Utah, de Nicolas Rey

Publié le par Emmanuelle Caminade

Utah, de Nicolas Rey

Troisième livre publié simultanément en janvier dernier par les toutes nouvelles éditions Òmara (1), Utah est le premier recueil de nouvelles de Nicolas Rey, jeune auteur corse passionné d'Histoire et de littérature américaine. Il regroupe dix textes d'une quinzaine de pages tous écrits en français - langue dans laquelle il s'exprime plus spontanément - à l'exception du plus ancien, U maceddu di Sand Creek/ Le massacre de Sand Creek (2), traduit du corse par Marc Biancarelli : des fictions aux sources d'inspiration variées puisant dans le réel (3) qui illustrent le fort tropisme américain de leur auteur tout en nous faisant voyager dans des petits mondes singuliers.

Nous y suivons ainsi une jeune cueilleuse de coton dans un monde agricole encore imprégné du racisme hérité de l'esclavage, ou des bouviers menant leurs troupeaux du Rio Grande au Missouri. Nous accompagnons l'employé minable d'un Desert Burger rejoignant la caravane sordide où l'attend sa compagne obèse, ou les téméraires braqueurs d'une banque entraînant à leurs trousses la police fédérale. Et nous nous joignons avec dérision au journaliste infatué et condescendant venu interviewer un vieux chef indien imprévisible parqué dans une de ces expositions, de ces zoos humains dont l'Amérique fut friande jusqu'au début du XXème siècle...

1) Avec La vertu des paysans de Jean-François Rosecchi et Da parighji sin'à tè / de Paris jusqu'à toi de Philippa Santoni : trois livres remarquables dans des genres très différents

2) U maceddu di Sand Creek reçut le Prix révélation Timpesta en 2017

3) A partir de recherches historiques, d'images ou musiques marquantes, sans compter les carnets de ce voyage effectué en Amérique du Sud où l'auteur nota beaucoup d'observations et anecdotes …

 

 

A l'exception de deux d'entre elles nous emmenant sur les terres de la future Ecosse accaparées par l'envahisseur romain ou en Irlande durant la grande famine, ces nouvelles se déroulent dans différents états de l'ouest et du sud des Etats-Unis. Sans le moindre ordonnancement chronologique, elles nous font remonter de l'antiquité à l'époque actuelle en passant par la conquête de l'ouest ou la guerre de sécession, évoquant les années hippies ou la grande dépression …

S'il n'y a pas à proprement parler de thème unissant ces petits récits fictionnels, ils s'avèrent cependant hanté par la mort, par la guerre et ses massacres, par la violence et le goût du sang. Et ils se déroulent le plus souvent dans l'immensité écrasante de paysages gigantesques «sans un seul point de repère à taille humaine», dans cette nature indifférente où une vie d'homme est peu de chose : «Une vie venait de s'éteindre mais la nature qui l'entourait restait la même» (Go Khla Yeh, l'homme qui bâille).

Avec une prédilection pour les grands espaces arides balayés par les vents, accablés de ce soleil dont les rayons réduisent «en poussière les crânes et les eaux» et semblent assécher aussi le cœur des hommes, l'auteur nous y confronte à la tragique condition humaine : à la mort et au mal, à cette insouciance et cette innocence impossibles, à tous ces rêves engloutis.

Et d'emblée la nouvelle éponyme, d'une remarquable maîtrise, pose cette désespérante fatalité. Inscrivant une forte tension entre route rectiligne à l'horizon infini et cycle inéluctable de la répétition (4), elle nous introduit en effet dans un univers où tout est joué et où l'homme n'est rien.

«Il n'était qu'un homme, c'est à dire à peu près rien», commentera ainsi le narrateur de Wanted man. Et dans Brude d'au-delà les murs, déloger une épée plantée dans ses viscères ne se distingue pas d'extraire une pelle enfoncée dans la tourbe, l'homme semblant réduit à une matière organique comme une autre.

4) L'excipit rejoint ainsi l'incipit, reprenant le paragraphe initial à 2 minimes variantes près

 

Un monde d'hommes ayant perdu son humanité

Dans ce recueil où la jouissance de la domination et la haine objétise souvent l'ennemi, ou simplement l'autre – devenu parfois un reflet de soi-même comme dans Tumbleweeds et saguaros -, la violence appartient essentiellement aux hommes, tôt éduqués à combattre sans pitié, tôt dépossédés de leur innocence. Comme ce gamin du Colorado s'étant enrôlé pour chasser les Indiens dans Le massacre de Sand Creek, qui toute sa vie retournera au cauchemar de ce «fameux jour où il croyait devenir un homme».

