelles, le processus d'acculturation s'y révèle très destructeur, les terres accaparées étant outrageusement déforestées et les hommes dominés s'enfonçant dans l'hébétude de l'alcool et perdant leur dignité (American river), quand ils ne sont pas carrément réduits à l'esclavage (Freeman Island).
Ces envahisseurs prédateurs, ces «mangeurs de monde» emplis d'orgueil ne respectant ni l'héritage du passé ni les cultures indigènes non seulement s'approprient des territoires par la force mais y changent les noms de lieux : «Nul ne comprit que Poombok rejoignait les eaux libres de la Mokelumne, la rivière de son peuple que les cartes des mangeurs de monde nommaient dorénavant American river». On a de même oublié que cette île de Nouvelle-Zélande avait initialement été nommée Aotearoa par les autochtones.
Gommant les savoirs indigènes dont il profite, le botaniste autrichien de Mirabilis renomme, lui, cette plante merveilleuse bien connue d'eux en s'arrogeant la gloire de sa découverte, tandis qu'un Ecossais incarnant l'arrogance de la science nouvelle s'y moque de ceux qui ne savent pas repérer les lieux sur une carte mais vous y conduisent pourtant les yeux fermés.
5) Incompréhension particulièrement manifeste dans Aotearoa, mais aussi dans Freeman Island ou Mirabilis ...
Symbolique de l'arbre et harmonie de l'homme avec la nature
Jean-Michel Neri recourt de plus à la symbolique de l'arbre dans les sept premières nouvelles de son recueil, exaltant ainsi cette harmonie profonde entre l'homme et la nature détruite par ces orgueilleux prédateurs. A travers l'arbre, refuge et symbole de vie incarnant le mystère sacré des origines, il déplore cette humilité perdue des hommes face à une immensité qui les dépasse.
Dès la nouvelle introductive (American River), il éclaire ainsi dans une vision apocalyptique les saccages de ces Blancs venus de l'Est qui, dans leur frénésie urbaine n'épargnant aucun arbre, muent avec cupidité cette terre généreuse autrefois couverte de forêts giboyeuses en enfer – alors que les Indiens, ne prélevant que le nécessaire, n'auraient jamais «pris le risque d'en perturber les cycles». Une mue, un «lissage» prétendument «utile à l'avènement humain. Du moins à ces humains-là»(6).
Dans la seconde nouvelle (Freeman Island), l'auteur évoque ces hommes noirs «pris ensemble dans la grande forêt» et traînés vers la côte pour subir l'enfer de l'esclavage, tandis que dans Cent pas le héros poursuivi, à découvert dans l'étendue vierge de la plaine, espère échapper à son poursuivant en arrivant jusqu'aux arbres. Le héros de Mirabilis débouche, lui, sur une vaste étendue rocailleuse où «des squelettes d'arbustes donnaient ça et là l'illusion de la vie» et s'avère fasciné par l'incroyable «exubérance végétale» de cette plante semblant «un témoin vivant des origines». Face à l'immensité inconcevable du vaisseau s'approchant de leur rivage, les Maoris de Aotearoa ne peuvent recourir qu'à la métaphore de l'arbre (7) et, seul au monde et terrifié après le massacre des habitants de son village, le jeune rescapé de Un matin, la fin s'enfuit dans les bois, écoutant la respiration rassurante de cette forêt où arbres et animaux sont «les seuls êtres familiers encore en vie».
Ogushi-san enfin, s'avère un hymne au rituel ancestral de la taille. Monsieur Ogushi, en toilettant les arbres minutieusement, «millimétriquement», a l'impression de participer «à quelque chose de bien plus grand que lui». Assis sur une branche «comme dans un nid», il se laisse submerger par «la puissance sereine» des trois ginkgos majestueux du Parc Zempuku-ji, lui est son outil paraissant «minuscules dans l'immensité verte».
6)Le narrateur introduisant un doute sur leur qualité d'homme ou de «bêtes» comme dans Un matin, la fin
7) «Le tronc flottant d'un arbre gigantesque» déployant «ses immenses perches vers le ciel»
Jean-Michel Neri maîtrise parfaitement l'art de la nouvelle. Alliant concision et ellipses suggestives, il ne délivre ses précisions que progressivement et avec parcimonie, ce qui entretient le mystère. Et il sait tendre ainsi son récit jusqu'à son dénouement - qu'il soit le plus souvent inattendu sous forme de chute ou plus ouvert.