Peu d'héroïnes dans ces nouvelles, la seule venant rivaliser avec les héros étant Paula Àngel, condamnée à être pendue pour avoir assassiné son amant qui voulait la quitter. La femme en effet y reste pour l'essentiel dans le registre de la tendresse et de cette douceur que «l'homme» de Utah, cette figure du mal semant la mort sur son passage (5), voit comme une menace :

«L'homme se sentait menacé par sa douceur. Il était aculé.»

D'une manière générale, les nombreux personnages secondaires féminins sont soit des victimes innocentes à l'instar des enfants, soit des figures en retrait :

«Chaque mère, chaque femme s'occupait de son homme», constate ainsi le narrateur de Brude, d'au-delà du mur.

Et si Abigail, la seule nouvelle réconfortante, éclaire cet ouvrage en nous parlant «des rêves et de l'insouciance de trois jeunes-femmes au printemps de leur vie», on perçoit néanmoins une menace omniprésente : on sait qu'il ne s'agit que d'une trêve éphémère.

5) Rappelant le personnage du tueur dans No Country for Old Men, le film des frères Coen tiré d'un roman de Mc Carthy,

 

La Lune consolatrice

Paradoxalement, dans ce monde cruel et indifférent où l'homme piétiné, réduit à néant, est souvent ravalé au rang de la bête, la lune semble parfois maintenir une pâle flamme d'espoir en l'humain : une timide lumière. Tout comme Cormac McCarthy s'attachait - dans La route notamment – à préserver cette petite flamme d'humanité, Nicolas Rey fait souvent de la lune, «astre pâle au regard attentionné», une sorte d'être spectral semblant refléter l'âme perdue des hommes.

Dans le dur récit initial où les hommes ne peuvent même plus être nommés, seule la Lune - arborant la majuscule du nom propre - semble éprouver de la compassion : «Des larmes dévalaient sur son visage blême». Une Lune personnifiée dont «la face penchée et triste» se pose délicatement «sur l'épaule brune pour la consoler ou la prévenir de ce qui l'attend».

Et la nouvelle Abigail, seule petite lumière de ce recueil, se passe justement en ce jour de juillet 1969 où le premier homme marcha sur la lune. Un vieux Noir, petit-fils d'esclave ayant beaucoup enduré des Blancs dans sa vie, n'y cache pas sa fierté de voir cet Américain blanc en fouler le sol : «Et ce soir je vois que des hommes de ce pays, des blancs, vont marcher sur la lune. (…) Et vous savez quoi ? Je suis putain de fier.»

La lune semble ainsi porter un rêve de réconciliation des hommes par delà toutes les horreurs.

 

Adoptant une narration classique très majoritairement au passé simple, Nicolas Rey déploie une belle écriture sobre et rythmée d'une grande puissance évocatrice qui intègre avec fluidité et clarté les dialogues (6).

Et le choix, pour toutes ces nouvelles, de la troisième personne, outre qu'il donne une certaine unité au recueil, apporte le recul nécessaire pour développer un point de vue très extérieur et non intimiste lui permettant de parcourir très cinématographiquement l'espace, d'avoir une vision d'ensemble et de saisir les mouvements : «La nuit tombée les vit qui marchaient entre les maisons en compagnie d'autres naufragés de la campagne»  (Le lac noir).

6) Dialogues signalés par l'adoption de caractères italiques et un simple retour à la ligne (sans tirets ni verbe introducteurs)

 

Une écriture très cinématographique 

L'auteur nous régale ainsi de plans d'ensemble avec parfois des vues en plongée saisissantes : «Du dessus elle apparaissait sous la forme d'un tas de guenilles et de chiffons (…) Autour d'elle, des dizaines d'autres femmes avançaient, de la même façon, avec les mêmes gestes, comme un peigne vivant gigantesque» (Abigail). Tandis qu'un corbeau perché sur sa ligne téléphonique observe «le cœur d'une ville qui était aussi petite qu'isolée au milieu des champs de maïs, dans une plaine qui semblait n'avoir aucune limite» dans Wanted man.

Il aime aussi mouvoir sa caméra comme Abigail balayant la salle du pub de son regard : «elle observa alors les autres tables, le barman qu'elle distinguait à peine derrière la fumée, le jukebox, puis revint à ses amies». 

Les décors, essentiellement extérieurs, apparaissent comme des tableaux, l'auteur se montrant attentif aux formes et aux couleurs (7) et jouant beaucoup sur l'orientation et l'intensité des lumières plus ou moins crues ou diffuses qui concourent à caractériser des atmosphères : lumière rasante du soir étirant les ombres à l'infini, lumière puissante de l'extérieur s'engouffrant dans la prison, lumière blanche de la télévision projetant par intermittence des ombres fixes sur les murs, lumière orange des clignotants se reflétant sur le sol du parking, gyrophares bleus et rouges balayant la route ...

Et la bande-son n'est pas en reste, recensant tant les crissements de pneus, les aboiements des chiens, crépitements du feu ou piétinements de sabots, grincements divers ou hurlements ..., et trouvant son apogée dans l'opposition de deux mondes au travers des chants traditionnels accompagnant les durs travaux des champs et des refrains actuels du jukebox dans Abigail.

7) Une palette colorée où, au delà des blancs et des noirs, dominent les rouges, que ce soient ceux de la terre, du feu ou du sang

 

 

La force du constat

Tout comme, s'attachant aux détails réalistes, l'auteur zoome sur les objets et surtout sur les vêtements, il décrit et énumère des faits précis  : «un soldat, dans le fond, au milieu des couvertures est en train de violer une indienne, il crie après elle et il la cogne. Un autre à sa droite, ouvre le ventre d'une femme enceinte avant de répandre au sol ses tripes et le foetus » (Le massacre de Sand Creek).

Et il se départit ainsi de toute subjectivité, de tout jugement, abolissant toute tentation de pathos, ce qui donne beaucoup de puissance à son récit.

Un constat purement objectif qu'il pousse étonnamment à son terme dans plusieurs nouvelles jusqu'à une sorte d'activation et d'autonomisation, de personnalisation de l'objet reléguant l'homme au second plan : «la haine s'accumulait sous le Stetson» (Utah)/ «une tranche de lard crépitait sur une pierre chauffée par les flammes, épiée avec envie par la troupe des bouviers» (Prairie sanglante)/ «L'imperméable beige se tenait face à elle» (Wanted man)/ «le cigare se promenait dans ses mains» (La pendaison de Paula Àngel)...

 

 

Une économie d'écriture des plus efficaces

Cette écriture très économe et suggestive s'avère d'une efficacité glaçante redoutable, surtout quand l'auteur décrit ces nombreux passages de vie à trépas sans jamais s'appesantir sur la mort.

«Elle expira bruyamment. Elle ne bougea plus et sa main relâcha la touffe d'herbe», se contente de dire le narrateur d'Utah lors de l'assassinat d'une des protagonistes, celui de Prairie sanglante ne s'avérant pas plus prolixe : «Elle respirait encore, Robert se précipita, la saisit par les épaules et sa chevelure glissa au sol.»

Et l'on retrouve cette extrême sobriété puissamment évocatrice dans Go Khla Yeh, l'homme qui bâille : «La robe blanche rougit instantanément et elle tomba face dans le bassin. Ses cheveux bruns se gorgèrent d'eau et s'assombrirent.» Ou dans Le Lac noir : «Mais ses yeux se fermaient chaque fois plus longtemps. Jusqu'au moment où il les ferma définitivement.»

 

Nicolas Rey possède ainsi non seulement un véritable univers et une capacité manifeste à imaginer des personnages et créer des atmosphères singulières mais un style bien à lui. Et nul doute que ce prometteur auteur trentenaire excellant dans la nouvelle a déjà acquis une maturité d'écriture lui permettant de s'aventurer à l'avenir dans des textes plus longs, s'il le désire.

 

 

 

 

 

 

 

 

Utah, Nicolas Rey, Òmara éditions, janvier 2022, 160 p.

 

A propos de l' auteur :

Né en 1988 à Porto Vecchio, Nicolas Rey a fait ses premières armes littéraires en langue corse, spécialement sur Internet. Son récit U maceddu di Sand Creek fut édité en 2019 dans le recueil collectif Tonu è Timpesta, issu de ces expériences.

 

EXTRAITS :

 

SOMMAIRE

Utah …...................................................................9

Abigail.................................................................. 25

La massacre de Sand Creek....................................45

Tumbleweed et saguaros....................................... 53

Prairie sanglante....................................................67

Go Khla Yeh, l'homme qui bâille..............................79

Brude d'au-delà du mur …......................................95

Wanted man.........................................................105

Le lac noir.............................................................123

La pendaison de Paula Àngel................................. 137

 

Utah

p.9

Il était la seule forme verticale à des kilomètres à la ronde. Le sable gris et blanc et les roches friables constituaient l'essentiel du paysage. La route noire rectiligne et les bandes jaunes et blanches qui la recouvraient étaient les seules traces de fantaisie. Ses santiags en peau d'alligator mordaient légèrement sur le bitume. Son jean brut se dressait bien droit au-dessus, jusqu'à une ceinture de cuir à la boucle démesurée. Un débardeur blanc était glissé à l'intérieur et une chemise froissée, avec une tache de sang dissimulée, était posée sur une épaule musclée et sèche. Les bords du Stetson plongeaient dans l'ombre la partie supérieure de son visage, ne laissant apparaître que les os saillants du menton et une bouche aux lèvres fines. Les mains dans les poches, la peau brûlée par le soleil, il attendait.

(...)

 

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Publié dans Micro-fiction, Recueil

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