Et il faut surtout louer la manière habile dont il recourt à une riche palette de procédés narratifs épousant intimement la teneur de chacune de ses nouvelles, sachant notamment pleinement jouer des temporalités et des angles de vue.
S'il privilégie une narration classique au passé simple (et n'est point rétif à l'imparfait du subjonctif), il sait quand recourir au présent de manière signifiante. Dans American River où l'absurdité du destin de Poombok est narrée au passé simple, l'adoption soudaine d'un vivifiant présent vient ainsi seulement accompagner l'engloutissement du héros par une crue rédemptrice. Cent pas par contre est entièrement narré dans un présent haletant, ce qui convient à une poursuite. Et la fuite du jeune héros de Un matin, la fin racontée de même au présent est interrompue par un flash-back au passé évoquant le massacre dont il a réchappé...
De même, si la plupart des nouvelles sont racontées à la troisième personne, d'un point de vue surplombant et omniscient, l'auteur use parfois du "je" à bon escient, notamment dans Sahara où la confrontation de deux fils narratifs à la première et à la troisième personne souligne le paradoxe du comportement du héros (8) - un paradoxe encore accentué par l'emploi du présent dans ce second fil, qui donne intensité au rappel du vécu corse du héros enfant comme à son retour ultérieur dans l'île. Et l'emploi de la première personne dans Cent pas, facilitant l'empathie, permet au lecteur d'éprouver l'effroi de ce héros poursuivi voyant son ennemi peu à peu se rapprocher. Un emploi participant également d'une narration magistralement cinématographique où, après un large et magnifique plan en plongée sur la poursuite et un court zoom sur le poursuivant, la caméra serre au plus près le poursuivi.
Dans Mirabilis, récit au style parfois poétique et souvent ironique, Jean-Michel Neri, de manière très évocatrice également, recourt habilement à une association de décor et de situation dans une brève introduction pour inviter le lecteur à retrouver le héros vingt ans auparavant en Afrique (9). L'auteur manie par ailleurs avec élégance un humour noir décalé et percutant lui évitant de s'attarder complaisamment sur l'horreur des violences décrites, notamment dans Freeman Island (10) ou dans Villa Grimaldi (11). Et on notera qu'Ogushi-san se démarque aussi par une écriture intimiste, descriptive et poétique exempte, elle, d'ironie qui reflète l'harmonie entre l'homme et la nature en émanant.
8) On passe ainsi du héros accoudé à une balustrade en train de contempler le reflet de la lune sur les pavés mouillés londoniens à ce même héros accoudé au bastingage du bateau le menant du Portugal en Afrique, contemplant une lune semblable
9) Ponctuée d'un récit à la troisième personne (en italique) retraçant son enfance dans cette Corse victime des soldats français, la narration à la première personne de ce même Corse participant à la conquête de l'Algérie au sein de l'armée française vient ainsi souligner ce paradoxe
10) «Un regard bleu hébété clignote faiblement. Un coup de talon dans la face l'éteint complètement.»
11) «La femme se mit à hurler en se tenant la tête. Il se leva calmement et s'empara au passage d'un tisonnier. Ses yeux imploraient. Le premier coup au visage coupa le son.»
Ce cinquième ouvrage publié confirme ainsi l'exigence littéraire de la toute jeune maison d'édition corse Òmara qui ne se limite pas à la fiction purement romanesque, donnant aussi, pour notre plus grand plaisir, la place qu'elle mérite à la nouvelle (12).
12) On avait déjà beaucoup apprécié le recueil Utah (janvier 2022) de Nicolas Rey
Mangeurs de monde, Jean-Michel Neri, Òmara éditions, septembre 2022, 160 p.
A propos de l'auteur :
Né en 1966, Jean-Michel Neri vit en Corse où il a exercé le métier d'élagueur pendant plus de vingt ans. Il est aussi consultant dans le domaine de la préservation du patrimoine arboré et des oliveraies anciennes.
Outre deux romans, La peau de l'olivier (autoédition 2012) et Minoru (Colonna éditions 2015), il a publié un essai: Corse, les questions qui dérangent (éditions Yoran Embanner, 2017). Les Mangeurs de monde / Manghjamondi est son premier recueil de nouvelles en français et en corse.
Extrait bilingue :
Cent pas
p.24
Un seul trait fend la plaine, une saignée unique dans l’herbe folle où deux points minuscules filent l’un après l’autre à cent pas de distance. Plus avant, une pente boisée marque la rupture de plan, la limite sur laquelle le sillon changera forcément de nature, de trajectoire, se divisera peut-être. Soudain, le poursuivant s’arrête. Il expire deux fois, et épaule calmement. L’écart entre eux grandit rapidement.
Qui est-il ? Je n’en sais rien, ils se ressemblent tous. Il doit avoir mon âge, avec des nerfs plus solides que les miens. Mon frère non plus ne l’a pas senti venir. On pensait être discrets, tapis dans la mousse, à observer leurs allées et venues autour du feu. On comptait les fusils. Quand le coup a claqué, la tête de mon frère a tressauté juste à côté de moi et j’ai reçu son sang en plein visage. Sa tête est retombée et il est resté le nez planté dans la mousse. Je n’ai même pas vu ses yeux. Je savais qu’il était déjà mort. La terreur m’a saisi, je n’ai pensé qu’à m’enfuir. J’aurais pu prendre le fusil que la main inerte de Deux-Aigles agrippait toujours, j’aurais pu le viser avant qu’il recharge, j’aurais pu le tuer pour venger mon frère et revenir en brave, j’aurais pu… Au lieu de ça je cours, et je dois courir encore.
Les arbres se rapprochent, maintenant ils grossissent à vue d’œil. Plus que quelques pas et je pourrai me cacher, souffler un peu, tenter de brouiller ma piste.
Une détonation. Mon épaule est happée vers l’avant en me faisant tournoyer sur moi-même. Je m’affale au pied des premiers troncs, une douleur terrible me signifiant pourtant que je suis encore en vie.
(...)
Centu passi
p.103
Un frisgiu sanu sparte a pianura, una vanghina unica in l’erbaghju duve dui punti sfilanu unu appressu à l’altru, à centu passi di distaccu. Più avanti, una teppa buschicciosa annunzia un scambiu di pianu, una limita duve u solcu, pè forza, cambierà di natura, di via, forse si sparterà. U cacciadore pianta di colpu. Spira prufundamente dui volte, è spiana cun calma a so canna longa. S’allarga velocemente u campu trà elli.
Qual’hè quessu ? Ùn la sò mancu, s’assumiglianu tutti quant’elli sò. M’hè parsu ghjovanu quant’à mè, ma i so narbi sò di petra. Mancu u mo fratellu l’hà intesu vene. Noi crediamu d’esse bè piattati, chjinati in u marmuzzu, pè spià i muvimenti in giru à u fucone. Cuntavamu i fucili. Quandu hè statu sparatu u colpu, u capu di u mo fratellu hà trasaltatu ghjustu à cantu à mè, è aghju ricivutu u so sangue in piena faccia. U so capu hè ricadutu spenciulendu, u nasu ficcatu in u murzu. Ùn aghju mancu vistu i so ochji. A sapia ch’ellu era dighjà mortu. M’hà suffucatu u terrore è ùn aghju pinsatu ch’à fughje mi ne. Averia pussutu piglià u fucile da a manu sempre aguantata di Dui Acule, averia pussutu appuntà l’altru nanzi ch’ellu carchessi torna a so propia arma, l’averia pussutu tumbà pè vindicà u mo fratellu è vultà intantu chè bravu frà i mei, averia pussutu… In rialità devu corre, è corre senza cissà.
S’avvicinanu l’arburi, crescenu prestu avà. Calchì passu di più è puderaghju piattà mi, rifiatà un pocu, è pruvà d’imbruttà e mo orme.
Una fuciliata. A mo spalla hè spalluccata in avanti è mi face vultulià in piena corsa. Mi sfondu à u pedi di i primi fusti, un dulore tremendu mi face capì chì sò sempre vivu.
(...)